Syrie : pour qui sonne le glas ?

Revue de presse du 2 au 8 septembre 2013 · Constater qu’un crime contre l’humanité a été commis en Syrie. Identifier impartialement ses auteurs. Réfléchir aux moyens d’appliquer le droit international. Envisager une action militaire contre le régime d’Assad — sachant qu’au moins deux des membres du Conseil de sécurité n’y consentiront pas. Sauvegarder sa politique intérieure en prêtant attention aux opposants d’une action militaire (ils sont majoritaires) sans s’aliéner ses partisans. Mettre un terme aux exactions d’un régime contre son peuple tout en préservant l’intégrité de la Syrie, la stabilité de la région et sa propre sécurité : rien qui s’oppose davantage. Tels sont les termes de l’équation proposée aux pays occidentaux, à peine rassemblés autour d’un président américain dont les vertus de prudence sont perçues comme autant d’incapacités à diriger une coalition internationale.

Réunion de crise sur la Syrie à la Maison Blanche, 31 août 2013.
Photo officielle de la page Flickr de la Maison Blanche, par Pete Souza.

Armes chimiques syriennes : des craintes anciennes

Depuis plusieurs années, le programme chimique syrien fait problème. Au moment du soulèvement révolutionnaire de mars 2011, l’inquiétude portait davantage sur le risque de voir cet arsenal finir entre de mauvaises mains plutôt que d’imaginer Bachar Al-Assad l’utilisant contre ses adversaires.

Le 27 mai dernier, le quotidien Le Monde indique que deux de ses reporters sont convaincus que des armes chimiques ont été utilisées dans la région de Damas1. Ils en décrivent les effets et citent des témoignages. Ce n’était pas la première fois que le journal français, ainsi que d’autres médias internationaux, attestaient de l’utilisation d’armes chimiques. Cette information est accueillie avec la plus grande prudence par les États occidentaux2. Mais elle alimente la « réflexion » occidentale sur la manière de réagir à ce qui est susceptible de constituer une violation du droit international3 et, plus généralement, sur la manière d’affaiblir, voire de déstabiliser, le régime syrien.

Le 13 juin, la Maison Blanche fait savoir qu’elle est convaincue que le régime syrien a utilisé l’arme chimique « à plusieurs reprises au cours de l’année écoulée et « à petite échelle »4. Le débat sur une aide militaire accrue à l’opposition syrienne oppose encore plus violemment partisans et adversaires d’une contribution en armes au bénéfice des adversaires d’Assad. À partir du 21 août, jour du massacre à l’arme chimique à l’ouest de Damas, il laisse place à une polémique encore plus passionnée : comment réagir face à ceux qui ont utilisé une arme que la communauté internationale a bannie ?

Massacre en Syrie et confusion diplomatique

Le 21 août dernier, des centaines de personnes sont tuées dans des attaques, vraisemblablement de nature chimique, dans la Ghouta orientale (ouest de Damas) à Jobar, Zamalka, Hazza et Ain Tirma.

Depuis cette date, depuis que la « ligne rouge » fixée par Barack Obama a été franchie5, la communauté internationale connaît un tohu-bohu diplomatique et médiatique où se croisent le droit international, la morale publique et privée, l’égoïsme des États et/ou des peuples, les politiques intérieures, la volonté de contribuer à la chute d’un régime longtemps détesté ou de défendre l’isolationnisme, l’interrogation sur le rôle des États-Unis dans l’ordre mondial. Mais aussi le doute sur la capacité d’Obama à s’affirmer en « leader du monde libre » ou encore les leçons tirées des interventions militaires occidentales en Irak, voire en Afghanistan, etc. Tout est utilisé pour imposer « sa » réponse à la question : pour quoi et pour qui intervenir ?

Plus de condamnations que de preuves

Dans les débats suscités par la tuerie dans la Ghouta orientale, il n’y a pas eu de hiérarchie dans la présentation du cas syrien. La rhétorique visant à affirmer la responsabilité du régime d’Assad a fait sans effort l’économie de la preuve. L’établissement des faits a été largement oublié. Les preuves se limitent pour le moment aux images des cadavres et des victimes enregistrées sur place. Réservées un temps aux membres du Congrès américain et aux dirigeants internationaux, distillées peu à peu au grand public, elles viennent d’être publiées dans le cadre d’une campagne de propagande visant à étayer les positions de l’administration américaine. Et à faire changer les opinions publiques largement hostiles à un engagement militaire6. Dans les pays occidentaux, les 2/3 des citoyens ne souhaitent pas une intervention militaire contre le régime syrien7,8,9,10.

Si la matérialité du massacre est évidemment avérée, ses auteurs ne sont pas encore identifiés. Le régime est une réponse naturelle. Quelques voix ont fait valoir que l’opposition détenait elle aussi des armes chimiques et aurait pu les utiliser, mais elles sont à peine audibles11. Les résultats des analyses effectuées par les experts de l’ONU envoyés sur place et par les services de certains États sont soit non conclusifs, soit n’ont pas été rendus publics. De toute façon, les quelques éléments révélés suscitent l’incrédulité. Des anciens des services de renseignement américains viennent d’écrire à leur président. Ils sont convaincus que les attaques dans la Ghouta orientale ne sont pas l’œuvre du régime. Les arguments offerts à Obama par son administration ne visent – affirment-ils — qu’à surprendre, « frauduleusement », son consentement comme cela avait été fait à l’époque de George Bush12. Le document publié par l’administration13 a été déconsidéré dès qu’il a été rendu public le 30 août, soit parce que sa démonstration n’était ni argumentée ni étayée par des preuves claires, soit parce qu’il s’appuyait sur des renseignements fournis par Israël pour lequel des frappes contre la Syrie présentent un intérêt certain14,15.

Dans cet espace qui va d’une quasi-absence de preuves quant à l’identité des utilisateurs à l’improbable autorisation de l’usage de la force par l’ONU, les convictions les mieux ancrées s’installent sans difficulté pour militer en faveur d’une intervention militaire. Elles relèvent plus de l’idéologie que de la raison. Elles sont d’autant plus inébranlables. Seul un élément extérieur pourrait les réduire.

Pour les interventionnistes, abondance de justifications ne peut nuire

Pour les uns, le nombre de 100 000 tués en Syrie depuis mars 2011 justifie à lui seul une action militaire contre le régime d’Assad16 ; la chose est d’autant plus facile qu’Assad a violé le droit international en utilisant des armes chimiques. Pour d’autres, il y va de la crédibilité d’Obama quand ce n’est pas pour « préserver » les négociations entre Israéliens et Palestiniens17. Assad a lancé un « défi à la conscience internationale et à la crédibilité de la direction du monde ». Les États-Unis doivent intervenir pour la « stabilité régionale, pour la sécurité nationale américaine et pour la sécurité mondiale »18. La Maison Blanche met en avant les « intérêts de la nation » et les « inquiétudes » du monde entier. Le président évoque la nécessité de « protéger les alliés » (des États unis) et les bases (américaines) dans la région. L’obligation de préserver les règles du droit de la guerre est parfois avancée. Au nom de « la responsabilité de protéger »19, le droit humanitaire reste la justification la plus utile pour décider d’une intervention extérieure. Même si elle a évolué depuis les conflits au Rwanda, en Bosnie ou au Kosovo, la notion permet des interprétations multiples. Mais c’est probablement le « Assad doit payer ! » qui reste la motivation la plus forte pour agir, non seulement pour ce qu’il fait subir à son peuple depuis mars 2011, mais aussi pour ses actions antérieures, ou son équivalent, « Assad doit être puni », selon la formule du président américain20.

L’éléphant de George Orwell

Le président américain est contesté. Lui qui a désengagé l’Amérique de deux guerres se retrouve au cœur d’un faisceau de contradictions. Il est sommé de repartir au combat, conscient que son intervention pourrait déclencher une guerre régionale au Proche-Orient. Il se retrouve dans la position de George Orwell qui n’avait aucune raison d’abattre l’éléphant, mais qui a été contraint de le faire parce que la foule l’exigeait21 .

Se donnant un peu de temps, le président a demandé aux représentants américains de prendre position. Il n’était pas dans l’obligation de le faire. Il l’a fait pour marquer sa distance entre lui et la possibilité de décider de frappes militaires. Il a confirmé cette position lors de son passage à Stockholm lorsqu’il a indiqué que ce n’était pas lui qui avait fixé une ligne rouge, mais « le monde » et le Congrès qui a ratifié les textes internationaux sur l’usage des armes chimiques. On comprend sa prudence, mais il avait bien parlé de « ligne rouge » le 20 août 2012. Sa décision de consulter le Congrès est largement perçue comme un signe de faiblesse, voire une reculade historique aux États-Unis et en Israël22. Le président ne pourra indéfiniment résister aux appels de ceux qui souhaitent le voir agir. Seul un événement diplomatique qui viendrait de Syrie (Assad acceptant une « transition »), de Russie (qui s’engagerait à contrôler ou à démanteler l’arsenal syrien non conventionnel) ou d’Iran (qui jouerait les médiateurs improbables) pourrait retarder son bras armé et l’empêcher d’abattre l’éléphant.

Le Comité des affaires étrangères du Sénat a approuvé une résolution autorisant une action militaire à une faible majorité (10 pour, 7 contre, 1 abstention), mais rien n’est acquis pour Obama au Congrès qui ne manquera pas de corseter ses projets. Il lui est surtout reproché d’être incapable de défendre son dossier et d’argumenter au-delà de « l’outrage » fait à la légalité et à la « morale internationale » par le régime syrien23. Surtout, ses objectifs ne sont pas clairs, ce que lui reprochent ceux-là mêmes dont il a demandé le soutien, les membres du Congrès.

Il dénonce la ligne rouge franchie par Assad, mais se sent tenu de croiser, lui aussi, celle qui sépare une intervention militaire acceptée par l’ONU et une intervention non autorisée par les Nations unies. John Kerry a beau tenter de faire valoir à la commission des affaires étrangères du Sénat que le président ne sollicite pas une déclaration de guerre, personne n’est dupe de cet euphémisme24. Tout missile est une arme de guerre, pas seulement une « arme d’action ».

Le président américain teste l’opinion américaine. Oui à une action militaire, défend-il, mais limitée à une cinquantaine de cibles, promet-il. L’objectif affiché n’est pas de faire tomber le régime, fait-il savoir, mais de lui retirer sa capacité à utiliser les armes de destruction massive, ce qui suppose des frappes de missiles de croisière du type Tomahawk25,26. Les sondages ne bougent pas pour autant, toujours aussi défavorables à un engagement américain. Le président sait que le soutien du Congrès est gagnable s’il limite son plan de campagne en durée et en importance. Mais il n’ignore pas qu’une action militaire réduite pourrait ne pas avoir d’impact significatif sur les forces militaires syriennes et sur l’attitude d’Assad. Beaucoup craignent deux échecs à la fois, l’un militaire en Syrie, l’autre politique dans sa bataille contre les membres du Congrès. Son cas de conscience est d’autant plus grand que le régime syrien a probablement déplacé des équipements, des services et des hommes vers des centres de population appelés à jouer le rôle de boucliers humains.

Le président dit constater un ralliement de plus en plus important autour de son programme, à la fois aux États-Unis et dans la communauté internationale. La réalité n’est pas si évidente. Il est probable que les législateurs américains accepteront le principe de frappes, mais ce sera dans un cadre qu’ils auront défini avec précision. Au plan international, il reste isolé. Seule la France ne lui a pas manqué jusqu’ici parmi les pays occidentaux27.

La problématique d’une action militaire a été l’occasion de discuter du rôle international des États-Unis, mais surtout de la capacité de leur président à être le garant de la sécurité internationale. Obama a reçu son lot de qualificatifs. Tour à tour il aura été l’interventionniste contrarié ; le chef des armées qui se contentera de n’envoyer qu’un coup de semonce en direction d’Assad (selon ses propres dires, il est vrai) ; « Hamlet sur le Potomac » ; « le soi-disant commandant en chef » (par Rumsfeld, un connaisseur) ; celui qui envoie un mauvais signal aux dictatures iranienne et coréenne (message de l’opposition syrienne depuis Istanbul), sans épine dorsale ; qui par ses « hésitations » rend encore plus improbables des frappes contre l’Iran (Amos Harel, Ha’aretz, Israël) et qui va achever de convaincre le premier ministre israélien qu’Israël doit compter sur lui-même dans la défense de sa sécurité ; qui sera perçu par les pays arabes comme un président « faible, hésitant et tergiversant » (Israël), ou, en vue de sa décision à intervenir, celui qui va déclencher une « agression contre les Arabes et la nation islamique » (université d’Al-Azhar, Le Caire) ; qui marque le « recul historique » des Américains (Al Thawra, journal officiel syrien) ; et à Téhéran, comme très souvent, celui qui aura cédé au « lobby sioniste », etc.

Quoi qu’Obama fasse, il aura tort.  

1Jean-Philippe Rémy, « Guerre chimique en Syrie - Sur le front de Damas », Le Monde.fr, 27 mai 2013.

2Natalie Nougayrède, « Syrie : une arme chimique aurait été employée à Homs », Le Monde, 19 janvier 2013.

3Le Protocole de Genève est un traité multilatéral interdisant l’usage d’armes chimiques. Daté de 1925, il est entré en vigueur le 8 février 1928. Il ne prévoit aucun mécanisme international de vérification. Le gouvernement français en est le dépositaire. La Convention sur les armes chimiques a été ouverte à la signature le 13 janvier 1993. La Syrie ne l’a pas signée. Voir le site de l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques.

4Dana Hughes, Z. Byron Wolf, « Mary Bruce, US Confirms Syrian Government Used Chemical Weapons », ABC News, 13 juin 2013.

5La ligne rouge mentionnée par Obama le 20 août 2012 sépare l’usage licite ou illicite des armes utilisées dans les conflits. Les armes chimiques étant interdites par le droit international, leur usage est passible de réactions de la part des institutions internationales et des États ayant signé et ratifié les conventions s’y rapportant. Lire l’intervention du président américain sur ce thème, le 20 août 2012.l

11Yossarian2009, « Syrian Civil War : 21-August Chemical Attack », The Pianosa Chronicle, 6 septembre 2013.

12Veteran Intelligence Professionals for Sanity (VIPS), Consortium News, September 6, 2013.

16Asa Winstanley, « Inventing a genocide as pretext to bomb Syria », The Middle East Monitor,6 août 2013.

17Jonathan Freedland, « Enough of playing Hamlet : Obama needs to act now », The Guardian, 3 septembre 2013.

18Michael Scherer, Alex Altman, « Q&A : Nancy Pelosi Talks About Syria With TIME », Time, 5 septembre 2013.

20Roger Cohen,« Make Assad pay », The New York Times, 29 août 2013.

21George Orwell, Shooting an elephant (1936). Extrait : « Chaque fois qu’il y a une crise, l’homme blanc doit accomplir ce que les autochtones attendent de lui ».

22Mark Sappenfield, « Syria strike delay : Does it make Obama a ’weak president’ ? », DC Decoder, 2 septembre 2013.

23« Obama on the Verge of Being Handed a Major Defeat on Syria », Naked Capitalism blog, 5 septembre 2013.

24Rich Lowry, « War by euphemism », Politico, 5 septembre 2013.

25David E. Sanger, Eric Schmitt, « Pentagon Is Ordered to Expand Potential Targets in Syria With a Focus on Forces », The New York Times, 5 septembre 2013.

26Les missiles Tomahawk peuvent être lancés à partir de navires distants de 1000 miles de leurs cibles.

27« La mise en garde d’Assad à la France », Le Figaro, 3 septembre 2013.

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