L’art sert à exprimer la réaction des artistes syriens contre la guerre, c’est leur acte de résistance ; en même temps, il a une fonction thérapeutique face à la folie meurtrière. Si l’exil apaise les artistes et les éloigne du danger physique, la plupart restent moralement attachés à la cause démocratique et s’attachent à transmettre la voix étouffée de leur peuple. C’est donc sans surprise que la violence occupe largement les récentes créations artistiques syriennes, tous médias confondus. Au cinéma elle est présente dans Eau argentée d’Oussama Mohammed (2014), dans Of Fathers and Sons de Talal Derki (2017) et irrigue Le Goût du ciment de Ziad Kalthoum (2018) ; elle s’exprime dans la photographie avec Muzaffar Salman ou Ammar Abd Rabbo. Dans toutes ces créations, la violence apparaît à travers des images directes et parfois brutes, avec l’exposition de cadavres, de corps mutilés, nus ou couverts de sang, ou au travers de clichés montrant des quartiers en ruines, des chars de guerre ou des militaires en armes. Dans le domaine des arts plastiques, la violence se manifeste souvent d’une façon plus profonde, puisant ses racines dans l’histoire de la Syrie, tenue depuis cinquante ans sous la férule de la famille Assad.
« Exprimer la profondeur de l’âme »
On retrouve les mêmes procédés plastiques chez plusieurs artistes syriens contemporains, dont beaucoup sont éparpillés aux quatre coins du monde. Dans le langage visuel, la violence s’exprime plus à travers les couleurs, les lignes et le traitement des formes qu’à travers les thèmes ou les sujets traités. Pour illustrer ce propos et l’affiner, voici trois artistes syriens qui s’attachent ainsi à montrer que le dessin peut exprimer la profondeur de l’âme et de sa psychologie : Mohamad Omran avec Un monde d’hommes, Omran Younis par les cactus de sa constellation Cris, et Walid El-Masri avec L’enfant. Pour eux, le dessin, plus que les autres formes d’expression artistique, a cette capacité d’exprimer la violence, car il met le geste de l’artiste en contact pur et direct avec le support, ce qui permet d’éviter d’autres processus complexes qui peuvent parasiter l’expression spontanée.
Dans Un monde d’hommes, qui a fait l’objet d’une exposition à Périgueux en mai 2018 dans le cadre du festival Printemps Ô Proche-Orient, Mohamad Omran met en scène des foules de personnages qui dominent et étouffent l’espace, dépassant agressivement le cadre du tableau. Leurs corps dessinés en lignes sévères, parfois géométriques, se bousculent et se croisent. On y voit des pieds et des jambes perforant des visages, tous affublés de lunettes noires cachant une identité devenue en soi terrorisante, référence aux agents de renseignement du régime qui surveillent les moindres faits et gestes des Syriens.
La série Cris d’Omran Younis a été exposée jusqu’au 3 août 2018 à la galerie parisienne Europia. Ses cactus occupent toute la surface du tableau, faisant allusion à la destruction totale des champs de figuiers de barbarie du quartier d’Al-Mazzeh à Damas depuis 2012 par le régime. Le choix de cette plante épineuse n’est pas simplement esthétique, il a aussi valeur symbolique. Chez Younis, les feuilles de cactus ressemblent à des mains et des pieds. Elles sont tracées par des hachures au crayon ou à l’encre noire, avec des traits qui tantôt explosent dans tous les sens, tantôt plongent dans le rouge et s’entremêlent de façon chaotique, évocatrices des ruines qui jonchent le pays aujourd’hui.
Cette structure d’entassement qui domine chez Omran et Younis disparaît complètement dans la série de Walid El-Masri. Ses enfants, dont la peau revêt des couleurs très crues, flottent seuls dans le vide. L’absence totale de repères temporels et spatiaux révèle l’aversion de l’artiste envers ce pays violé et complètement ruiné. Il isole ainsi l’enfant de l’agressivité. Le sourire effrayant de ces êtres fragiles, leur regard calme et hypnotique, nous renvoient avec brutalité à notre propre sentiment de culpabilité. Ils sont dans une situation identique à celle de ces générations d’enfants syriens au destin incertain.
La culture contre la guerre
À l’école syrienne, tout mode d’expression direct est banni dès l’enfance. À l’époque de la formation de ces artistes, l’expression de soi était systématiquement proscrite. Jusqu’en 1998, les enseignants avaient le droit de frapper les élèves (ce dont ils ne se privaient pas, souvent de manière très agressive), et la tenue militaire était obligatoire jusqu’en 2000. Les méthodes d’éducation ne permettaient aucune sorte de liberté d’expression. De l’école élémentaire au lycée, pas question d’exposer une quelconque recherche individuelle, un travail, un point de vue ou même d’exprimer une interrogation personnelle. Le portrait de Hafez Al-Assad figurait sur tous les cahiers scolaires et il était strictement interdit de les jeter dans la poubelle, au point que la plupart des gens les brûlaient pour éviter les ennuis.
Aujourd’hui encore, l’appartenance au parti Baas est une obligation pour les enseignants et les élèves, et ceux qui refusent risquent d’être arrêtés pour déloyauté et tout au moins d’être placés sous la surveillance de la police. L’architecture et l’équipement mêmes des établissements scolaires, du collège au lycée, renvoient à la prison ou la caserne avec leurs fenêtres équipées de barreaux en métal noir.
Sous ce régime de parti unique, la société continue de subir la peur, l’humiliation et la torture. C’est cet effroi silencieux que l’on retrouve au cœur des œuvres de Walid El-Masri, Omran Younis et Mohamad Omran.
Mettre fin à la violence du régime et de l’organisation de l’État islamique (OEI) qui ravagent la Syrie depuis 2011 est une responsabilité collective. L’une des premières tâches à mener est de favoriser les activités culturelles pour reconstruire une liberté intérieure. Dans sa correspondance avec Albert Einstein intitulée « Pourquoi la guerre ? » (Rivages, 2005 ; p. 65), Sigmund Freud écrivait : « Tout ce qui travaille au développement de la culture travaille aussi contre la guerre. »
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