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Tania Saleh chante et dessine les jeux d’enfants

En ces temps de génocide et de destruction au Proche-Orient, Jeu d’enfants de Tania Saleh arrive comme une pulsion de vie au milieu d’un paysage dominé par la mort et la souffrance. Une œuvre — car il ne s’agit pas juste d’un album musical — dédiée aux enfants, sans concession sur le plan artistique.

L'image montre une femme se tenant sur un balcon, tenant un panier dans ses bras. Elle semble contemplative, regardant au loin. Le balcon est décoré de plusieurs plantes et herbes suspendues. Un parasol en toile protège en partie la femme du soleil. L'image est en noir et blanc, ce qui lui donne une atmosphère nostalgique et mélancolique.
Beyrouth, 2014. L’artiste Tania Saleh
Elie Fahed / Facebook

Cela fait plus de 20 ans que Tania Saleh est devenue un visage incontournable de la scène alternative arabe, plus précisément depuis son album Al-jil al-jadeed (La nouvelle génération), sorti en 2002. Depuis, elle a multiplié les expériences, entre le cinéma (chansons des films Caramel et Maintenant on va où ? de Nadine Labaki), les rythmes de bossa nova dans Few Images (2014) ou les textes engagés mêlés aux accents électro dans Intersection (2017).

En choisissant de chanter pour les enfants avec Jeu d’enfants, l’artiste libanaise s’inscrit dans une certaine tradition de chanteurs alternatifs arabes qui ont mis leur talent au service d’un répertoire que l’on a tort de considérer comme mineur1. Si certains, comme Marcel Khalifé et Oumayma Al-Khalil ont fait, également pour ce genre de morceaux, des choix très politiques (« Tefl w teyyara » — L’Enfant et l’avion —, « Lewlad w el-dhib » — Les enfants et le loup —, album At the Border, 1980), d’autres artistes comme les Palestiniens Rim Banna (April Blossoms. Songs from Palestine, 2009) ou plus récemment Faraj Suleiman (Faheem, 2021) ont contribué à démocratiser l’idée que les enfants méritent, eux aussi, l’attention des artistes professionnels.

Un album à écouter… et à voir

Conçu à une période où la musique s’est dématérialisée, Jeu d’enfants est à la fois un album et un objet. L’opus musical constitué de 10 chansons en arabe libanais, créations originales de Tania Saleh, sort le 11 novembre 2024 sur toutes les plateformes musicales connues. Il est d’ores et déjà annoncé sur YouTube par les premiers clips sous forme de films d’animation. Quant à l’objet — à la fois livre de coloriage et livret d’album contenant les paroles des chansons et leurs traductions en français et en anglais —, il sera disponible avant les fêtes de fin d’année, avec une soirée de lancement prévue à Beyrouth et que l’artiste espère maintenir, malgré l’agression israélienne.

Tania Saleh a fait l’école des Beaux-arts et a eu une vie de graphiste avant d’être tentée par la musique. Soucieuse de l’univers visuel de ses albums, elle les a toujours accompagnés par un travail créatif original, en photo, en dessin ou en graffitis. Durant la production de son album Intersection, elle a notamment mis en avant cet art de rue qui a connu son âge d’or dans le monde arabe au moment des révolutions arabes. Dans Jeu d’enfants, un fil rouge relie la musique et le livre : les dessins de l’artiste, des aquarelles faites à la main qu’elle scanne et anime par la suite pour en faire les vidéos des chansons. Certains de ces dessins sont proposés en version noir et blanc pour le coloriage. Elle explique :

L’idée est de pouvoir écouter la musique de la manière la plus accessible possible sur son téléphone, mais d’avoir un objet avec lequel je peux créer un lien avec les enfants, notamment dans les rencontres qui auront lieu dans les camps de réfugiés par exemple, au Liban et ailleurs.

Tania Saleh - Wahsh Kbeer | وحش كبير - تانيا صالح - YouTube

Une double lecture

Jeu d’enfants, premier album que l’artiste enregistre à Paris depuis son installation dans la capitale française en 2022, est un projet de longue date qui a été précipité par les événements. Tania Saleh nourrissait depuis longtemps l’idée d’un album pour les enfants libanais à l’intérieur du pays et dans la diaspora, mais le 7 octobre 2023, le génocide et les massacres qui s’en sont suivis sont passés par là :

J’ai un album déjà prêt pour les adultes, mais ce n’était pas le moment pour moi de parler avec les grands. Je voulais faire quelque chose pour les enfants, que quelqu’un pense à eux avec tout ce qui se passe, toute cette destruction qu’ils subissent. Il ne faut pas leur mentir, faire comme si de rien n’était, mais les couleurs, les dessins sont là pour leur dire que toute cette guerre va se terminer.

De fait, les chansons oscillent entre les incontournables du répertoire pour enfants — l’alphabet, les jours de la semaine, la berceuse —, mais permettent une double lecture où l’histoire et l’actualité de la région — Liban, Palestine — est bien présente. Ainsi en est-il avec le morceau « El Jar » (Le Voisin), racontant dans un rythme effréné l’histoire de cette maison qui brûle tandis que l’homme qui l’habite est absent et que « la clé est dans sa poche ». Une référence subtile aux clés que les Palestiniens, chassés de leurs terres depuis la Nakba, emportent avec eux, avec l’espoir de pouvoir jouir un jour de leur droit au retour. On devine aisément aussi l’identité de ce « Grand monstre » de la 7e piste qui « attaque les maisons des villages et brûle les oliviers », et qui prend dans le clip la forme d’une botte militaire géante. L’hommage aux Gazaouis est plus explicite dans la chanson « Dawwi » (Brille) dédiée « avec beaucoup d’amour à l’ingénieur Houssam Al-Attar », un enfant de Gaza déplacé avec sa famille. Il a été surnommé « le Newton de Gaza » pour avoir réussi, en utilisant l’énergie éolienne, à ramener de l’électricité dans les tentes des déplacés.

L'image représente une jeune fille devant une énorme botte. Elle porte une tenue colorée avec des pois et une écharpe rouge. La botte est disproportionnée par rapport à elle, avec une texture grise et des lacets. Un long morceau de tissu ou de caoutchouc sort de la botte, donnant l'impression qu'elle s'anime. La fille semble déterminée, levant le pied pour frapper la botte. Le fond est simple, avec de l'herbe verte. Cette illustration donne une impression ludique et fantaisiste.
Big Monster, aquarelle, 2024
Tania Saleh

Ni dénigrement, ni autarcie

Les morceaux de musique comme le livret mettent en avant un savant mélange fait de références mythologiques ou historiques phéniciennes, de valorisation de la langue arabe — notamment auprès des enfants de la diaspora libanaise dans les pays non arabophones — et de références à des classiques occidentaux, comme le morceau de Mozart « Douze variations sur "Ah ! vous dirais-je maman" » (repris en mélodie pour l’alphabet ou avec le morceau « Twinkle Twinkle Little Star »), ou la référence à la fable de « La Cigale et la fourmi » dans le clip de la chanson « Moussiqa » (Musique). « Je veux montrer à nos enfants que, bien sûr, on peut reprendre des choses de la culture occidentale, qui a sa richesse, mais nous aussi on a de belles choses dont on doit être fier. Ce n’est pas exclusif. »

En donnant aux enfants à écouter des chansons faites de vrais textes et d’une composition et d’une distribution musicale professionnelle, avec une part belle aux solos d’instruments, Tania Saleh espère apporter sa pierre à une certaine forme d’éducation musicale, où les accords majeurs et mineurs de la musique occidentale se mêlent aux quarts de tons de la musique arabe. En feuilletant le livret de Jeu d’enfants, on tombe sur une curieuse inscription en lettres phéniciennes : « Cela veut dire "Amour et paix". » Que souhaiter de plus pour les enfants de la Palestine et du Liban ?

1Plusieurs morceaux pour enfants sont par exemple devenus des classiques de la musique jazz, comme l’air de «  Someday My Prince Will Come  » ou «  Un jour mon prince viendra  » du film d’animation Blanche-Neige et les sept nains de Disney (1937), qui sera repris par Miles Davis et donnera son titre au septième album éponyme (1961) du musicien américain.

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