Alors que le Liban subit l’enchaînement dramatique de fléaux sur fond d’une interminable crise politique et économique, Asfuriyyeh : A History of Madness, Modernity, and War in the Middle East présente une approche de l’histoire de la folie et de ses institutions dans leurs rapports avec le contexte sociopolitique et la succession de conflits et de déracinements qui ont traumatisé des générations de Libanais, parmi lesquels l’autrice, la chercheuse et médecin Joëlle Abi-Rached. Cette histoire apporte, à travers le portrait d’une institution psychiatrique, un éclairage passionnant et inédit sur l’histoire du Liban, dans la période qui couvre l’existence de cette institution de 1896 à sa fermeture en 1982, aux heures les plus sombres de la guerre civile.
Publié en septembre 2020, le livre présente le résultat d’une recherche scientifique rigoureuse nourrie d’un travail de première main sur les archives britanniques, françaises et libanaises. Issu de la thèse de l’autrice, il s’affranchit des limites des champs disciplinaires pour tracer en filigrane un parallèle entre l’histoire d’une institution médicale spécialisée et celle du Liban.
Asfuriyyeh, « volière d’oiseaux »
L’approche chronologique est précédée d’une exploration sémantique de la maladie mentale dont les dénominations successives d’Asfuriyyeh sont le reflet : en 1900, le British Medical Journal cite « The Lebanon Hospital for the Insane » (l’hôpital pour aliénés du Liban) comme la seule institution de cette nature dans l’empire ottoman entre le Caire et Constantinople. En 1915, il est renommé « Hôpital pour maladies mentales du Liban », puis en 1950, « Hôpital pour troubles mentaux et neurologiques. » Sa fondation en 1896 est redevable à un missionnaire quaker, Theophilus Waldmeier, qui choisit un site proche de Beyrouth, non loin de la liaison avec Damas, en vue de faciliter son accès à des patients venus de toutes les contrées du Proche-Orient : d’Alexandrie, d’Alep, de Jérusalem, de Haïfa et même de Téhéran. « Asfuriyyeh » reprend le nom du lieu-dit sur lequel ont été établis les premiers pavillons du centre de soins pour « malades mentaux ». Il signifie, par une coïncidence ironique, « volière d’oiseaux ».
Entre protestants et catholiques
Après des agrandissements et une direction remaniée qui la place durablement dans l’orbite culturelle et médicale anglo-saxonne, l’institution est le reflet des rapports de forces entre missions protestantes et catholiques, lesquelles renvoient elles-mêmes en partie aux luttes d’influence que se livrent Britanniques et Français. Les puissances impérialistes s’appuient sur des relais tels que les missions à travers leurs réseaux concurrents d’institutions d’enseignement supérieur, en particulier des facultés de médecine et des hôpitaux. Ainsi les Anglo-saxons créent en 1866 le Syrian Protestant College devenu l’American University of Beirut, ainsi qu’une faculté de médecine en 1867, tandis que les Français fondent l’Université Saint Joseph en 1875, une faculté de médecine en 1883 et l’Hôtel-Dieu dans les années 1930.
Dans le domaine de la psychiatrie, alors qu’Asfuriyyeh est affilié officiellement avec l’université américaine dans les années 1920 à travers la création d’une chaire en psychiatrie, un capucin libanais francophile, le père Jacques, fonde Dar el-Salib (le monastère de la Croix) qui devient dans les années 1950 l’hôpital psychiatrique de la Croix.
Une étape vers la modernité
Même si la compétition entre protestants et catholiques renvoie aux luttes d’influence des grandes puissances, l’autrice met en garde contre l’affirmation que ces missions étaient les chevaux de Troie des pouvoirs occidentaux puis coloniaux de la fin du XIXe siècle jusqu’aux indépendances de la Syrie et du Liban. Car ces missions avaient leur propre agenda : à travers le déploiement d’établissements de bienfaisance et d’enseignement, elles visaient d’abord à propager le christianisme « véritable » — protestant ou catholique — et à convertir en priorité les chrétiens d’Orient adeptes de liturgies et de superstitions suspectes qui n’avaient de chrétien que le nom.
C’est en vertu de la lutte contre les superstitions et le traitement inhumain infligé aux « possédés » (enchaînement, privation de nourriture, etc.) que dès le début du XXe siècle, Asfuriyyeh participe à la diffusion d’une approche moderne de la psychiatrie et attire des patients au-delà du seul Liban. Face au déclin des bimaristan, hospices et centres de soins dans l’empire ottoman finissant, les élites intellectuelles libanaises — dont plusieurs membres avaient été formés par le Syrian Protestant College — fondent à la fin du XIXe siècle le mouvement intellectuel et culturel de la Nahda (Renaissance) pour soutenir une voie d’émancipation nationale qui inclue notamment la médecine et la psychiatrie. La revue médicale Al-Tabib salue alors la création de l’institution psychiatrique comme une étape importante vers la modernisation du système de soins et du progrès scientifique.
Les deux guerres mondiales et les crises économiques manquent à plusieurs reprises de mettre fin au modèle économique d’Asfuriyyeh reposant sur des contributions privées. La concurrence entre Britanniques et Français encourage le soutien financier du comité britannique (London General Committee) via d’importantes et décisives campagnes de collecte de fonds ; soutien qui se poursuit jusqu’aux années 1970.
Les velléités de constitution d’un État moderne qui marquent la présidence du général Fouad Chehab (1958-1964) s’expriment dans le domaine de la protection sociale par l’instauration d’un embryon de sécurité sociale et par un soutien financier de l’État libanais qui, comme le mouvement de la Nahda un demi-siècle plus tôt, considère Asfuriyyeh comme symbole d’un État moderne.
Ouvert à toutes les confessions
À la veille de la guerre civile, le nombre de patients admis est de 1250. L’établissement est ouvert à toutes les confessions, qu’il s’agisse des patients ou de l’équipe soignante. Cette approche non communautaire qui est même inscrite dans son règlement ne résiste pourtant pas aux replis communautaires qui divisent violemment le Liban. L’hopital étant situé en zone chrétienne sous contrôle du parti phalangiste, mais à proximité du camp palestinien de Tall El-Zaatar, des membres du personnel et des patients de l’hôpital sont victimes d’enlèvements et de crimes et de représailles. Dès la reprise des combats en 1976, l’un des principaux pavillons est détruit par un bombardement.
Les destructions occasionnées par la guerre conduisent la direction anglo-libanaise de l’hôpital à cesser toute activité. Le président du comité libanais assure en 1982 que la fondation Hariri reconstruira l’établissement dans un autre site, moyennant l’acquisition des terrains d’Asfuriyyeh par la société Solidere créée pour la reconstruction du centre de Beyrouth et détenue en majorité par l’ancien premier ministre Rafik Hariri. Le projet immobilier de luxe est toujours dans les cartons ; il verra sans doute le jour, contrairement au futur hôpital toujours en ruines à Aramoun.
Dans cet essai de « topo histoire » et grâce à une approche fine et foisonnante des rapports de domination culturels et politiques, Joelle Abi-Rached invite le lecteur à considérer que la folie n’est pas toujours là où on l’enferme. Surtout au Liban.
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