Un polar turc orientaliste

« Qui a tué Lady Winsley ? » d’Hiner Saleem · Moins qu’une critique du film Qui a tué Lady Winsley ? d’Hiner Saleem, il s’agit ici de présenter quelques réflexions sur la manière dont les lieux de tournage du film sont représentés.

L’intrigue du film d’Hiner Saleem part du meurtre d’une romancière américaine installée sur l’île stambouliote de Büyükada. L’inspecteur Fergan y est envoyé pour enquêter et déterminer « qui a tué Lady Winsley ». Le charismatique inspecteur se retrouve aux prises avec une microsociété insulaire dans laquelle règne l’omerta.

La dimension comique du film réside principalement dans le comportement des habitants de l’île, leur stupidité en étant le principal ressort comique. Les rares personnages dotés d’une personnalité propre mis à part (l’inspecteur Fergan, le commissaire Ferdi, Azra, la jeune femme de l’auberge, Burak Özturk, le journaliste ultranationaliste), les autres se comportent tous de manière grégaire : les « vieux », leurs épouses, les policiers. Dans plusieurs plans, tous ces personnages se déplacent de façon synchronisée (pour boire du thé, par exemple), comme s’ils étaient dépourvus de toute autonomie.

La représentation des habitants est lourdement dépréciative : les personnages de l’île sont tous cousins, ils ne maîtrisent pas l’anglais puisqu’ils écorchent délibérément le nom de la victime (lady Nestlé, lady Presley…), le commissaire de police Ferdi ne comprend pas le principe de l’analyse ADN. Ces personnages n’existent que par groupes racontant des imbécilités avec une focalisation sur les questions de tradition, de patriarcat et d’« honneur sexuel ». Quant aux policiers en uniforme, au-delà de leur évidente incompétence, on ne les voit que désœuvrés, errant dans leur commissariat décrépit.

L’heure du thé

Le cadre dans lequel tous ces personnages évoluent est pourvu d’un certain charme désuet mêlant beauté et décrépitude. Les maisons, le mobilier et le matériel sont vieux d’un demi-siècle : l’île est figée dans un certain archaïsme. En revanche, certains éléments rattachent l’intrigue au présent le plus actuel : les tests ADN, l’ordinateur du journaliste, l’iPhone de l’inspecteur, les uniformes des policiers et des ambulanciers.

En somme, Hiner Saleem construit son intrigue dans un cadre spatial et chronologique à la fois flou et défini très précisément par rapport à l’actualité la plus récente. Les habitants incarnent et synthétisent tous les poncifs orientalistes (brutalité, misogynie, incapacité d’évoluer et de se moderniser) d’une part, et de tous les discours empreints de mépris de classe sur les ruraux anatoliens (conservatisme, fermeture d’esprit, surfécondité, consanguinité), d’autre part. Il est difficile de ne pas voir dans la construction de ces personnages une essentialisation des individus dans des clichés négatifs qui leur dénie toute autonomie de pensée, toute individualité, toute capacité à dévier du groupe. Comment ne pas percevoir la traduction à l’écran des discours pétris de mépris de classe et de mépris culturel de la bourgeoisie stambouliote à l’égard des Anatoliens ruraux et des populations urbaines issues de l’exode rural ?

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Büyükada, île stambouliote à contre-emploi

Le film a pour décor l’île stambouliote de Büyükada, la plus grande d’un archipel composé de quatre îles principales en mer de Marmara. Elle abrite la moitié de la population de l’archipel1. En été, la population des îles est démultipliée, car elles sont un lieu de villégiature de la bourgeoisie stambouliote, tout particulièrement des membres des minorités non musulmanes (juifs, Arméniens, Grecs d’Istanbul) qui ont construit la plupart des belles demeures bourgeoises qu’on y voit. En été, malgré une relative désaffection des jeunes générations, l’île est encore un lieu de sociabilité et de raffermissement communautaire pour les membres de ces communautés qui comptent désormais moins de 100 000 habitants, une goutte d’eau au sein de la population stambouliote. Ainsi, Büyükada est sans doute l’un des tout derniers lieux où il est possible d’avoir une expérience sensible de ce qu’était la ville entre la fin de la période ottomane et les années 19502. Les églises et les synagogues sont nombreuses et visibles, on peut entendre des personnes âgées parler arménien ou ladino (judéo-espagnol) aux terrasses de café, le soir.

Arrivée à Büyükada

Büyükada est reliée au centre d’Istanbul par de nombreux bateaux. Son économie est entièrement tournée vers le tourisme et la villégiature. En été, les travailleurs saisonniers kurdes sont nombreux (garçons de café, cuisiniers, plagistes sur les plages privées de l’île). Les touristes turcs ou étrangers débarquent chaque jour par centaines. L’interdiction des véhicules à moteur à essence et les règles d’urbanisme ayant permis de limiter les constructions dans le quart nord de l’île, elle est un espace de respiration quelque peu désuet, reposant par rapport à la frénésie stambouliote.

L’excuse de la fiction ?

Ces quelques réalités esquissées tranchent très fortement avec l’impression d’enclavement, de ruralité, de fermeture d’esprit et, surtout, avec l’ultranationalisme virulent manifesté par les habitants de l’île. Il ne s’agit pas de promouvoir une vision irénique ou idyllique d’une île qui serait exempte d’inégalités ou de rapports de domination. Les conséquences du patriarcat s’y manifestent comme ailleurs, l’écart de niveau de vie entre la population résidente à l’année et la population estivale est à la mesure des inégalités stambouliotes, les Kurdes présents sur l’île en été sont plus souvent travailleurs saisonniers que touristes en villégiature. Comme ailleurs, le pouvoir du Parti de la justice et du développement (AKP) cherche à remodeler les espaces publics, à transformer les paysages et la composition démographique des quartiers dans un sens qui lui soit favorable.

Hiner Saleem a l’excuse de la fiction : en tant que réalisateur, il a tout à fait le droit de représenter comme il l’entend le lieu dans lequel il inscrit son intrigue. Cependant, malgré quelques scènes oniriques, il ne présente pas l’île comme un territoire fictif, un espace du conte ; l’intrigue est très précisément située dans le temps et l’espace. L’un des tout premiers plans de l’arrivée de l’inspecteur Fergan donne à voir le visage de Recep Tayyip Erdoğan sur une affiche électorale de l’AKP pour le référendum constitutionnel de 2017. Le nom Büyükada est prononcé ou écrit explicitement, les paysages du quartier de l’embarcadère sont immédiatement reconnaissables par n’importe quel Stambouliote.

Charme désuet

Certes, Qui a tué lady Winsley ? n’est pas un documentaire et Hiner Saleem n’avait pas d’ambition de donner à voir une vérité du lieu. Cependant, alors que l’île est une butte-témoin du cosmopolitisme et des sociabilités estivales héritées de la fin de l’empire ottoman, une telle dénégation de l’urbanité de l’île et de ses habitants, une telle accumulation de clichés négatifs représentant un village insulaire peuplé de consanguins racistes a de quoi déranger. Cette tendance à représenter des lieux figés et décrépits peuplés de personnages dominés par la tradition peut être rattachée à la généalogie des discours orientalistes étudiés par Edward Said3.

Et la « question kurde » apparut

Si la question kurde n’occupe, en tant que telle, qu’une dizaine de minutes du film, elle est au cœur de l’intrigue. En effet, la romancière américaine est assassinée alors qu’elle enquêtait sur le meurtre d’un jeune poète kurde ayant eu lieu quinze ans auparavant. Alors que l’inspecteur Fergan est sur le point de découvrir le lien entre les deux meurtres, Burak Özturk, journaliste ultranationaliste sévissant dans le journal local décide de publier un article à charge utilisant les origines kurdes de Fergan pour le disqualifier et empêcher la poursuite de l’enquête. S’ensuit un bref aller-retour à Istanbul où Fergan rend visite à sa mère qui lui raconte, semble-t-il pour la première fois, l’histoire de sa famille kurde exilée à Ankara dans les premières années de la période républicaine (après 1923).

Le racisme de certains personnages — particulièrement du journaliste — est virulent et décomplexé : dans sa bouche, le mot « kurde » est, en soi, une insulte. Un autre personnage, après s’être dit démocrate et de gauche, déclare explicitement que les Kurdes sont une race à exterminer. Or, bien que le racisme anti-kurde existe indubitablement dans l’espace public turc, il est couramment associé à de la haine politique (visant le mouvement kurde) ou à du mépris de classe. Hiner Saleem donne à voir des personnages dont la phraséologie raciste ressemble davantage à celle d’un membre du Ku Klux Klan ou d’un nazi des années 1930.

Cette manière de présenter la question de la place et des droits des Kurdes depuis 1923 comme un pur problème de racisme tend à décontextualiser et, in fine, à dépolitiser la question. La portée métaphorique de l’intrigue est évidente : c’est un Kurde qui vient mettre au jour les secrets de famille (une vieille histoire d’adultère occupe une place centrale dans la conduite de l’enquête), et déterrer les cadavres enfouis d’une communauté turque. Le double meurtre du film peut être compris comme la métaphore de la longue histoire des exactions de l’État turc contre les Kurdes dans l’est de la Turquie des années 1920 à nos jours. Si la métaphore pouvait être pertinente et si la mise en scène de personnages caricaturaux est un ressort narratif légitime, cette opposition manichéenne entre un inspecteur kurde paré de toutes les vertus et une meute d’Anatoliens mal dégrossis, racistes, misogynes, consanguins et, pour certains, sanguinaires, manque franchement de subtilité. De surcroît, cette métaphore omet totalement la centralité de l’État dans la conduite de ces exactions, d’autant que le « gentil » du film est un fonctionnaire de police.

Des clichés monolithiques

Toutes ces essentialisations, qu’elles soient positives ou négatives, sont conformes à la manière avec laquelle la question kurde est trop souvent traitée. Du réfugié, éternelle victime de l’histoire, à la fière guerrière des Unités de protection de la femme (YPG), les Kurdes ne sont représentés que par le biais de clichés monolithiques. Ces simplifications diverses éloignent, plus qu’elles ne rapprochent, d’une compréhension fine des différentes dimensions de la question kurde aujourd’hui.

Le réalisateur est originaire du Kurdistan irakien mais vit en Europe depuis les années 1980. S’il est filmé et en partie produit en Turquie, ce film est essentiellement destiné à un public européen4. Que cela corresponde ou non à la volonté du réalisateur, la sortie du film n’est pas prévue en Turquie.

Hiner Saleem a beau être kurde, il n’en produit pas moins une œuvre collant bien davantage aux préjugés orientalistes circulant en Europe qu’aux réalités sociales et politiques de la région.

Qui a tué lady Winsley ? est une œuvre de fiction qui manie l’outrance. Cependant, ce choix d’inscrire cette satire dans un espace et un temps si proches de l’actualité la plus brûlante tout en manipulant les poncifs les plus grossiers a un goût déplaisant.

1En 2017, l’arrondissement d’Adalar (« les îles ») abritait 14 900 habitants dont 7 500 à Büyükada. Cet arrondissement est le moins peuplé des 39 arrondissements de la mégapole de 15 millions d’habitants.

2La population juive s’érode suite à la fondation d’Israël (1948), la majorité des Grecs d’Istanbul partent après les pogroms de 1955. Les années 1950 marquent également le début de l’exode rural qui démultiplie la population urbaine.

3Edward W. Said, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, Le Seuil, 1978 (rééd. 2003).

4D’après le site unifrance.org, le film est projeté en France et en Suisse. Sa sortie est prévue en Belgique et en Italie.

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