Yassin al-Haj Saleh. Une expérience syrienne pour penser le monde

Dans un recueil d’articles traduits en français et agrémentés d’un entretien, l’intellectuel et militant syrien développe une pensée complexe autour de la liberté, nourrie par ses propres expériences de détention, de perte et d’exil, ainsi que par sa connaissance profonde des sociétés syrienne et arabes – et de leur histoire.

L'image montre un homme souriant. Il a des cheveux blancs et porte des lunettes sur le haut de sa tête. Son expression est joyeuse, et on peut sentir une atmosphère amicale. L'arrière-plan est flou, mettant davantage l'accent sur son visage. Il porte un t-shirt noir et semble détendu.
Berlin, 24 mai 2024. Yassin al-Haj Saleh

Il est étrange de savoir que Yassin al-Haj Saleh se trouve aujourd’hui en Syrie tout en lisant son dernier livre traduit en français, Sur la liberté : la maison, la prison, l’exil… et le monde. Ce long titre annonce ce qui pourrait se décrire comme une broderie de pensées autour de ce qui fabrique et de ce qui détruit la liberté en contexte totalitaire, et au-delà. Les textes de cet ouvrage ont déjà été publiés dans des revues entre 2016 et 2022, mais leur réunion en un seul volume permet à ceux qui ne le connaissent pas de se familiariser avec un des intellectuels arabes contemporains — un philosophe ? — les plus profonds et les plus originaux. L’enfermer dans la catégorie des intellectuels, même s’il l’est au plein sens du terme, revient pourtant à réduire la portée de son propos. Car ce dernier est nourri de l’expérience vécue du militantisme, de la prison, de l’exil, de la perte — seize années dans les geôles d’Assad père, puis la disparition forcée de son épouse Samira en 2013 —, ce qui en fait la richesse, et lui donne une dimension tragique que l’on trouve rarement dans les écrits traitant plus ou moins des mêmes thèmes.

La préface de Catherine Coquio, spécialiste reconnue de littérature comparée qui a entre autres co-dirigé Syrie, le pays brûlé. Le livre noir des Assad (1970-2021)1, facilite l’entrée dans l’univers complexe de Yassin al-Haj Saleh en nous livrant d’indispensables clefs pour sa compréhension. Outre quelques indications biographiques sur l’auteur et sa trajectoire, elle explique l’approche « rhizomatique »2 — selon sa formule — qu’a l’auteur de la liberté, « divisible et variable », qui « se pense comme relation mobile, sur un mode horizontal et vertical ». Tel est en effet le sujet central des essais et de l’entretien qui suivent. Presque anthropomorphisée sous la plume d’al-Haj Saleh, la liberté, cet objet insaisissable car résumé par le mouvement, est confrontée ici à la maison — lieu familier qui n’est pas sans rappeler la geôle —, à la prison — où elle peut être apprivoisée —, à la nation dont il faut s’affranchir, à la souveraineté — toujours dangereuse car toujours dominante —, à l’exil qui peut se transformer en expérience libératrice. Si l’auteur peut avec aisance faire voyager sa pensée entre tant de lieux à la fois bien réels et symboliques, c’est que celle-ci est solidement ancrée dans sa connaissance intime de son pays et de sa région, le monde arabe, tout en mobilisant une somme de références puisées à tous les savoirs traitant de l’humain.

Le « présent permanent » des sociétés arabes

L’une de ces références prime sur les autres, celle qui touche à la souffrance. « De manière générale, indique-t-il, je me sens appartenir aux écrivains et penseurs dont la vie a été brisée ». C’est pourquoi il fait de Walter Benjamin son compagnon privilégié, en utilisant aussi, pour comprendre le système concentrationnaire et exterminateur assadien, la littérature de témoignage du judéocide nazi, de Primo Levi à Robert Antelme ou Jean Améry. C’est à cette aune qu’il tente d’analyser les apories3 qui, dans la pensée arabe, ont mené aux catastrophes contemporaines. Sans mésestimer le moins du monde le rôle d’Israël dans la répétition de ces catastrophes et, plus généralement, celui de l’Occident à l’encontre duquel il a des phrases aussi justes que définitives — « L’expert occidental du Moyen-Orient… n’aime pas nos régimes politiques certes, mais… déteste encore plus nos sociétés… Son discours culturaliste essentialiste ne parle que d’islam… préférant systématiquement la “stabilité” quand bien même elle se fonde sur des cadavres » —, il ne s’en tient pas là. Il fouille plus loin, plus profond, s’attaquant entre autres à l’Himalaya de « la fragilité de l’édifice cognitif de nos sociétés actuelles » et de l’absence « d’une conscience de soi, d’un travail sur ce qu’elle produit et de son examen critique » de la culture arabe contemporaine.

L’affirmation d’al-Haj Saleh selon laquelle rien de solide ni de durable ne s’est construit à partir de ces pensées rejoint le constat que j’ai pu faire à partir de l’analyse du mouvement réformiste4. Au fond, ce qui dans l’histoire arabe fait penser à la punition de Sisyphe est qu’aucune avancée n’a d’effet historique cumulatif : à chaque époque, ses intellectuels ont dû réinventer la roue pour s’interroger sur le devenir de leurs sociétés. L’auteur donne quelques éléments de réponse à cette énigme sans lui apporter d’explication globale. Peut-être, mais c’est reculer le point d’interrogation. Est-ce parce que la plupart de ceux qui ont tenté de penser de façon autonome, librement pour reprendre la catégorie centrale d’al-Haj Saleh, ont été condamnés au silence par l’assassinat physique ou social ? Peut-être parce que l’État arabe s’est construit jusqu’ici contre la société ? Ce sont, entre autres, ces manques qui font que « le présent permanent est la condition dans laquelle vivent les Arabes depuis… un demi-siècle ». Ce présentisme est certes une caractéristique du monde contemporain tout entier, dans la mesure où il se définit par l’absence de vision et de projet ; mais dans le monde arabe, il englobe toutes les familles politiques, des dictatures aux islamistes, dont la sacralisation du passé interdit d’envisager l’avenir.

Il ne faudrait pas croire, à la lecture de ces quelques citations, que le penseur syrien penche vers l’essentialisme. Bien au contraire, les trois essais qui composent cet ouvrage, et dont il explicite la teneur et le contexte dans l’entretien qui en compose la dernière partie, sont imprégnés du souci de l’universel qu’il ne confond pas avec l’universalisme impérial, cette marque de l’Occident. C’est tout l’humain qu’il tente d’analyser à travers les expériences qu’il a vécues et les savoirs qu’il a acquis en partie chez lui, et en partie dans ses exils successifs. Le dernier, en Allemagne, l’a rapproché entre autres d’Hannah Arendt, dont il admire la puissance des analyses tout en critiquant son eurocentrisme. Ce souci se donne à voir dans sa critique finale du « chauvinisme de la souffrance » donnant lieu à de délétères postures victimaires qu’il récuse, les définissant comme de dangereuses solutions de facilité. Rappelant les analyses d’autres essayistes, en particulier libanais, il réunit l’universel et le local en faisant de la Syrie une métonymie du monde contemporain, puisque l’on assisterait selon lui à sa « syrianisation » dont il s’efforce de montrer les manifestations.

Lire Yassin al-Haj Saleh revient à respirer une bouffée d’oxygène dans le contexte du monde arabe d’aujourd’hui où, entre l’influence de l’islam politique sous ses différentes formes, la permanence de régimes autocratiques prêts à tout pour se maintenir au pouvoir et la montée en puissance de rhétoriques populistes jusqu’au sommet de certains États, les trois se confondant parfois, la pensée est interdite. À travers quelques auteurs comme lui, elle résiste cependant, ouvrant peut-être un chemin à l’avenir.

1Ouvrage collectif publié aux éditions du Seuil, en 2022.

2NDLR. Terme botanique mobilisé notamment en philosophie pour décrire un système dépourvu de centre et proliférant de manière horizontale et où tout élément peut influencer un autre élément de la structure.

3NDLR. L’aporie qualifie un problème insoluble dans un raisonnement.

4Sophie Bessis, La Double Impasse. L’universel à l’épreuve des fondamentalismes religieux et marchand, Paris, La Découverte, 2014.

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