Une « peacenik » anglaise dans le bourbier irakien

À première vue, rien ne prédisposait Emma Sky, 35 ans, célibataire, civile et sujette de sa Gracieuse Majesté, à devenir gouverneure de la province de Kirkouk, l’une des plus disputées du pays, puis conseillère politique de deux commandants en chef de l’armée américaine en Irak. Rien, sinon l’improvisation confondante des lendemains de l’invasion américano-britannique du printemps 2003.

Emma Sky, avec le général Ray Odierno et des soldats américains dans le marché de Khalis.
US Army, 24 janvier 2009.

Pris de court, Londres recrute sur Internet des arabisants prêts à passer trois mois en Irak pour préparer l’après-Saddam Hussein. Ancienne d’Oxford, ayant travaillé dix ans en Israël et à Gaza pour des ONG, experte en ingénierie sociale, mais jusque-là militante déterminée contre la guerre, Emma Sky est pourtant retenue sur-le-champ et expédiée dare-dare par avion militaire à Bassora, le centre de la zone d’occupation britannique où, lui promet-on, elle sera attendue et « briefée » sur sa mission. Au terminal de l’aéroport, personne ; le lendemain à Bagdad au quartier général, nul n’a besoin d’elle. Finalement, pour s’en débarrasser, on l’expédie au nord. À Mossoul, une diplomate du Foreign Office la nomme au dernier poste à pourvoir : « governorate coordinator » (coordinatrice du gouvernorat) de Kirkouk, sans plus d’instructions ni de recommandations.

À l’ombre de la « quatrième tribu »

Interviewée pendant trois heures en 2011 par l’interminable commission d’enquête sur l’engagement britannique en Irak présidée par Sir John Chilcot, dont on attend toujours le rapport sept ans après sa nomination, elle aura beaucoup de mal à les convaincre de l’amateurisme qui a présidé dès le départ à une affaire mal engagée.

Une semaine après son arrivée, une attaque au lance-missiles contre sa maison l’oblige à rejoindre la base américaine où stationne une unité parachutiste, la 173rd Airborne Brigade commandée par le colonel William Mayville avec qui elle partage le pouvoir. Sur le papier, il lui est subordonné ; dans les faits, elle est nourrie, transportée, hébergée, protégée par l’armée américaine sans laquelle elle serait encore plus impuissante qu’elle ne l’est dans ses nouvelles fonctions. Kirkouk, ville fameuse depuis toujours pour ses fruits et son pétrole, est peuplée de Turkmènes, d’Arabes et de Kurdes. Elle a été conquise par les parachutistes américains et leurs alliés les peshmerga, les miliciens des deux grands partis kurdes1.

Les premières semaines, un calme relatif règne. En juin, les premiers incidents éclatent, les Arabes reprochent aux Kurdes de s’accaparer la cité, d’y nommer exclusivement leurs militants à la tête des services publics — on verra même une manifestation pro-kurdes rythmée par les sirènes des voitures des pompiers et emmenée dans les fourgons de la police. Finalement, la 173e brigade est obligée d’intervenir pour mettre un terme aux combats et dans l’imaginaire populaire, les Américains font bientôt figure de quatrième tribu de la ville. Personne ne fait confiance à personne, l’insécurité s’installe faute de trouver un équilibre entre ces quatre tribus. Arabes et Turkmènes sont persuadés que les officiers américains penchent vers les Kurdes, lesquels mettent en avant les déportations dont ils ont souffert sous Saddam Hussein pour réclamer une redistribution des cartes et réparer les injustices d’hier, quitte à en commettre d’autres aujourd’hui au détriment des non-Kurdes. Trois sujets de conflits les déchirent : le contrôle politique de la ville, le choix de la langue à enseigner dans les écoles, kurde ou arabe, et la propriété des terres attribuées aux Arabes chiites venus du sud du pays. Les Kurdes réclament leur départ et ne se cachent pas de vouloir englober la province dans le Kurdistan. Plus un non-dit de taille : à qui iront les gisements de pétrole, parmi les plus importants d’Irak ?

Emma Sky active les Équipes de reconstruction provinciales (Provincial Reconstitution Teams, PRT), censées rebâtir le pays éprouvé par plus de vingt ans de guerre et d’embargos. Les populations locales les trouvent nettement moins efficaces que les équipes de Saddam Hussein. Elle s’emploie à nommer à l’aveuglette des remplaçants aux milliers de fonctionnaires locaux, victimes de la « débaasification » radicale imposée par les néoconservateurs de Washington, sélectionne tant bien que mal des responsables civils inconnus de la population et sans grande expérience des affaires publiques. Elle tente de persuader Paul Bremer, le chef de l’Autorité provisoire de la coalition, de donner un statut spécial à la province qui assure une représentation équitable aux trois communautés. Son grand dessein échoue devant l’opposition des politiciens kurdes plus habiles que leurs rivaux arabes ou turkmènes à Kirkouk. Washington n’imagine pas d’imposer une solution politique rejetée par les chefs kurdes, « ils doivent rester à bord avec nous » s’entend dire Emma Sky2 qui quitte Kirkouk sur cet échec.

Critique de la confessionnalisation du conflit

La deuxième partie (2007-2010) de la carrière irakienne de l’auteure sera plus conventionnelle. Conseillère spéciale du général Ray Odierno en charge de l’Irak puis du général David Petraeus, elle assure les relations avec le cabinet du premier ministre irakien Nouri Al-Maliki et participe à l’opération baptisée « The Surge » (la déferlante) — l’envoi de 20 000 GI supplémentaires —, cette tentative désespérée du président George W. Bush avant sa sortie de la Maison-Blanche, de s’extraire du bourbier irakien entretenu par la révolte sunnite au centre du pays et par la contestation chiite au sud, soutenue par Téhéran.

L’auteure, aujourd’hui chercheure à Yale, reprend la thèse des républicains qui rend Barack Obama responsable du désastre irakien  : plutôt que de confier le dossier à son vice-président Joe Biden qui s’en désintéresse3, il aurait dû laisser 50 000 soldats américains en Irak et soutenir le parti anti-confessionnel Iraqiya d’Iyad Allaoui, arrivé en tête, réunir une majorité « laïque » après le scrutin de 2010 au lieu de laisser en place un chiite sectaire, le premier ministre Nouri Al-Maliki, et tolérer qu’il réprime les sunnites ayant choisi de participer aux élections.

C’est oublier que dès le départ de son aventure irakienne, Washington a imposé la confessionnalisation de la vie politique au détriment de l’unité nationale : les principaux partis de gouvernement sont chiites ou kurdes ; selon une loi non écrite, le chef du gouvernement doit être chiite, le président de la République kurde. Les sunnites boycottent de fait ce régime politique à la libanaise qui les exclut et contre lequel ils vont prendre les armes à plusieurs reprises jusqu’à la prise de Mossoul en juin 2014 par l’organisation de l’État islamique (OEI). Si l’engouement de l’ancienne « peacenik » pour l’US Army et ses généraux, répété à de trop nombreuses reprises agace plus d’un lecteur, son témoignage de l’intérieur permet de mieux comprendre les causes de l’impuissance américaine au Proche-Orient.

  • Emma Sky, The Unraveling. High Hopes and Missed Opportunities in Iraq,
    New York, Public Affairs, 2015. —382 p.

1Le Parti démocratique du Kurdistan (PDK) dirigé par les Barzani père et fils, et l’Union patriotique du Kurdistan (UPK) de Jalal Talabani qui se partagent le pouvoir et le territoire au Kurdistan.

2En 2014, les peshmerga s’empareront de Kirkouk menacée par l’Organisation de l’État islamique (OEI) et proclameront son rattachement au Kurdistan.

3C’est encore lui qui s’est rendu à Bagdad le 28 avril 2016 pour tenter de juguler une énième crise gouvernementale.

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