Un jeune Syrien à la cour de Louis XIV

« D’Alep à Paris » de Hanna Dyâb · Au début du XVIIIe siècle, un jeune voyageur syrien venu d’Alep, Hanna Dyâb, visite la France du Roi-Soleil. Dans un récit picaresque écrit à la première personne, il s’émerveille de ses rencontres et découvertes. Plus étonnant encore, Hanna Dyâb est à l’origine de la publication en français des Mille et une nuits, et pour certains serait même l’inspirateur du personnage d’Aladin.

Charles Léopold Grevenbroeck (16..-1758), Vue de Paris

Et si, laissant derrière nous les virus et les fléaux visibles et invisibles, nous faisions un beau voyage en remontant le temps ? Je vous invite pour cela à découvrir le récit véridique, aux allures de conte, d’un jeune voyageur syrien, Hanna Dyâb, qui quitta à l’époque mamelouke sa bonne ville d’Alep pour un monde totalement inconnu, jusqu’à Paris et le Versailles de Louis XIV et de sa cour princière et élégante qui dansait sur la musique de Jean-Baptiste Lully. Un récit inversé pour faire pendant aux Ibn Battouta, Marco Polo et autres lettrés et voyageurs dont regorgent nos bibliothèques ? Oui et non, car D’Alep à Paris. Les pérégrinations d’un jeune chrétien de Syrie au temps de Louis XIV est sans doute cela ; mais bien plus aussi.

Si l’on connait bien les nombreux récits des voyageurs européens en Orient et en Asie à des fins d’exploration, en quête de nouvelles aventures, d’expéditions scientifiques ou en mission, rares sont les écrits des hommes du Levant à la découverte de l’Occident et de sa civilisation. Qui a lu, en effet, les Livres de voyage d’Evliya Çelebi, voyageur ottoman du XVIIe siècle, qui visitera notamment l’Europe centrale et Vienne ? Dans Le royaume de la pomme d’or, traduit de l’allemand, il s’extasie sur la beauté des édifices, y compris des églises, relate ses impressions sur les mœurs et les gens qu’il rencontre et loue les progrès de la science. Ou bien, un siècle plus tard, le livre de voyages en Europe de l’aristocrate ottoman Hayrullah Efendi (1816-1866) surtout consacré à la France et aux Français, qu’il observe avec beaucoup de sympathie et d’admiration et où il compare avec sagesse l’Empire ottoman et l’Europe ? Ou encore L’Or de Paris, de Rifâ’a At-Tahtâwî (1801-1873), une étude détaillée consacrée à Paris et aux Parisiens du premier tiers du XIXe siècle. Mais ces livres hélas sont peu ou pas traduits et guère connus du public européen. Aussi leur vision de l’« ailleurs » manque-t-elle à notre connaissance. Hanna Dyâb, de son vrai nom Antoun Youssouf, chrétien maronite (donc catholique) est né à Alep en 1688. Ayant perdu tôt son père, il a travaillé assez jeune pour des marchands français et qu’il a appris le français et l’italien en plus du turc, du provençal et d’un peu d’araméen, nous dit dans son Journal Antoine Galland, qui fit connaître, par son intermédiaire, Les Mille et une nuits en Europe.

En compagnie d’un aventurier

Après un séjour dans un monastère du Mont-Liban, il raconte lui-même avoir renoncé au noviciat pour retourner dans sa ville natale. C’est alors qu’il rencontre Paul Lucas. Auteur de trois récits de voyage en Orient, escroc sur les bords, mal vu des milieux scientifiques et plus connu pour son savoir-faire que pour son savoir, il avait été envoyé en mission par le cabinet du roi dans la région afin de trouver des antiquités et autres raretés, et avait besoin d’un serviteur et d’un traducteur. L’affaire est alors vite conclue, et les deux hommes entament leur périple en février 1707, visitant successivement Chypre, l’Égypte, Tripoli, la Tunisie, la Corse, Livourne, Gênes et Marseille avant d’arriver à Paris en 1708.

Pendant ce voyage aux multiples péripéties, le jeune chrétien d’Alep observe comment son maître « s’y prend dans ses petits trafics pour acquérir des pierres précieuses, des monnaies anciennes ou même une momie en Égypte, par diverses ruses », raconte l’historien Bernard Heyberger dans sa longue et très intéressante introduction au récit d’Hanna Dyâb.

Le voyage aux multiples rebondissements est raconté de manière picaresque et le style de l’auteur, en arabe dit « moyen » (c’est-à-dire entre langue littéraire et langue dialectale) avec des mots et expressions propres au parler aleppin, est simple. « Il rapporte nombre d’aventures en mer et sur terre, des histoires de tempêtes, de corsaires, de caravanes et de mulets qui, par leurs effets narratifs s’apparentent aux aventures des contes, mais qui porte néanmoins témoignages de situations réellement vécues », souligne Bernard Heyberger.

Hanna Dyâb est loin d’être un érudit comme nombre de voyageurs, ce qui fait le charme irrésistible de son récit qu’on pourrait qualifier d’initiatique, écrit à la première personne. De plus, Dyâb est sous le charme de son maître, qui se targue d’avoir des vertus de guérisseur. Pour les besoins du voyage, la profession de « médecin » est d’ailleurs indiquée sur son passeport. Mais un guérisseur intéressé et roublard qui ne manque pas d’exhiber dans les rues de Paris son serviteur dans ses habits orientaux, tenant une cage enfermant deux gerboises de Tunisie, cadeau à Louis XIV.

La protection de la duchesse de Bourgogne

Extrêmement imagé, son récit décrit précisément l’horloge astronomique de l’église Saint-Jean à Lyon, la vie sur les galères, le Grand Hiver de 1709 entre autres. Il entrecoupe son récit d’histoires plus ou moins légendaires, inspirées de vies de saints, de contes populaires, de faits divers. Fiction et réalité, choses vues et récits entendus se mêlent parfois, sous le regard vif et original d’un « Oriental » sur le monde méditerranéen et la France au temps de Louis XIV.

Devenu lui-même objet de curiosité, notre conteur hors pair détaille son arrivée pittoresque à Versailles où il fait sensation parmi les princesses et femmes de la cour. La duchesse de Bourgogne fut même sa protectrice. Clou de l’histoire, il assiste à une représentation d’Atys de Lully (qu’on surnomma « l’opéra du roi ») et en livre une savoureuse description. Il suffit d’imaginer aujourd’hui la scène — et l’auteur nous y aide de la plus belle façon — de cet homme jeune, arrivant des khans (caravansérails) de sa ville ô combien lointaine de l’empire ottoman, venu écouter au milieu de la noblesse la musique la plus sophistiquée de son temps ! Cette expérience sonore et visuelle avec ces musiciens et ces comédiens costumés et poudrés a dû lui paraître un conte de fées bien réel. Notons enfin qu’à l’époque le public était friand de « turqueries », alors que la France du Roi-Soleil et la Sublime Porte flirtaient d’amitié depuis plusieurs années.

Un livre écrit sur le tard

Mais au-delà de ces péripéties de voyage, le livre de Hanna Dyâb vaut surtout pour ce qu’il nous révèle et qui était ignoré de la genèse des Mille et une nuits.

C’est en effet durant son séjour parisien que l’auteur fait la connaissance de l’orientaliste Antoine Galland à qui il fournit treize contes dont « Ali Baba et les quarante voleurs », sous forme de récits oraux, à l’exception d’« Aladin » sous forme écrite. Galland en fait état dans les notes de son Journal, sans reconnaître la paternité des histoires au voyageur syrien lors de la publication du livre.

Dyâb rentre-t-il plus tôt que prévu en Syrie ? Y est-il poussé par les manigances de son maître Paul Lucas ? Y a-t-il eu des intrigues entre ce dernier et Galland qui ont provoqué son retour ? Toujours est-il qu’il décide de revenir dans sa ville natale en passant cette fois par Smyrne et Constantinople, d’où il rejoint Alep en 1710 en traversant l’Anatolie en caravane. À Alep, il s’installe comme marchand drapier et se marie. Hanna Dyâb écrit sur le tard, en 1763, cinquante ans après le voyage, le récit de ses pérégrinations. Comme de nombreux Orientaux de l’époque, sa mémoire devait être prodigieuse même s’il a pu se tromper sur tel ou tel détail ou date, ce que révèle une comparaison entre son texte et le journal de bord de Paul Lucas.

Un manuscrit exhumé à la Bibliothèque vaticane

Comment cet unique manuscrit inédit se trouvant dans la Bibliothèque vaticane a-t-il été exhumé en 2013 et publié ? Le mérite en revient à trois spécialistes, historiens et linguiste français, Paule Fahmé-Thiéry, Bernard Heyberger et Jérôme Lentin qui en assurèrent une traduction en français richement annotée, publiée en 2015 dans la collection Sindbad chez Actes Sud1. Sa découverte par Jérôme Lentin remonte à 1993 alors que le linguiste français préparait sa thèse d’État et il a fallu attendre quelques années pour que le livre voie le jour dans sa version définitive.

Cette publication est un rare exemple d’un manuscrit arabe présenté au public dans une édition qui n’est pas celle de sa langue d’origine. S’ensuivit une traduction allemande par Gennaro Ghirardelli, à partir de la version française, mais avec retour constant au manuscrit2. Le livre a été publié aussi en arabe par Moustafa Mouhammad Al-Jarouch et Safa Abou Shahla Joubrane (Beyrouth, 2017), et la publication de sa traduction en anglais (par Elias Muhanna et Johannes Stephan) est prévue cette année.

Et si Hanna Dyâb était Aladin ?

Ce nouvel engouement a donné lieu à des études de spécialistes pour qui Hanna Dyâb est le véritable auteur, sinon l’inspirateur d’Aladin et d’Ali Baba tels qu’on les connait, car l’origine des Mille et une nuits remonte probablement au Moyen Âge arabe de l’époque abbasside. Dans sa préface, Bernard Heyberger fait d’ailleurs une intéressante analogie entre Hanna et Aladin, reprise depuis par plusieurs chercheurs arabes et occidentaux.

« On assiste à beaucoup de nouvelles recherches pour savoir qui est derrière ce personnage d’Aladin », estime ainsi Arafat A. Razzaque, chercheur au Center for Middle Eastern Studies d’Harvard, dans une claire allusion à Hanna Dyâb. Pour le professeur en littérature Paulo Lemos Horta, qui enseigne à l’université d’Abou Dhabi, et a étudié les « auteurs secrets » des Mille et une nuits, le caractère même d’Aladin est basé sur la personnalité de Hanna Dyâb et ses expériences. « Nous ne savons pas si Dyâb a créé l’histoire d’Aladin en combinant des éléments appris en écoutant des raconteurs d’histoires » comme il en regorgeait dans les cafés d’Orient à Alep même ou durant son voyage à travers la Méditerranée, « ou s’il a entendu ce conte tel quel ou même s’il a trouvé un manuscrit considéré comme perdu et l’a remis à Galland », précise Paulo Paulo Lemos Horta.

Quoi qu’il en soit, Bernard Heyberger enfonce le clou : « Et si Hanna était Aladin ? », s’interroge-t-il. Dans les deux cas, un jeune homme qui a perdu son père traverse une crise. C’est à ce moment-là qu’il rencontre une sorte de « tuteur » et l’« oncle d’Aladin s’avère être un manipulateur », ajoute-t-il en allusion à Paul Lucas. Les mondes de l’Orient et de l’Occident s’entrecroisent parfois déjà à cette époque. Le « parcours individuel (de Hanna) peut servir de clé pour comprendre comment s’“interconnectent” des univers culturellement éloignés », estime l’historien des sociétés du monde musulman.

Et si, pour Ulrich Marzolph, Hanna « est probablement le plus grand conteur moderne nommément connu », citons encore Heyberger en conclusion : « Au-delà du plaisir indéniable que la lecture de son récit procure, nous devons être reconnaissants à Hanna de nous avoir aidés à déplacer le regard que nous portons sur le monde méditerranéen, sur les relations entre “l’Orient” et “l’Occident” ou entre “chrétienté” et “islam”, et sur notre perception des Mille et une nuits ».

On le voit, le monde arabe n’a pas encore livré tous ses mystères et ses secrets. Avis aux islamologues et autres spécialistes obsédés par nos banlieues.

  • Hanna Dyâb, D’Alep à Paris. Les pérégrinations d’un jeune Syrien au temps de Louis XIV
    Récit traduit de l’arabe (Syrie), et annoté par Paule Fahmé-Thiéry, Bernard Heyberger et Jérôme Lentin, Sindbad-Actes Sud (collection La bibliothèque arabe. Les classiques), 2015. — 446 pages ; 28 euros

1Les vingt premières pages sont disponibles sur le site d’Actes Sud.

2Von Aleppo nach Paris. Die Reise eines junIen Syrers bis an den Hof Ludwigs XIV, Die Andere Bibliothek (volume 378), 2016. — 489 p.

Soutenez Orient XXI

Orient XXI est un média gratuit et sans publicité.
Vous pouvez nous soutenir en faisant un don défiscalisé.