Turquie : « les mots nous manquent »

Revue de presse du 10 au 16 juin 2013 · La place Taksim et le parc Gezi d’Istanbul ont été violemment évacués et « nettoyés » par la police turque dans la nuit du 15 juin. Ainsi s’achève le premier volet des événements qui ont secoué la ville et la Turquie depuis le 31 mai.

Erdogan et le séisme turc.
The Economist, 6 juin 2013.

Le titre du communiqué de Taksim Dayanışması (Taksim Solidarity) du 16 juin dernier résume bien la situation : « les mots nous manquent »1.

Les mots manquent en effet pour dire la surprise de voir Recep Tayyip Erdoğan user de tant de violence pour réduire une contestation populaire à l’origine plus bon enfant que politique2 (voir aussi :« Turquie : la contestation a changé de cible »). Les mots manquent pour admettre que ce premier ministre adulé soit passé aussi rapidement du statut de leader à qui tout réussit à celui d’autocrate, voire de dictateur dont le départ est demandé et dont l’arrogance n’a d’égale que son incapacité à écouter les contestataires de Taksim. Pour reconnaître qu’en dépit de tout, le premier ministre turc est encore capable, dans une démonstration de force, de réunir des dizaines de milliers de Turcs prêts à s’entendre dire que leurs compatriotes d’Istanbul ne sont que des « terroristes »3 et de la « racaille »4. Les mots manquent pour comprendre comment il se peut que l’opposition politique et le président Abdullah Gül n’aient pas profité de ces événements pour faire mieux entendre leurs voix.

Erdoğan a su manœuvrer, conscient du risque politique qu’il prenait à maintenir une position de fermeté. Contre sa pente naturelle, il a reçu quelques manifestants à Ankara. Il a feint de faire des concessions sur l’aménagement du parc de Gezi et confirmé qu’il soumettrait le dossier à un référendum alors que le problème commençait à se politiser. Il a fait relâcher quelques manifestants, toujours avec le souci de faire remonter la protestation à sa source : l’aménagement de la place Gezi. Sentant que sa tactique ne prenait pas, il a stigmatisé lors de réunions publiques les influences étrangères présentes derrière les manifestants — notamment les médias —, proféré des menaces à l’encontre de ceux qui se sont solidarisés avec les manifestants, fait appel au « bon sens » du peuple, décrété que le vote du parlement européen sur les événements était « nul et non avenu »5 , toutes déclarations qui attestent d’une démagogie évidente. Lors d’une réunion non publique de son parti, l’AKP (Parti pour la justice et le développement), il aurait découvert que les manifestants étaient manipulés par ceux qui ont peur qu’une solution soit trouvée à la question kurde, par les lobbies financiers qui s’inquiètent dès que les taux d’intérêt passent sous la barre des 5 % et par les puissances étrangères qui ne souhaitent pas que la Turquie devienne elle-même une puissance internationale6. Comme le dit un proverbe turc, « nul qui ne soit un peu aveugle sur ses défauts ».

Le mécanisme de personnalisation du système Erdoğan est fragilisé dans la mesure où l’affaire de Taksim est un échec. Depuis dix ans, il volait de succès en succès. Son bilan économique est impressionnant. Sa mise au pas des militaires avait rassuré les démocraties occidentales. Sa reconnaissance du « problème kurde » avait soulevé quelques espoirs. Mais Taksim signale l’usure d’une méthode de gouvernement et menace l’avènement d’un système présidentiel que le premier ministre taille patiemment à sa mesure. Déjà, des alliances inattendues se sont formées sur une base ad hoc. Au plus fort des événements de Taksim, Kurdes, kémalistes, anarchistes, supporteurs de football et environnementalistes se sont retrouvés côte à côte. Chaque groupe a ses propres idées politiques mais tous contestent les méthodes policières du gouvernement.

Il ne s’agit encore que de résistance sociale, pas d’un véritable soulèvement politique7 de jeunes Turcs radicaux et révolutionnaires. Mais on peut parier que les manifestants reviendront protester8 et qu’ils se souviendront de ces quinze premiers jours de juin au moment des élections municipales de 20149.

2Six morts et 7495 blessés au 15 juin 2013, d’après la Turkish Medical Association. Lire : « Fact sheet on Gezi Park Prostests as of June 17th ».

3« Hundreds of thousands rally in Turkey for Erdogan », Haaretz, Reuters, dimanche 16 juin 2013.

5Press Release on the Resolution Adopted by the European Parliament on the Situation in Turkey, ministère des affaires étrangères de Turquie, 13 juin 2013.

6Orhan Kemal Cengiz, « How Erdoğan sees all this », Todayszaman, 11 juin 2013.

8Brooke Donald, « Protests have changed Turkey », Stanford Report, 13 juin 2013.

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