Huis clos symbolique, respectant avec virtuosité les trois unités classiques de temps, de lieu et d’action, Clash (Eshtebak) se présente de prime abord comme un exercice de style brillant. Ce film produit en 2016 a bluffé les cinéphiles lors du dernier Festival de Cannes (sélection « Un certain regard »).
L’action se situe au Caire en juillet 2013, en plein cœur des rassemblements de protestation qui ont suivi la destitution par l’armée égyptienne du président élu, Mohamed Morsi, membre des Frères musulmans. Un décor unique : l’intérieur d’un « panier à salade » entouré par la foule des manifestants, alors que la manifestation dégénère en combats de rue opposant les supporters du président déchu et des Frères musulmans à une foule qui soutient le coup d’État et à une police présentée comme voulant rétablir l’ordre. L’action n’est vue qu’à travers les petites fenêtres grillagées du fourgon de police.
Au début du film, le fourgon est vide. Les premiers à y être enfermés par des policiers sur les dents — et qui agiront sans grand discernement de bout en bout, jusqu’à être complètement débordés — sont un journaliste égypto-américain et son photographe, malgré les protestations et le badge de cet envoyé de l’Associated Press, dont le point de vue « en surplomb » sera celui du film. Un groupe de manifestants pro-putsch va venir les rejoindre, interpellés également « par erreur » parmi la foule compacte qui entoure le véhicule et malgré leurs protestations de fidélité au nouveau régime. Et pour compléter ce microcosme d’une société en effervescence, un groupe d’adhérents ou sympathisants des Frères musulmans, descendus dans la rue pour protester contre le coup d’État. Parmi eux, deux femmes, dont l’une est en tenue traditionnelle, robe longue et tête couverte, accompagnée de son frêle grand-père. Elle va admettre que c’était elle qui avait insisté pour venir manifester. Cette femme douce et silencieuse incarne à elle toute seule « l’aliénation traditionaliste », par contraste avec l’infirmière débrouillarde aux cheveux libres qui soignera un blessé de l’autre camp. Enfin, il y aura aussi, au cours d’une bousculade, un policier enfermé par mégarde dans le fourgon.
Les deux groupes de manifestants sont évidemment très hostiles les uns envers les autres. Dès l’arrivée des « islamistes », ils en viendront aux mains dans une rixe absurde en plans serrés qui concrétise la confusion et la haine dans la tête de tous ces « fanatiques ». Rixe stoppée par les policiers, que le film présente comme « neutres », à l’aide d’un canon à eau. Le militant des Frères musulmans qui s’impose comme leur leader essaie d’établir un semblant d’ordre en rassemblant ses camarades encartés (à l’exclusion des sympathisants, sectarisme oblige) contre l’une des parois du fourgon : structurer la haine en paix armée.
Certes, leur situation de « peuple baladé par l’Histoire » va rapprocher les individus au fur et à mesure que monte le degré de violence au-dehors. Et que le fourgon est, soit longuement stationné au milieu d’un heurt spécialement violent — un tireur sur un balcon abat des policiers, qui le capturent et le battent à mort —, soit conduit à travers la foule sans destination précise, y compris, mystérieusement en fin de film, par un ami des enfermés qui a pris la place du chauffeur qui s’est enfui.
Les auteurs ont inventé toute une série d’incidents, tantôt tragiques, telle la mort du père d’un des interpellés dans un autre fourgon, tantôt comiques quand il faut apprendre à un homme comment uriner dans une bouteille en plastique. Le film se termine brutalement après que le fourgon a été renversé par la foule des manifestants, la porte restant fermée, sans que l’on sache quel sera leur destin… que l’on devine dramatique.
Arte, une certaine vision de l’Orient
Arte France a joué un rôle central dans la production de ce film (la piste son a été élaborée dans un studio parisien). On sait que cette chaîne, qui touche surtout un public cultivé s’est fait une spécialité de fictions à caractère sociopolitique, souvent d’une grande ambiguïté ou franchement pernicieuses, surtout touchant à nos rapports directs ou indirects avec « l’Orient » au sens large (Lady Bar 1 & 2, Une femme à abattre, Ravages, La journée de la jupe…)1. Clash s’inscrit dans cette tradition, car il reflète avec insistance la vision des médias dominants en Occident d’un « chaos égyptien » sur lequel il est plus prudent de ne pas se prononcer.
Mohamed Diab avait réalisé précédemment le très sympathique Femmes du bus 678, une dénonciation du harcèlement sexuel dans les transports publics du Caire néanmoins parfaitement compatible avec un thème majeur de l’islamophobie occidentale. Quant à Clash, son message est clair : renvoyer les deux camps dos à dos. Le journaliste dans un moment de calme fait allusion à une société incompréhensible, « l’enfer sur terre » et l’on sent bien que c’est l’auteur qui parle.
Les policiers, des arbitres neutres ?
Tout le film est placé sous le signe d’une absurdité toute camusienne. Le sommet en est atteint quand le fourgon est lapidé par une foule dont on ignore les sympathies –- une scène qui voudrait nous faire oublier la féroce répression qui s’est abattue sur les Frères musulmans depuis la prise du pouvoir par les militaires. Absurdité soulignée aussi par l’apparente homogénéité sociale de ces « ennemis-par-réflexe-aveugle ». Alors que dans les faits il est établi que les manifestants qui ont obtenu la chute du gouvernement des Frères musulmans — certes au demeurant composés de piètres gestionnaires — étaient pour une large part issus de la classe moyenne occidentalisée dont les frayeurs avaient été sciemment attisées par les médias. Alors que les défenseurs des Frères musulmans se comptaient majoritairement parmi les couches populaires. Il est certes possible que ces groupes sociaux se distinguent dans le fourgon par leur façon de parler. Mais ce n’est pas perceptible pour des oreilles d’Occidentaux, à qui ce film est après tout destiné, tant par la forme que par le fond. Quant aux policiers, le film semble les situer en arbitres neutres de la folie des masses, ne serait-ce que parce qu’ils enferment indifféremment les membres des deux camps et paraissent débordés par les événements, tandis que dans la réalité ce sont eux, et non la foule soutenant le coup d’État, qui ont exercé une implacable violence ciblant les protestataires.
Si brillant et si prenant soit-il, ce film participe à la vaste entreprise médiatique consistant à rendre l’Orient et ses tribulations si complexes qu’on ne saurait les comprendre, et par conséquent porter un regard critique susceptible d’infléchir des politiques étrangères mortifères. Ce qui permettrait pourtant, dans le cas de l’Égypte, de condamner la tacite approbation par Washington du putsch des militaires ou, par exemple, les ventes d’armes par la France...
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1Noël Burch et Geneviève Sellier, Ignorée de tous…. Sauf du public. Quinze ans de fictions télévisées françaises, INA, 2015.