Quel regard porte-t-elle sur la « crise syrienne » ? Quels sont les rapports de force sur le terrain entre les acteurs du conflit ? Quelles seraient les conditions favorables à une sortie de crise ? Telles sont les questions posées à Bassma Kodmani au début de cette rencontre dans les locaux de l’iReMMO.
« Est-ce qu’on s’en sortira ? En tant que Syrienne, c’est surtout la recherche de solutions qui me mobilise, qui me motive et qui m’occupe », commence-t-elle, avant d’ajouter que pour y réfléchir utilement, il faut avoir une vision claire de l’état actuel de la situation des forces en présence.
Depuis trois ans, on assiste à un combat entre le régime de Bachar Al-Assad, un mouvement de résistance au départ pacifique qui s’est militarisé, l’Armée syrienne libre (ASL) et le (désormais) auto-proclamé « État islamique »1. Ce groupe a gagné en un an un terrain considérable et occupe au moins un quart du territoire syrien. Comment a-t-il pu s’étendre de la sorte ? Le mois de septembre 2013 est une date-clé dans le conflit parce que les cartes des forces en présence ont été redistribuées lorsqu’ il a été un temps question, pour les États-Unis et la France, de riposter par des frappes aériennes à l’utilisation d’armes chimiques par le régime Assad et qu’il ne s’est finalement rien passé. Sinon que le régime, à l’abri des représailles, a repris le contrôle de certaines zones, lancé quelques grandes offensives qui ont privé l’ASL de sources d’approvisionnement, de voies de communication et reconquis certaines poches importantes. Pendant ce temps, et sans être le moins du monde inquiété, l’Organisation de l’État islamique (OEI) commençait à grignoter du territoire de façon substantielle.
Une véritable armée
Entre janvier et mai 2014, l’ASL repousse l’OEI hors de zones importantes dans le nord du pays. Le mouvement se replie sur l’Irak et y trouve des appuis au sein d’une communauté sunnite frustrée du sort qui lui était fait par le régime de Nouri Al-Maliki. Des appuis, mais surtout des ressources considérables : de l’argent, des zones pétrolières, des raffineries de pétrole et des dépôts d’armes très importants, contenant entre autres des armes anti-aériennes. Et revient en force en Syrie.
L’ASL n’est plus en mesure de combattre un mouvement devenu une véritable armée. Le régime, de son côté, ne fait absolument rien contre cette organisation. Les colonnes de blindés de l’OEI passent sans subir le moindre dommage, alors que des barils de TNT sont lancés en permanence contre la population syrienne.
Une coalition internationale décide alors de frapper, par des campagnes aériennes principalement, et essentiellement en Irak, car la Syrie est considérée comme un théâtre secondaire, les États-Unis estimant que seul le sort de l’Irak est sous leur responsabilité. « Barack Obama, aussi réticent soit-il, sait que la situation irakienne, c’est son problème. Et que la situation syrienne, il peut encore essayer de ne pas en faire son problème », note Kodmani. La stratégie de Washington est donc exclusivement définie par rapport à l’Irak, même si la Syrie en subit les éclaboussures.
Pendant que la campagne aérienne contre l’OEI a lieu en Irak et déborde en Syrie (en particulier à Kobané), le régime triple l’intensité de ses bombardements des forces de l’ASL et des zones civiles. Dans la communauté internationale, on est à la fois dans le non-dit et le court terme : il faut combattre militairement l’OEI, l’ennemi public n° 1. Militairement seulement, car aucune activité diplomatique n’est employée pour chercher en parallèle une solution politique pour la Syrie, où Bachar Al-Assad, l’ennemi n° 2, est considéré comme jouant un « second rôle ».
Le régime Assad est-il un rempart contre l’État islamique ?
Pour la politologue, l’absence de projet politique est l’aspect le plus étonnant dans cette crise. Il faut pourtant impérativement en construire un, autant pour mettre toutes les parties au défi d’y participer ou d’être combattues que pour permettre aux forces de l’opposition de s’unir. Et il doit être absolument construit avec la coopération de la Russie et de l’Iran. La formule politique est trouvable. Pourquoi n’existe-t-elle pas ? Il y a peu d’explications, sinon qu’on a sous-estimé la gravité de cette crise, et que par conséquent les efforts diplomatiques nécessaires n’ont pas été déployés. Il faut pourtant, insiste-t-elle, « mettre en jeu du capital politique pour aller voir les Iraniens, les Russes. Les dénoncer tous les matins en disant que ça continue à cause d’eux », qu’ils en tirent bénéfice sans rien céder en échange et que l’on ne peut plus continuer ainsi. Au lieu de cela, on laisse flotter cette « vague perspective d’une collaboration illusoire avec le régime Assad qui serait le seul à avoir la capacité de combattre Daech. »La Russie continue de bloquer au Conseil de sécurité de l’Onu la moindre initiative, fût-ce la mise en place d’un corridor humanitaire. L’Iran, quant à elle, est devenue le véritable acteur sur le terrain, où ses officiers conseillent et décident le plus souvent des actions militaires.
Or, plus le régime Assad, à bout de souffle et de plus en plus contesté de l’intérieur — y compris par les alaouites — dure, plus les institutions et les capacités sécuritaires se désintègrent. Si le dernier rempart que constitue l’armée syrienne s’effondre parce qu’il y aura eu un mouvement massif de défections ou qu’elle s’éparpillera en bandes qui prendront en quelque sorte le maquis, il n’y aura tout simplement plus de Syrie.
Pour reconstruire de la stabilité, il faut compter avec une opposition « malheureusement » elle aussi affaiblie, éclatée, fragmentée, même si on observe des tentatives de ralliement à l’ASL de la part de groupes islamistes jusqu’ici missionnés par leurs commanditaires du Golfe pour défendre le projet d’un État islamique. Les groupes locaux, qui se sont construits sur la défense d’un territoire, d’un quartier, d’un village... sont, eux, dans l’attente d’une stratégie nationale qu’ils ne peuvent pas inventer seuls. Là encore, l’opposition n’a pas de plan militaire digne de ce nom, c’est-à-dire qui inclurait la stabilisation et la sécurisation des zones libérées et qui serait partie prenante d’un projet politique à moyen terme. Quant à l’opposition politique, qui a pourtant besoin de peu d’argent pour s’organiser, elle n’a jusqu’ici pas été capable de construire des institutions alternatives qui inspirent confiance, ni de se constituer en partenaire crédible. Sa faiblesse est endémique.
La crise de la « politique arabe »
L’Organisation de l’État islamique sera écrasée. Elle n’a aucun soutien dans la population. « Le mouvement de Daech n’est rien d’autre qu’un cancer qui s’étend là où il y a du vide. (…) Dès qu’il y a des institutions, de la gouvernance, une forme quelconque d’organisation, il est rejeté. Il n’est qu’un problème sécuritaire », conclut-elle au terme de son exposé.
N’y a-t-il donc plus de politique arabe ?, demande une personne dans le public, faisant allusion à la France. Sa réponse est claire : il y a effectivement une perte de vision d’ensemble de cette région, qu’on ne veut plus voir qu’en termes de conflits religieux et sectaires. « Je ne sais plus quel représentant d’un parti politique me disait l’autre jour : “notre projet pour l’année qui vient, c’est une grande conférence sur les minorités au Proche-Orient”. Je lui ai répondu : “je vous en supplie, demandez aux Irakiens, ils ont tous envie d’être ensemble. Ils font des communiqués en disant qu’ils sont tous irakiens. Les Syriens, les Yéménites font la même chose. Écoutez les sociétés ; arrêtez de leur dire qu’ils sont chrétiens, sunnites, druzes ou chiites !” »
La « politique arabe » de la France semble appartenir désormais à une époque révolue. Le monde arabe continue pourtant d’exister. Mais dans dix ans, conclut-elle, si on persiste dans cet aveuglement, la prophétie de la fragmentation régionale s’auto-réalisera sans plus aucune chance de stabilisation, sur fond de petites guerres permanentes. Sans vision d’ensemble et sans plan politique, « on est dans un schéma de désintégration à l’infini. Une descente aux enfers. (…) Parlons plutôt d’un espace démocratique. Comme partout dans le monde, les Syriens aspirent à la dignité, à la démocratie, à la paix, aux libertés fondamentales et à la citoyenneté. »
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1Da’esh (Daech) signifie « État islamique en Irak et au Levant » en arabe الدولة الاسلامية في العراق والشام ad-dawla al-islāmiyya fi-l-ʿirāq wal-shām mais connoté négativement. On l’appelle aussi parfois État islamique en Irak et en Syrie. Acronymes anglais : ISIS, ISIL ou IL.