Ya heif ! Ya heif ! Les balles sur les gens désarmés !
Et les enfants à l’âge des roses, pourquoi sont-ils emprisonnés ?
Ils ont vu les fusils, ô ma mère ! Alors ils ont dit : « Ce sont nos frères, ils ne tireront pas... »
Ils ont tiré ! Ô ma mère ! À balles réelles ! Nous sommes morts, de la main de nos frères.
À Alep on n’aime pas les armes ! On en a peur, mais on n’en veut pas moins la révolution. Allez, comprendre ! « J’ai pris les armes pour sauver la non-violence (...) Nos jeunes étaient ces hirondelles suspendues au rêve de la révolte pacifique, bravant les cataclysmes », s’écrie Moulham (39 ans).
Écrit en neuf parties, Le fil de nos vies brisées, qui vient d’être récompensé du prix Joseph Kessel, est une sorte de saga racontée par un chœur composé de neuf survivants au massacre de leur ville (et d’une partie d’eux-mêmes) aux heures les plus sombres de leur histoire (de 2012 à 2016), et de la voix de Cécile Hennion qui s’ajoute à la voix de chacun. Ces récits tantôt exaltés tantôt désespérés qui résonnent comme des voix traversant la vie et la mort laissent sur nous des traces indélébiles. Même s’il est trop tard.
« N’est-ce pas étrange d’écrire sur une ville où vous n’avez jamais mis les pieds ? » ai-je un jour demandé à Cécile Hennion, correspondante à Beyrouth du journal Le Monde. Après tout, le rôle du journaliste n’est-il pas par définition d’aller voir et de raconter ? Puis j’ai compris que l’auteur a fait bien plus que cela en allant au plus près du cœur battant de la ville : ses jeunes habitants.
J’ai compris que cueillir ces itinéraires est un tour de force où tout vibre dans ce cauchemar des morts-vivants que nous livre l’autrice — ou plutôt la passeuse, la tisseuse qu’elle est. On y lit la tragédie côtoyant l’humour, l’histoire le présent, l’amour, la révolte, la résignation, l’espoir, la peur, la vie des parents au passé, l’odeur des champs, et la vermine humaine croisant l’héroïsme des femmes et des hommes dans le fracas des bombes.
Omar, Oum Brahim et les autres, ces exilés qui nous parlent ont quitté le pavé de leur ville antique et mythique après avoir tourné le dos aux armes, aux illusions, et donné — peut être pour rien, peut-être pas — ce qu’ils pouvaient à leur révolution ou à leurs rêves.
Aussi, nul besoin de connaître physiquement cette ville comme je l’ai connue moi-même, qui suis un autre exilé natif d’Alep. Cécile Hennion nous le montre avec maestria et une rare sensibilité, elle a connu Alep par communion des âmes. « Vous n’avez pas vu l’arbre et la pierre de vos propres yeux, mais vous en connaissez la sève », lui ai-je dit, car moi aussi j’y ai grandi et passé les plus belles années de ma vie. Le Baas m’a fauché au sens figuré en prenant le pouvoir lors d’un coup d’État il y a une cinquantaine d’années. Puis il est revenu faucher sa jeunesse pour de bon un demi-siècle plus tard. Comme eux, j’ai connu l’amertume de l’exil, mais pas l’horreur qu’ils ont vécue.
Manger ses enfants
Ainsi, le « parti socialiste et panarabe des ouvriers et des paysans » — comme il se présente — s’est mué en ogre qui dévore ses enfants, et cette image est partout présente dans le livre. Il l’a fait à tel point que la moitié de population du pays s’est en quelque sorte volatilisée.
« Je ne reverrai plus jamais Alep ». Les six mots de Karam (25 ans) claquent comme une rafale de vent sec en ouvrant ce livre polyphonique, tout en racontant le rude apprentissage de la vie à l’école et sous le règne du Baas. « L’essentiel était notre reddition, notre absolue et totale soumission » au régime. Mais qu’importe les sévices, « Il est impossible d’exprimer la beauté de ce que fut ma ville : elle était la mère de toutes les villes ! », s’exclame Zakariya (31 ans), fils d’un grand commerçant dont le père avait été ruiné lorsque son usine de coton avait été nationalisée par le régime (pareillement à celle de mon père), et pourtant futur résistant et révolutionnaire. Zakariya n’a aucun complexe de classe comme il l’explique avec fierté : « Mon aïeul était un authentique Alépin. C’est-à-dire un de ces citadins enracinés dans la ville même, à l’exclusion des paysans syriens chaque année plus nombreux et plus pouilleux dans les quartiers périphériques [qui sont devenus le ferment de la révolte]. Mon grand-père possédait une manufacture de coton, l’une des spécialités alépines ».
À l’opposé, le père d’Aqil (34 ans) était agriculteur et appartenait à une grande tribu. Sous les incitations du parti Baas, il émigra avec d’autres paysans vers la grande ville. « Les tribus paysannes encore pétries de leurs traditions ont ainsi transhumé, s’agglutinant dans l’est d’Alep dont les jardins se transformèrent en taudis ou cahutes de béton inachevées formant des quartiers informes » où « couvaient depuis longtemps les braises de la colère ».
C’est comme cela que se fomentent les révoltes de ceux que le pouvoir « socialiste » entend instrumentaliser contre la bourgeoisie des villes. Au fil des pages se dresse en arrière-plan une vue sociopolitique du conflit, même si dans cet ouvrage il n’est question que d’humain.
Ainsi naissent aussi les désillusions, comme celles d’Aqil :
J’ai échoué, j’ai tout raté. Personne n’admettait ses erreurs. C’est pourquoi je suis parti. Tout le monde était blâmable : les honnêtes et les malhonnêtes, les bons et les méchants. Les pays voisins sont coupables eux aussi. Pourquoi auraient-ils voulu notre liberté quand ils la refusaient à leur propre peuple ? J’accuse aussi l’Europe et les États-Unis qui n’ont regardé que leurs intérêts, malgré leurs promesses grandiloquentes et leur ligne rouge infranchissable, au détriment de millions de nos citoyens qui les suppliaient de leur porter secours.
Dans un chapitre du livre intitulé « Les contes de notre enfance », Abdelqader (23 ans) raconte une scène d’horreur « inoubliable » lorsque son père, un pauvre employé du parti, vit un jour un tank dévier de sa course pour « écrabouiller un petit garçon occupé à manger de la laitue ». Hanté par cette image, il répétait tout le temps, « Fils ! Cet enfant n’avait dans la main que quelques feuilles de salade ! Ils l’ont aplati ! Pfuit ! De l’autre côté du soleil... » Pareille vision me semble se superposer à celle de Tien Anmen, mais sans autre public qu’un pauvre homme rasant les murs de sa ville. Il faut savoir la valeur et l’importance de la laitue à Alep. Les régimes perdurent, les gens passent de « l’autre côté du soleil » ; la mémoire disparaît avec le temps.
Durant l’été 2012, avec un an de retard sur les autres villes (paresse, nonchalance, souvenirs du passé récent, réticence des riches commerçants qui la peuplaient ?), Alep rejoignit la révolution. Mais ce mot convient-il ? Ou « le bordel suprême » serait-il plus approprié, avec ses hordes d’étrangers à la ville et au pays, ainsi que le désigne Abdelqader dans son récit intitulé « De la difficulté de manifester en claquettes ».
De fait, le livre montre bien l’impossibilité de définir ce qui s’est passé, tant chaque chose était aussi son contraire. Trahisons et lâchetés d’un côté, camaraderie et solidarité de l’autre. Il n’empêche. De petits délinquants, ces « vauriens patentés », se sont avérés les héros de cette pièce en quête d’auteur. « La révolution a révélé de belles âmes, là où on ne l’avait pas imaginé : ces voyous ont été capables de vaillance et loyauté jusqu’à la mort. Ils ont aussi constitué un rempart contre les extrémistes qui les traitaient de laïques tout en redoutant leur ardeur au combat », se souvient Ryan (39 ans).
« Aucun d’entre nous cependant n’aurait pu imaginer, ne serait-ce qu’un instant, que les petites revendications de notre jeunesse puissent virer à l’affrontement avec le régime », dit presque innocemment Hussein (30 ans) qui évoque l’époque où la jeunesse avait l’espoir de « réparer le pays », bien avant le début de l’insurrection. Hussein est un passionné de théâtre et son père était un militant politique enfermé son silence, pareillement à d’autres « oubliés de tous ».
Les hommes tels que mon père n’existent pas (...). De la même façon que nous, jeunes Syriens d’Alep, n’avons jamais existé. Les Assad sont restés les maîtres inégalés du théâtre de la manipulation. Combien de fois l’ont-ils jouée, face aux peuples engourdis, cette mise en scène à l’identique avec, dans le rôle principal, la violence islamiste et ses trompettes de l’apocalypse, puis dans le troisième acte, la psychose générale effaçant l’existence de toute forme d’opposition ?
Les dates ne sont pas nombreuses dans ce livre, mais sont-elles nécessaires ? Le temps a-t-il un sens en enfer ?
Humour et djihad
Plutôt que les élucubrations (souvent creuses) de nos experts es-islam, écoutons le cultivé Zakariya s’adresser à un homme de l’organisation de « Daech » ou d’Al-Nosra, lors de la brève période où les djihadistes ont semé la terreur à Alep :
(....)
— Tu viens d’où ?
— De Tunisie.
— Tu fous quoi en Syrie ?
— Le djihad.
— Mec, tu t’es trompé d’adresse ! Il n’y a pas de djihad par ici : chez nous c’est la révolution du peuple.Il s’est mis à causer en arabe classique (qu’il parlait mal) et à déblatérer que c’était le pays de Cham, la voie du djihad au nom d’Allah, et patati et patata...
— Cheikh écoute-moi, c’est juste une révolution. Le peuple se révolte contre son président. Nous n’avons pas de djihad, nous sommes opposés à tout ce que vous faites !
Suivent des passages édifiants et hilarants sur les querelles entre les Nosra et l’EI, leur ignorance de tout.
Rayan dans son récit « J’ai entendu parler du djihad... » :
En fait, des étrangers ont commencé à arriver en Syrie, mais nous n’en savions rien, pas plus que nous connaissions les noms de Jabhat Al-Nosra ou d’État islamique » (...) Partout, j’observais la solidarité, la fraternité, une noblesse d’esprit. Tout ce que nous avons fini par perdre en somme, quand les tarés de Jabhat Al-Nosra et autres mabouls de Daech ont débarqué chez nous, détruisant tout, y compris ce que nous avions préservé d’humanité dans le fracas des bombes-barils.
Le jugement n’est pas moins sévère envers L’armée libre (déserteurs de l’armée officielle) qui a créé la panique à Alep en entrant dans la cité :
À cet instant, nous les leaders de la révolution pacifique, avons compris que le choix ne nous appartenait plus et que l’avenir ne reposerait plus entre nos mains. Les armes étaient entrées dans la ville, aucun retour en arrière n’était envisageable .
L’argent, la France et nos amours
Et pourtant.
Les premiers combattants de l’arme libre étaient des hommes sincères. Tout le monde l’était, au début. Puis l’argent a commencé à manquer, ainsi que l’essence et à peu près tout. Beaucoup ont quitté nos rangs parce qu’ils n’avaient plus rien à manger (...) Cette dégradation des conditions de vie a entraîné notre plus grave défaite : nous avons perdu de vue la cause et l’importance de la moralité.
D’autres n’avaient que des « Allahou Akbar plein la bouche », confie Sami.
Et la France ? L’ancienne puissance mandataire, honnie, mais aussi aimée. « La France fut le premier pays, avant même les États-Unis, à proposer de soutenir l’Armée libre. Quelle déception ! Leur aide, ce fut du vent dans les branches ! » Soit, mais aucune révolution n’existe sans amour et l’amour précède la révolution, qui tue les amours et sépare les amants ou les amoureux. Les exilés d’Alep nous le disent. Pour moi, ce sont les plus belles pages, avec le récit magnifique et empli d’amour d’un lycée ouvert à tous, sous les bombes, et celui d’une clinique où les combattants de parties adverses pouvaient être soignés, fait rare dans une guerre, et qui mériterait un livre à lui tout seul.
Bara, l’enseignant qui créa une école libre pour les enfants d’Alep :
Les Alépins se mariaient beaucoup en ce temps-là. Dans le même décor aplati de débris se déroulaient simultanément une cérémonie de mariage ou une réception mortuaire. Dans la même ruelle, les invités au mariage croisaient les endeuillés, de sorte que les étapes de la vie — l’amour, la mort, les funérailles — se produisaient en un seul lieu et en un seul temps, des cortèges de joie côtoyant des cortèges tristesse, les uns saluant les autres, bien conscients que leur place pouvaient s’inverser du jour au lendemain, d’une seconde à l’autre »,
Et son épouse Alaa de commenter : « Peut-être était-ce pour défier l’enfer que nous convoquions ainsi le paradis ». Ou bien, Amir, 21 ans, qui raconte son premier amour entre lui, lycéen musulman et elle, Rawa, chrétienne qu’il rencontre dans un café au pied de la Citadelle :
Elle était belle comme la lune. J’aurais donné mes deux yeux pour avoir la permission de les noyer dans les siens, qu’elle avait orange couleur des fruits mûrs de nos beaux orangers. Ses dents étaient des perles. (....) La magie d’Alep avait opéré, car cette ville avait l’esprit ouvert, du moins dans certains quartiers. Les rues anciennes de Souleymanié (quartier majoritairement arménien), par exemple, étaient à l’image de Londres ou de Paris, avec des chrétiens et des athées, des gens ignorant tout du nom d’Allah (...)
À l’époque de l’adolescence d’Amir, nul ne demandait : « Es-tu chrétien ou musulman ? ». Avant le bouleversement de la guerre,
Alep fut une ville de la diversité et son souvenir me bouleverse, tant nos vies furent par la suite brisées par les atrocités et les haines. Je ne prétends pas que notre passé était idyllique, car, en tant que citoyens, nous n’avions aucun droit, pas même d’exprimer nos pensées, surtout si ces pensées étaient liées au Régime et à notre président.
Mais tout le récit d’Amir, intitulé « Bravoure d’amour » est un délice d’évocations de ce qu’était la société alépine, avec ses qualités et ses défauts.
Au terme de ce tour d’horizon forcément incomplet, laissons l’auteur exprimer son sentiment :
Qu’il fut court, en effet, le printemps alépin pour Akil, Karam, Zakariya et les autres ! Alep n’est certes pas la seule ville de Syrie à s’être soulevée. À avoir été démolie dans l’indifférence. Elle n’était cependant pas tout à fait comme les autres. Car qu’est-ce qu’une ville, si ce n’est au commencement, une tentative humaine de vivre ensemble, non dans le cercle étriqué de la famille ou de la tribu, mais malgré et avec les différences de chacun ? Alep n’est pas une ville comme les autres, car elle fut la première cité des hommes — ou l’une des plus anciennes — et, à ce titre un jalon dans la grande saga de l’humanité. Ce qu’elle fut, ce qu’elle a cessé d’être ne pas être que l’affaire des Alépins.
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