Depuis les élections d’octobre 2011, deux Tunisie s’observent, s’épient, attendent le moment opportun pour ouvrir les hostilités. La société tunisienne s’écartèle entre deux pôles quasi antagoniques où l’ancrage aux territoires, aux identités, aux intérêts catégoriels et personnels prend de l’ampleur, parfois au détriment de l’intérêt national et de l’idéal démocratique. Les raisons en sont la politique suivie par les gouvernements successifs depuis deux ans. Se prévalant de la légitimité électorale, Ennahda et ses alliés de la Troïka (le Congrès pour la République du président Moncef Marzouki et Ettakatol) ont entrepris de remettre à plat le dispositif créé par les instances qui avaient initié, entre le 14 janvier et le 23 octobre 2011, le cadre juridique et institutionnel de la transition. Dès le début de 2012, les dirigeants nahdaouis ont répugné au maintien d’institutions dont les principales figures, membres de la gauche « progressiste » ou réputées pour leur indépendance d’esprit, étaient perçues comme des adversaires politiques.
En refusant de capitaliser sur l’expérience acquise par ces institutions, ils ont créé les conditions d’une crise de confiance entre acteurs du processus transitionnel, alimentée par la détérioration de la situation économique et sociale, l’absence d’un agenda politique précis et la tentation d’Ennahda d’exercer son hégémonie sur l’appareil d’État et les médias. De surcroît, la focalisation du débat public sur des questions aussi controversées que l’identité ou la religion a divisé les Tunisiens à un moment où leur cohésion était nécessaire pour créer les conditions propices à la réussite du processus démocratique. La priorité est donc allée au renforcement de l’instinct de conservation qui anime nombre des dirigeants d’Ennahda et a instillé le doute sur ses intentions chez les Tunisiens que la victoire du parti islamiste avait déjà inquiété. Sur cette lancée, l’opposition, dans son ensemble, a suivi. Ses discours et positions publiques pour l’essentiel s’opposent quasi systématiquement à celles d’Ennahda et de ses alliés de la Troïka.
Le clivage traverse toute la société, du monde politique aux médias, de l’université au mouvement social. Il sévit à l’intérieur des quartiers, des familles, des entreprises, et prend l’allure d’une bipolarisation protéiforme où tous les Tunisiens sont sommés de se prononcer, de se positionner, de se « définir ».
Les conséquences de cette bipolarisation sont multiples et, souvent, difficiles à démêler tant les enjeux et la charge émotionnelle qui les enveloppe sont lourdes : que ce soit dans les médias, la culture, l’université..., la pertinence des idées, la rigueur des analyses, la fiabilité des données, la véracité des faits, la vérification des sources, la complexité de la transition, l’intérêt public s’effacent peu à peu pour laisser place à un schisme aux retombées incommensurables. Dans les colloques scientifiques, dans les débats organisés par nombre d’ONG, dans les formations politiques, à l’Assemblée nationale constituante (ANC), le positionnement devient la règle. Il s’impose à tous les acteurs, à tous les intervenants. Et dans ce contexte, la nuance, le discernement, la raison, l’esprit critique, l’intérêt national ont du mal à se frayer un chemin. Même le terme de compromis tel qu’il est décliné au sein de notre auguste ANC devient problématique et souvent circonstanciel. Chaque camp sait que le sens officiel des mots renvoie aux interprétations qui découlent des rapports de force politique du moment. Et pour nos élites politiques, mieux vaut en découdre et se concentrer sur les prochaines échéances électorales.
Mais aboutiront-elles à l’avènement de nouveaux rapports de forces politiques ? Vous avez dit élections libres et transparentes ? Mais de quelles élections libres, transparentes, loyales, parlez-vous alors que le scepticisme, la méfiance, la crise de confiance règnent ? Que des affaires non élucidées, des assassinats de Chokri Belaïd et de Mohamed Bramhi aux évènements du djebel Chaâmbi alimentent le soupçon à l’égard de nos gouvernants. Que des dossiers aussi symboliques que pesants sans cesse ajournés, tels que la justice transitionnelle ou la vérité sur la révolution attisent les passions... À son paroxysme, la bipolarisation peut dégénérer en une violence endémique aux risques incalculables, et l’issue des élections deviendra-t-elle une source de violence et d’hostilités ouvertes pour les déclarés perdants ? Dans ces conditions, qui pourrait nous prémunir contre les risques de débordement de la « rue » en cas de contestation massive des résultats officiels ?
La raison tient à ce que la « transition démocratique », telle qu’invoquée dans le discours politique ou dans celui de la société civile, apparaît souvent comme un artefact au contenu, aux objectifs, aux méthodes ambigus, voire contradictoires parfois. Et pour cause, « la culture démocratique », dont ils se réclament manque de profondeur historique et n’a jamais innervé toutes les catégories sociales de la société. Les Tunisiens qui militaient pour la défense des droits de l’Homme et pour les libertés démocratiques depuis l’indépendance ont toujours été une minorité sociale et culturelle.
Par conséquent, si nous voulons la réussite de la transition, nous devons convenir, ensemble, des urgences du moment. Avant de se lancer dans l’aventure électorale, il faut d’abord rétablir la confiance en l’État et dans les institutions, réconcilier les Tunisiens entre eux en mettant en avant ce qui les unit, le socle des valeurs qui fonde la Tunisie d’aujourd’hui. Dans le même temps, il importe de concevoir une pédagogie à long terme pour répandre la culture démocratique dans toutes les couches de la société, pour y développer le sens civique et l’intérêt public. Bref, pour renouer avec l’esprit qui a prévalu tout au long de la première phase qui a conduit aux élections du 23 octobre 2011. Ce défi se pose tout autant au gouvernement qu’à l’opposition et à la société civile.
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