Roman

« Toutes ces foutaises » ou l’impossible récit de la révolution égyptienne

Le dernier roman de l’écrivain égyptien Ezzedine Fishere revient sur l’héritage en demi-teinte d’une révolution qui a laissé un goût de cendre à celles et ceux qui avaient cru en une Égypte libre.

Ce sont des histoires comme on en raconte dans la nuit aux plus intimes inconnus qui, au petit matin, quittent un lit encore tiède pour s’effacer dans les souvenirs embués d’une soirée trop arrosée. Mais cette fois-ci, l’amant est retenu juste à temps, et se trouve bien forcé de poursuivre son récit : « Je voudrais que tu me racontes ce qui s’est passé pendant mon année en prison. » Amal a 48 heures devant elle pour rattraper le fil de la révolution égyptienne, et attraper l’avion qui l’emportera aux États-Unis. Omar, lui, n’a rien de mieux à faire, et accepte le rôle de Shéhérazade qu’elle lui prête.

Publié en arabe en 2017, le roman d’Ezzedine Fishere vient de paraître dans sa traduction française aux éditions Joëlle Losfeld, sous le titre Toutes ces foutaises] (Kol haḏha al-houra’). L’intrigue amoureuse qui fournit son cadre au récit n’est évidemment qu’un prétexte qui permet de dérouler les chroniques d’une Égypte en mutation : en huit chapitres, Fishere propose de revenir sur des moments clefs de la révolution et de ses lendemains à travers les souvenirs et ouï-dire d’Omar Fakhreddine, personnage déjà connu des lecteurs de Fishere.

Des premières manifestations de janvier 2011 au massacre de la place Rabaa-Al-Adaouia en août 20131, en passant par l’émeute du stade de Port-Saïd en février 20122, sans oublier les luttes féministes et le spectre du terrorisme islamiste : le roman revient sur les espoirs et les désillusions qui ont animé la société ces dernières années. Surtout, il s’écrit à partir d’une série de destins individuels qui se croisent et se séparent, et ressaisissent l’épisode révolutionnaire à travers ses élans, ses temps morts et ses contradictions.

Entre trivialité et héroïsme

Le tour de force d’Ezzedine Fishere est de redonner son épaisseur à l’insignifiant : qu’est-ce qu’une révolution, sinon une somme d’anecdotes qui soudain viennent à faire sens collectivement et créent de l’histoire, mais qui auraient tout aussi bien pu tomber à plat ? Toute révolution engendre sa propre mythologie et Fishere, à travers les voix de ses personnages, s’amuse de ce va-et-vient entre trivialité et héroïsme — c’est ainsi que naissent les martyrs. La révolution est aussi dans le récit qu’on en fait, et ce récit est pluriel : à chaque histoire avancée par Omar, Amal rétorquera des scénarios alternatifs, qui se présentent moins comme une contradiction que comme l’ajout d’une strate supplémentaire. « Aucun évènement, surtout un évènement multidimensionnel comme une révolution, n’est réductible à un récit. Imaginons une série de Rashōmon3 superposés qui se déroulent à l’échelle de la société tout entière », nous propose Fishere.

Quand on l’interroge sur le sens de la révolution et ses récits multiples, l’auteur répond :

La révolution égyptienne est pour moi une annonce solennelle de l’effondrement de la pensée unique, du discours officiel, de la culture traditionnelle et dominante de ce vieux pays. Ceux qui y ont participé se soulevaient contre l’hégémonie de cette culture, la rejetaient, mais sans la remplacer par une autre hégémonie. Ils contestaient, cherchaient, s’interrogeaient, et continuent à le faire. Et c’est ce faisant qu’ils construisent, peu à peu, de nouvelles versions de ce qu’on appelle une culture égyptienne. Le conflit entre Amal et Omar sur les possibles choix et sur le récit du passé fait partie de ce processus de formuler une nouvelle culture. Et il est fort probable qu’Amal et Omar ne finiront pas au même bord.

En même temps qu’elle sape le paresseux fantasme d’une Égypte monolithique, la polyphonie du récit porte des enjeux de mémoire. Le pouvoir actuel s’efforce d’effacer le symbole du 25 janvier en réaffirmant la primauté de la journée de la police, censée commémorer le martyr de policiers égyptiens face aux Britanniques en janvier 1952, sur le jour de la colère marquant le soulèvement populaire de 2011 contre Hosni Moubarak. Toutes ces foutaises ménage quant à lui un espace pour la parole de témoignage et l’archive.

Au chapitre 4 qui revient sur les violences sexuelles et leur reconduction par le régime comme outil d’humiliation, Fishere retranscrit quelques extraits d’un article du média indépendant Mada Masr à propos du viol d’une activiste par trois hommes. Hend, pseudonyme utilisé par le journal pour protéger la victime, devient un personnage dont Omar développe l’histoire : la fiction se nourrit du réel et réciproquement, et semble déjà annoncer le mouvement #MeToo qui devait émerger quelques mois après la publication du roman, alors qu’Amal imaginait une révolution féministe.

Sexualités à mots cachés

Pour Victor Salama, qui a traduit l’œuvre en français avec Hussein Emara,

2011 a été une façon de casser des murs, de voir que tout n’est pas immuable. La question de l’identité a été mise au premier plan des débats, elle n’est pas résolue, et ça agace toutes les autorités, qu’elles soient politiques, religieuses ou culturelles, parce qu’elles aimeraient bien garder le vieux modèle. Or on sort des grands groupes sociologiques, religieux, avec une nouvelle dynamique d’individuation. La question du genre et des droits sexuels est encore assez compliquée en Égypte, peu d’ONG la traitent, et assez peu de livres en parlent. Des romans avec des personnages homosexuels qui ne sont pas critiqués ou caricaturés, il n’y en a pas beaucoup : L’Immeuble Yacoubian d’Alaa El-Aswany, qui était pourtant assez caricatural sur la question, avait énormément choqué en Égypte.

La sexualité et son tabou dans la société égyptienne nouent les différents fils du roman de Fishere, que ce soit à travers l’histoire de Bahaa et Shérif, un couple gay forcé de s’exiler à New York à cause de la violence subie après leur coming out, de Dina, femme adultère coincée entre la médiocrité de son mari et celle de son amant, ou de la narration même, qui s’amuse des précautions d’usage pour parer la censure.

On se souvient de l’affaire Ahmed Naji qui valut au jeune auteur une peine de deux ans de prison pour atteinte à la pudeur, après qu’un lecteur trop pudibond l’a attaqué en justice, faisant valoir les palpitations cardiaques ressenties à la lecture d’une scène de cunnilingus. Fishere, qui y fait allusion dans son avant-propos, menaçant les censeurs trop zélés de les enfermer dans un livre infernal, multiplie ensuite par l’entremise de son narrateur les pieds de nez aux tartuffes, au gré de scènes de sexe absconses et hilarantes, jouant sur l’implicite du « membre dont la seule mention est incriminée par la justice », et de cet « autre endroit dont la seule mention nous vaudrait condamnation à la prison par la justice ».

Fishere affirme :

Toutes ces foutaises essaie de relever le défi de la censure en se moquant non seulement de l’autorité de l’État qui veut réglementer la vie privée, mais également de celui d’une tradition hypocrite qui censure les expressions les plus intimes. Le roman, néanmoins, évite le vulgaire. Il jette le gant dans la face des lecteurs arabes : allez-y, trouvez-vous un langage autre que le vulgaire que vous dénoncez pour exprimer ces sentiments que vous éprouvez tous et passez sous silence – ou utilisez une langue étrangère pour les exprimer. À ce niveau, je mets les lecteurs — et pas seulement les autorités de l’État — devant un miroir, et c’est le rôle de l’écrivain tel que je le comprends.

Le pari risqué de l’auteur a finalement payé, la première édition de l’ouvrage ayant été épuisée seulement quelques jours après sa parution, cependant que les autorités l’ont tranquillement ignorée — du moins jusqu’à présent. « En quelque sorte, le roman est devenu une partie de ce questionnement de la culture égyptienne, donc une partie de cette longue et interminable révolution », estime Fishere, désormais installé aux États-Unis.

Le monde arabe au-delà de ses frontières

Le détour par l’étranger, qu’il soit linguistique ou géographique, se lit aussi à travers le parcours du personnage d’Amal. Égyptienne au dialecte maladroit ayant émigré aux États-Unis dans sa jeunesse, revenue au Caire avec une ONG pour soutenir les actions des manifestants de la place Tahrir et emprisonnée pour trahison, elle voit son identité être disputée de tous côtés. Là où on l’accuse de ne pas être une Égyptienne authentique, Fishere pose la question de l’identité complexe, non pas comme une crise du sujet, mais comme une réconciliation. « Amal a un côté égyptien, un côté américain, et les deux côtés se nourrissent, mais elle est bien dans sa peau, ce sont toujours les autres qui l’accusent de ne pas être ci ou ça, commente Victor Salama. Il y aura un monde arabe hors les murs. La diaspora est une partie du monde arabe qu’on le veuille ou non, et tout le monde s’en rend compte, y compris les autorités ».

Il n’est d’ailleurs pas anodin qu’Amal apparaisse toujours en transit, dans l’attente de ce qui viendra : sa libération, son avion, le prochain récit, toujours inachevé… sans lyrisme ni pessimisme. Elle se trouve à la croisée des chemins, à la fois hors les murs et dans l’intimité de sa chambre à coucher, toujours porteuse des virtualités de la révolution. Pour Salama, « Amal est un personnage de la petite résilience au quotidien, qui permet de ne pas se laisser submerger par l’autoritarisme, lequel n’est pas que politique, mais s’enfonce aussi dans la vie privée ».

Alors que le régime du président Abdel Fattah Al-Sissi est parvenu à vider la parole publique à force de répression, ce qui reste de la révolution, ce serait finalement un pari vers l’avenir.

Si on dit que mai 1968 a façonné l’imaginaire occidental pendant trente ou quarante ans, mai 1968 c’est vraiment une goutte d’eau par rapport au tsunami que sont les révolutions arabes dans tous les pays de la région. Il ne fait aucun doute que tous les imaginaires sociopolitiques et culturels vont être façonnés par ça

relève le traducteur.

Quant à l’auteur, il soutient que les questionnements lancés par la révolution « continuent sous la surface du calme imposé par la force ». Hors des places publiques, reste encore l’espace des réseaux sociaux, fortement investis par la société civile, et qui apparaissent dans le roman de façon récurrente comme un observatoire du pouls social, et un dernier espace de politique intime.

Pas de nostalgie

Alors qu’un certain nombre de romans écrits après la révolution témoignaient d’un désenchantement assez brutal des espoirs qui avaient pu naître des premières manifestations, comme Otared de Mohammad Rabie, récemment traduit par Frédéric Lagrange sous le titre de Trois Saisons en enfer, ou Al-Tabur, de Basmah Abd Al-Aziz, l’œuvre d’Ezzedine Fishere s’interroge davantage sur la façon dont on pourrait essayer de former une communauté de destins pourtant irréconciliables.

Pleurer sur les ruines de la révolution ne m’intéresse pas, tranche Fishere. Toutes ces foutaises s’érige contre la nostalgie de la révolution et contre son idéalisation. Cette révolution est d’abord et avant tout des histoires de gens qui souffrent, qui questionnent et qui se révoltent contre des conditions qui les étouffent. Ils sont unis par leur révolte, mais ils ne partagent pas nécessairement les mêmes convictions ou intérêts — ils n’ont pas les mêmes réponses aux questions qu’ils se posent. Ils ne forment une communauté que provisoirement — tant qu’ils s’opposent à l’ancien ordre qui les opprime.

Et d’ajouter :

Même la liberté qu’ils revendiquent n’a pas le même sens pour tous, comme le montre l’exemple du couple gay qui se fait rejeter — et attaquer — par les mêmes gens qui criaient « pain, liberté et dignité » sur la place Tahrir. La révolution est un effondrement de l’ordre politique, social et culturel et non pas son remplacement par un autre ordre qui est déjà là, prêt à porter ! Le nouvel ordre est souvent vague, flou, et prend du temps à se dessiner. Bien que ces divisions les empêchent de saisir le pouvoir, elles sont la source de la révolution. L’effondrement n’est pas, dans ce sens, un échec de la révolution, mais son aboutissement. Ces divisions continueront jusqu’à ce qu’un nouvel ordre social, politique et culturel — une nouvelle communauté — émerge. Toutes ces foutaises décrit l’interregnum, la condition des Égyptiens qui s’y trouvent prisonniers — leurs luttes, questions, choix, conflits, sentiments de perte et lueurs d’espoir. Il décrit la deuxième phase de la révolution, pas son requiem.

Si l’on retrouve parfois quelques naïvetés dans l’écriture, qui n’échappe pas tout à fait au romantisme révolutionnaire de ceux qui se souviennent avec nostalgie de ce qu’ils auraient pu être, Fishere les désamorce très vite en cultivant l’art de la pirouette ironique et de la dérision, narration plurielle aidant. C’est finalement la dernière parade de Shéhérazade, qui cherche à séduire son auditoire tout en sauvant sa peau : son histoire interminable devient celle de la révolution, entrée dans une longue nuit. Omar n’a d’ailleurs de cesse de le répéter : « En ces jours merdeux, rien ne vaut le sommeil. »

1NDLR. Le massacre a été commis par les forces de l’ordre égyptiennes dans la foulée du coup d’État de juillet 2013.

2NDLR. Les émeutes ont éclaté en marge d’un match du championnat de football entre le club local Al-Masry et celui d’Al-Ahly, provoquant la mort de 72 supporters, en l’absence des forces de l’ordre.

3NDLR. L’effet Rashomon fait référence à l’interprétation contradictoire d’un même évènement par plusieurs témoins. Il tire son nom d’un film japonais de 1950 dans lequel quatre témoins décrivent différemment un même meurtre.

Soutenez Orient XXI

Orient XXI est un média gratuit et sans publicité.
Vous pouvez nous soutenir en faisant un don défiscalisé.