Ils sont trois, mais ils sont tout un peuple. Il y a d’abord Abou Qays. Dix ans qu’il a quitté sa terre, ses plants d’olivier et son village de Palestine tombé « en une nuit » « aux mains des juifs », dix ans qu’il s’est installé à des milliers de kilomètres dans une « baraque infâme », en Irak. Il n’a rien oublié :
La terre humide. Sous son corps. Comme un cœur fatigué. Un souffle de vie, du grain de sable à la plus infime partie de son être. Cette palpitation… Il était encore là-bas quand il l’a perçue pour la première fois : le cœur de la terre, qui, du plus profond des ténèbres, cherche à se frayer un chemin vers la lumière. Un jour, il en a même parlé à son voisin, avec qui il exploitait le champ là-bas sur cette terre qu’il a quittée il y a dix ans. Mais il s’est moqué de lui :
« C’est le bruit de ton cœur, le tien, que tu entends ! »
Abou Qays rêve : sûr qu’il y a des rues de l’autre côté du Chott al-Arab, au Koweït, et même des avenues, avec des enfants qui courent entre les arbres. Son ami Saad y est allé travailler et est revenu avec de l’argent plein ses poches. Qu’est-ce que tu attends ? lui dit-il. « Basra regorge de passeurs, ils te feront traverser en fraude, par le désert… ». Il dit qu’il est vieux, qu’il n’est plus rien, mais il espère pouvoir renvoyer Qays à l’école, et peut-être acheter un plant d’olivier ou deux, et puis construire une petite maison en pierre, quelque part.
À Bassora1, il y a aussi Asaad, venu de Ramallah dans ce qui était alors la Jordanie, d’abord dans le camion d’Aboul-Abd, puis à pied en contournant la station de pompage H4 sur l’ancien oéloduc de Kirkouk où était situé le poste-frontière jordanien.
Le tour de H4 ! Il l’a fait sous un soleil de plomb. Les tertres jaunes, les dunes aux mols arrondis, il les a tous escaladés, en traînant les pieds dans le sable, comme quand on hale un bateau sur la plage. Les étendues de caillasse, il les a toutes traversées. Il était seul au monde… Tu te souviens de la prison de Jafr, en plein désert jordanien ? Tu ne crois pas que c’était pire ? Tu parles ! Le désert est partout le même…
Abdoul Abd — « ce salaud », qu’il aille au diable ! -– l’a abandonné à la frontière irakienne et il a dû faire du stop pour arriver à Bagdad. Son expérience l’a rendu méfiant envers les passeurs ; il n’entend pas lâcher si facilement les dinars qui lui restent, empruntés à son oncle d’Amman qui lui demande d’épouser sa fille Nada en échange.
Marwan est le troisième homme, ou plutôt un enfant de 16 ans à qui revient la responsabilité d’aider sa mère depuis que le père l’a répudiée pour en épouser une autre. Jusque là, c’était le frère aîné, Zacharia, qui envoyait tous les mois de l’argent du Koweït. Mais Zacharia s’est marié à son tour et n’a plus donné de nouvelles depuis.
La réalité c’est que son père est parti… Parti. Comme Zacharia, qui lui a envoyé une petite lettre après son mariage, pour lui expliquer que maintenant c’était son tour, à lui Marwan, qu’il fallait qu’il quitte cette stupide école où l’on n’apprend rien et qu’il se jette à l’eau comme les autres. (…) Zacharia ne se voyait pas travaillant pendant dix ans pour la famille, pendant que Marwan aurait continué à aller à l’école, comme un gosse… Et en plus il voulait devenir médecin !
Abou Qays, Asaad et Marwan se rencontrent à Bassora, chez un passeur du nom d’Aboul-Khaizaran, un autre Palestinien, chauffeur d’un camion transportant habituellement de l’eau dans une citerne. Le prix et les conditions du paiement (après le passage) sont âprement négociés par Asaad qui exige de savoir comment les choses vont se dérouler. Alors Aboul-Khaizaran explique : « cinquante mètres avant le poste frontière de Safwan vous descendez dans la citerne, là il me faut moins de cinq minutes pour tout régler et cinquante mètres après vous sortez… Ensuite, juste avant la frontière du Koweït on recommence, encore cinq minutes et hop ! Vous y êtes. »
Le petit groupe n’est pas enthousiaste, mais finit par accepter. Le moment venu, dans la chaleur impitoyable du désert, les trois hommes entrent dans la citerne brûlante comme un four. Le premier poste-frontière, côté irakien, est franchi sans trop de dommages : les hommes ressortent de la citerne en surchauffe pour respirer. Puis, il faut recommencer, du côté koweïtien cette fois. Pas plus de sept minutes montre en main, dit le passeur. C’est compter sans le désoeuvrement des fonctionnaires koweïtiens, qui font durer le plaisir de la visite d’Aboul-Khaizaran et lui demandent de leur raconter quelque histoire grivoise avant de le laisser repartir. Les minutes s’égrènent. Enfin, le camion repart et franchit la frontière. Aboul-Kahizaran s’arrête pour ouvrir la trappe de la citerne, mais personne ne répond cette fois à ses appels : les trois hommes sont morts, étouffés.
Abou Qays n’aura pas revu ses oliviers, Asaad ne fera pas fortune et Marwan ne sera pas médecin et personne ne n’en préoccupera. Ils seront morts pour rien, comme étouffés dans leurs rêves, en silence. D’autres découvriront demain leurs cadavres dans la décharge municipale où le passeur les a jetés à la hâte avant de reprendre sa route, comme furent découverts les 71 réfugiés syriens dans le camion stationné au bord d’une autoroute autrichienne en cette fin d’été.
La fin du texte résonne alors comme un appel en creux à sortir de l’impuissance, à résister. Aboul-Khaizaran, le passeur imprudent et cynique qui va jusqu’à dépouiller les cadavres de leurs montres, semble soudain réaliser :
C’est insupportable. Il ne peut se le cacher plus longtemps ; les yeux grand ouverts dans la nuit, il gueule :
— Pourquoi n’ont-ils pas frappé sur les parois ?
Dans le camion, la tête sur le volant :
— Pourquoi n’ont-ils pas crié ?
Et le désert de reprendre : « Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ? »
À l’impuissance des hommes face à leur condition d’errants répond aujourd’hui celle des spectateurs que nous sommes, abreuvés d’images choquantes et submergés d’émotion. Réfugiés politiques, de l’intérieur ou en quête d’un avenir meilleur, peu importe finalement, quand ce qui compte est que le risque à prendre doit absolument avoir un sens pour ceux qui le prennent. Et pour Ghassan Kanafani, le maître mot est : résistance. Rapportée à son itinéraire politique révolutionnaire de membre du Front populaire de libération de la Palestine (FPLP), cette nouvelle clôt en quelque sorte une période de sa vie et de sa production littéraire hantées par le souvenir des jours d’avril 1948 au cours desquels sa famille et tant d’autres Palestiniens ont tout perdu. Avec ce « pourquoi » qui termine le texte, il semble annoncer qu’il est temps de mourir autrement que pour rien ; que s’il s’agit de mourir, il faut le faire les armes à la main. Un an plus tard, en décembre 1964, le Fatah, le Mouvement de libération de la Palestine fondé par Yasser Arafat au Koweït en 1959, lançait sa première opération contre Israël. La résistance palestinienne était née.
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1Transcrite « Basra » dans la traduction française de Michel Seurat éditée par Sindbad en 1977.