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1915, la bataille des Dardanelles. Turquie et Australie, deux récits nationalistes

Relégué à l’arrière-plan en France, le souvenir de la bataille des Dardanelles (1915) est pourtant au cœur de la construction nationale d’autres belligérants. En Australie comme en Turquie, l’événement est ainsi mis au service d’un récit nationaliste.

La bataille des Dardanelles, également appelée bataille de Gallipoli, est déclenchée au printemps 1915 à l’initiative de l’Entente et plus particulièrement du Royaume-Uni. Alors que l’illusion d’une victoire rapide s’est dissipée et que les violents affrontements sur le front occidental tournent à la guerre de position, le premier lord de l’amirauté (le ministre de la marine) Winston Churchill propose d’ouvrir un autre front en Orient. Conquérir la péninsule de Gallipoli et gagner ainsi le contrôle du détroit des Dardanelles doit permettre tout à la fois d’ouvrir la route vers Constantinople — et donc de forcer l’empire ottoman à se retirer du conflit—, de soulager les Russes en leur donnant un accès à la Méditerranée et d’encercler les puissances centrales.

Les pays de l’Entente ont toutefois largement sous-estimé la capacité de résistance des troupes ottomanes et subissent un double échec : l’opération navale tourne court lorsque plusieurs cuirassés français et britanniques coulent dans le détroit le 18 mars 1915, et les milliers de soldats qui débarquent ensuite sur les plages de la péninsule ne parviennent pas à s’emparer des positions ottomanes. À la fin de l’année 1915, les Alliés décident finalement d’évacuer leurs troupes : ils ont perdu près de 50 000 hommes1.

Intégrée dans un chapitre qui « vise à présenter les phases et les formes de la guerre », l’étude de la bataille des Dardanelles s’avère tout à fait pertinente à plusieurs titres. Elle se distingue ainsi des grandes batailles terrestres étudiées dans le programme par sa nature particulière (bataille navale et débarquement). Elle témoigne également de l’internationalisation du conflit avec l’ouverture d’un nouveau front et l’implication des troupes coloniales françaises et britanniques, sur laquelle insistent de nombreux manuels. Elle peut enfin être l’occasion d’interroger un peu plus en détail la place que cette bataille occupe dans plusieurs mémoires nationales.

Du régime kémaliste à l’AKP, un même mythe

En Turquie, la victoire des Dardanelles est réinscrite dans le cadre d’une « guerre de dix ans » (1912-1922) : la première guerre mondiale ne serait ainsi qu’une phase d’un long conflit commençant avec la première guerre balkanique et se terminant par la guerre d’indépendance turque. Dans ce récit national, la bataille de Gallipoli constituerait donc en quelque sorte la première étape d’une « guerre de libération » turque victorieuse. Le triomphe de Gallipoli serait par ailleurs à mettre au crédit du lieutenant-colonel Mustafa Kemal, alors à la tête d’une partie des troupes ottomanes chargées de la défense de la péninsule. Il s’agit pourtant d’une vision profondément anachronique, et trompeuse à plusieurs titres. Inscrire ce conflit dans une temporalité plus longue permet en premier lieu aux nationalistes de faire opportunément l’impasse sur l’issue de la première guerre mondiale, qui voit la défaite de l’empire ottoman. Parler d’une guerre « turque » masque également la contribution importante des soldats arméniens, grecs ou encore arabes qui servent dans les forces ottomanes.

Enfin, le rôle majeur de l’Allemagne, qui a la charge de la modernisation de l’armée ottomane depuis la fin du XIXe siècle et qui dirige les troupes ottomanes à Gallipoli, est lui aussi complètement passé sous silence pour mieux célébrer le futur dirigeant de la République turque2.

Dans les premières décennies du régime kémaliste, c’est surtout la mémoire de la guerre gréco-turque de 1919-1922 qui est mise en avant par le régime, même si le souvenir de Gallipoli est entretenu par les militaires. Après une première inflexion dans les années 1960, la situation change véritablement au lendemain du coup d’État militaire de 1980 : le gouvernement, désormais directement contrôlé par l’armée, s’implique plus massivement dans les commémorations.

Le récit national turc sur la bataille des Dardanelles semble certes connaître une inflexion notable dans les années 2000. Les islamistes du Parti de la justice et du développement (AKP), parvenus au pouvoir, remettent en cause la vulgate kémaliste : le rôle du futur Atatürk est ainsi minoré au profit de celui des soldats du rang, présentés comme des modèles de ténacité et de dévouement, et la guerre est réinterprétée comme une forme de croisade musulmane contre l’Occident. L’engagement de Bosniens ou de Palestiniens est par exemple mobilisé comme preuve d’une solidarité islamique, alors qu’ils étaient citoyens ottomans et donc soumis à l’obligation de conscription. Ces deux récits concurrents convergent toutefois en un certain nombre de points : l’exclusion de fait des communautés non musulmanes, l’occultation ou la critique de la contribution des officiers allemands ou austro-hongrois, la vision d’une guerre défensive contre l’impérialisme de l’Entente, et ce d’autant plus que l’AKP adopte progressivement un discours ultranationaliste.

Entretenue par une intense politique mémorielle (notamment à destination des enfants), c’est donc une vision principalement « islamo-nationaliste », et parfois passablement trompeuse ou mensongère. Le récit développé au musée de Çanakkale reprend un certain nombre d’éléments mythiques de la bataille de Gallipoli qui s’impose en Turquie, tels l’« l’homme à l’obus » chargeant seul des munitions de 275 kg dans un canon. Recep Tayyip Erdoğan prétend quant à lui en 2013 que les tirailleurs sénégalais refusèrent de combattre à Gallipoli après avoir entendu l’appel à la prière et durent être rapatriés par les autorités françaises, ce qu’aucune trace documentaire n’atteste. Cette vision coexiste toutefois avec d’autres mémoires entretenues par de grands chants populaires comme celui de Çanakkale — du nom de la ville devant laquelle les flottes françaises et britanniques ont été repoussées le 18 mars 1915 — qui mettent plutôt l’accent sur la compassion envers les morts.

En Australie, la naissance ambiguë d’une nation

La mémoire australienne de Gallipoli présente à certains égards des caractéristiques similaires à celles de son équivalente turque, tout en en différant par d’autres aspects.

La bataille constitue le premier engagement des soldats australiens depuis l’unification du pays en 1901 et connaît un retentissement immédiat grâce à la présence de plusieurs correspondants de guerre. Leurs reportages offrent, en dépit des pertes très importantes (plus de 8 000 morts et 18 000 blessés parmi les troupes australiennes), une vision largement romantisée de la guerre. Ils dépeignent le digger3 comme un soldat brave, quelque peu facétieux, et profondément égalitariste, à l’image de la nation qu’il représente. Logiquement mobilisée à l’époque par l’armée pour ses campagnes de recrutement, cette image perdure encore aujourd’hui. L’Australian War Memorial de Canberra, le musée d’histoire le plus visité du pays, reprend ainsi cet idéal type du soldat australien en mettant en scène des corps grands, beaux et forts dans une muséographie qui fait la part belle au spectaculaire et aux effets spéciaux.

Si le débarquement du 25 avril 1915 est commémoré dès l’année suivante et devient ensuite officiellement un jour de fête nationale, l’Anzac Day4, il est toutefois progressivement relégué à l’arrière-plan. Ce n’est qu’à partir des années 1980 qu’il est à nouveau mis en avant, au point de devenir la plus importante des fêtes nationales. Dans un contexte de débats croissants sur l’identité nationale, l’Anzac Day est en effet utilisé par les hommes politiques de tous bords, avec des nuances. Car si les travaillistes y voient l’occasion d’un appel au patriotisme, mais aussi au pacifisme, les conservateurs insistent quant à eux sur les valeurs morales et spirituelles dont les diggers auraient fait preuve.

L’ambiguïté de l’épisode, célébré comme une véritable naissance nationale alors qu’il manifeste aussi largement la loyauté envers l’empire, est mise au service d’un renforcement de l’alliance avec le Royaume-Uni et les États-Unis au début des années 2000. À l’heure où le pays intervient à leurs côtés en Afghanistan (2001-2021) puis en Irak (2003-2009), les Australiens sont invités à s’inspirer de ce glorieux exemple du passé et du sens du sacrifice des diggers. Mais si l’Anzac Day est également célébré en Nouvelle-Zélande, il occupe une place moins importante dans la mémoire nationale qu’en Australie. Cela peut notamment s’expliquer par le fait que la première adopte la conscription en 1916 alors que la seconde s’appuie uniquement sur le volontariat pour recruter ses troupes.

Au-delà de son instrumentalisation politique, la mémoire de l’Anzac Day propose implicitement une vision très restreinte de la nation australienne. C’est ainsi une communauté nationale masculine et surtout blanche qui est mise en avant : les aborigènes sont exclus de l’armée jusqu’à la seconde guerre mondiale et les métis n’y sont acceptés qu’à partir de 1917, au moment où l’armée ne trouve plus suffisamment de volontaires pour compenser des pertes très importantes.

L’instrumentalisation de la bataille de Gallipoli au service du nationalisme n’empêche paradoxalement pas la réconciliation entre les ennemis d’hier. La Turquie participe ainsi pleinement aux commémorations organisées sur place par l’Australie et la Nouvelle-Zélande, considérées comme victimes elles aussi de l’impérialisme britannique en tant qu’anciennes colonies — les dominions de l’empire britannique. Tout en bénéficiant d’une très forte autonomie sur le plan intérieur, la politique étrangère et les forces armées demeurent sous l’autorité de Londres. Bien au-delà de ses seuls aspects militaires, la bataille des Dardanelles constitue ainsi une opportunité idéale pour comprendre la construction complexe des mémoires nationales.

1Chiffre avancé par Bruno Cabanes dans son article « Dardanelles : le traumatisme », L’Histoire, novembre 2009 (no. 347).

2En réaction au démembrement et à l’occupation de l’empire ottoman consécutifs à sa défaite lors de la première guerre mondiale, Mustafa Kemal déclenche la guerre d’indépendance turque. Victorieux, il obtient une renégociation des frontières du pays (traité de Lausanne de 1923) et prend la tête de la nouvelle République turque.

3Surnom du soldat australien de la première guerre mondiale.

4Acronyme utilisé pour désigner les troupes australiennes et néo-zélandaises déployées à Gallipoli au sein de l’Australian and New Zealand Army Corps et placées sous commandement britannique.

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