Au lendemain de l’explosion qui a ravagé Beyrouth en août 2020, les images des résidents de la ville et de ses alentours s’activant dans les quartiers sinistrés pour porter secours aux victimes, nettoyer les débris et distribuer de la nourriture ont fait le tour du monde. Si ces images ont tant remué, c’est qu’elles cristallisaient un impensé de l’action humanitaire : la figure de la victime active, qui, alors même qu’elle était directement affectée par la catastrophe, venait porter secours aux autres. Image aux antipodes, mais tout aussi paradigmatique du secteur de l’aide : les véhicules blindés des fonctionnaires de l’ONU, affichant une forme d’opulence dans les rues de Beyrouth et en particulier dans le quartier populaire de Jnah qui abrite les bureaux imposants du Haut Commissariat aux réfugiés (HCR) à deux pas de camps de réfugiés.
En janvier 2020, alors que la crise économique était encore balbutiante, un représentant religieux sunnite de Baalbek me confiait que le Liban finirait par être exclusivement composé « de réfugiés, de Libanais trop pauvres pour émigrer, et de travailleurs du secteur de l’humanitaire ». Un an et demi plus tard, entre la spirale infernale de la crise à l’origine d’une dépréciation foudroyante de la monnaie et d’une inflation galopante, la pandémie, l’explosion qui a ravagé Beyrouth, et les départs en masse de populations libanaises (en particulier les « blouses blanches »), cette phrase résonne d’une façon tragiquement prémonitoire.
Cette crise que la coordinatrice résidente et humanitaire des Nations unies Najat Rochdi qualifie désormais de « crise humanitaire » — et non plus, comme jusqu’ici, de « crise économique » — a fait basculer la proportion de la population vivant sous le seuil de pauvreté de 30 % en 2019 à la moitié en août 2020 selon un rapport de la Commission économique et sociale des Nations unies pour l’Asie occidentale (ESCWA)1, chiffre qui s’élève désormais à 74 %, et monte à 82 % en ce qui concerne la « pauvreté multidimentionnelle »2. Dans ce contexte, la visibilité du secteur de l’aide au Liban ne fait que s’amplifier, venant combler les défaillances de l’État tout en gagnant en potentiel polémique.
Le système d’aide renfloue surtout les responsables de la crise
Déjà en 2012, avec la venue des réfugiés syriens, le Liban était une destination privilégiée des agences de l’ONU et des organisations internationales, avec des mécanismes de coordination mis en place afin de coopérer avec les ONG locales et internationales. Les programmes visaient alors en priorité les populations réfugiées, dans le contexte d’externalisation des politiques migratoires de l’Europe. À mesure que le conflit syrien se poursuivait, les programmes humanitaires ont commencé à inclure les populations libanaises les plus vulnérables. Certaines chancelleries occidentales étaient d’abord réticentes à cette évolution, sous le prétexte qu’il s’agissait d’une question de « souveraineté économique », comme me l’indiquait une diplomate européenne sous couvert d’anonymat. Mais avec la crise, le soutien aux Libanais est désormais perçu comme nécessaire à la stabilité du pays du Cèdre par les principaux bailleurs de fonds. La crise humanitaire n’est plus seulement celle des réfugiés ; elle s’étend à la population tout entière, et met les donateurs face à une situation inédite : une crise humanitaire non pas causée par une guerre ou une catastrophe naturelle, mais par l’indigence de la caste politique corrompue au pouvoir.
D’où une contradiction : le système d’aide internationale vient renflouer ceux-là mêmes qui sont responsables de la catastrophe. L’écart de discours est flagrant entre les Libanais de l’opposition, qui assènent que cette classe politique doit quitter le pouvoir ; et les chancelleries occidentales qui continuent de placer leur confiance en elle pour former un gouvernement.
Dans ce contexte, les conférences des pays donateurs pour le Liban, ou conférence de Paris I, II et III), de la conférence économique pour le développement du Liban par les réformes et avec les entreprises (Cedre) — sans oublier celles de Londres et de Bruxelles pour la réponse syrienne — et leurs promesses inachevées résonnent comme de tristes litanies, symboles de l’inanité d’un système d’aide à bout de souffle.
Les dérives de l’« ONGisation »
Des voix issues de la société civile et du monde intellectuel se sont élevées pour dénoncer les dérives de l’« ONGisation » de la société libanaise, dans un contexte de démission totale des pouvoirs publics. Dans une tribune parue dans L’Orient-le Jour le 14 décembre 20203, la sociologue Mona Fawaz et l’urbaniste Mona Harb, toutes deux professeures à l’Université américaine de Beyrouth assènent à juste titre que le Liban « ne doit pas devenir une République des ONG ». La délégation totale de la reconstruction aux ONG représenterait une erreur, comme en Irak, Yémen, Haïti, où cela a « sapé toute véritable possibilité d’émergence de collectifs politiques capables de prendre leurs affaires en main ». Au contraire, elles appellent à « tous les efforts visant à sauver des pans, même modestes, de la sphère publique (…) pour entreprendre, lentement mais sûrement, la reconstruction d’un État par le bas ».
De telles conclusions ne se limitent pas à la reconstruction : les acteurs publics demeurent, en dernière instance, dépositaires de l’intérêt commun. D’où l’importance vitale des organisations libanaises œuvrant à une réforme politique.
La crise a aussi exacerbé la reproduction des rapports de pouvoir existants au sein même du système d’aide, avec une dynamique d’inféodation des acteurs locaux aux organismes internationaux. En 2020, 1,1 milliard de dollars américains (930 millions d’euros) d’aide a été envoyé au Liban, irriguant un système placé sous l’égide des Nations unies — le gouvernement libanais étant écarté du fait des pratiques de corruption qui ternissent sa réputation. Les agences de l’ONU sont bien les grandes gagnantes : le HCR (clé de voûte de la réponse à l’arrivée de réfugiés syriens), l’Unicef et le Programme alimentaire mondial (PAM), à elles seules, ont capté 70 % de cette manne financière4
Le reste de l’aide est essentiellement perçu par d’autres organisations internationales, comme la banque de développement allemande KfW, le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) ou le Conseil norvégien pour les réfugiés. Finalement, les acteurs locaux ne perçoivent que 4 % de l’aide internationale5 : un paradoxe, au sein du pays le plus riche en ONG par habitant dans le monde.
Le complexe de supériorité de l’ONU
Les acteurs locaux sont pourtant les premiers à répondre sur le terrain. Une étude de Lebanon Support6 a montré que, lors du confinement de janvier à mars 2021, 45 % des initiatives de soutien auprès des populations vulnérables émanaient de la société civile nationale, 33 % d’organisations locales, 7 % d’initiatives individuelles, et seulement 10 % d’organisations internationales.
Sur le terrain, les petites structures dénoncent un « complexe de supériorité » de l’ONU qui monopolise des activités qu’elles pourraient parfois mieux mener à bien : « Le problème de l’ONU est de se croire essentielle quand elle ne l’est pas », résume un employé d’Alef, une association de défense des droits humains. Il en va ainsi des activités de protection : l’agence refuse de référer des cas juridiques de protection aux associations locales, y compris quand son action est empêchée par le gouvernement. Pourtant, celles-ci sont mieux armées, car elles connaissent mieux le terrain et sont plus aptes à contourner ou négocier avec les autorités locales pour parvenir à leurs fins.
Cette situation reflète une hiérarchie du savoir aux soubassements néocoloniaux, posant la supériorité d’indicateurs à la terminologie aseptisée sur une connaissance fine du contexte. D’une part, elle reproduit des pratiques coloniales de méconnaissance et de réduction au silence d’idées riches par leur diversité et leurs savoirs spécifiques. D’autre part, cet état d’esprit conçoit l’aide comme un outil purement technique — propageant une vision dénuée de charge politique et qui empêche les acteurs locaux d’œuvrer à de véritables changements structurels. Ce qui n’encourage ni la prise de risque ni le changement politique et social. « Travailler avec les organisations internationales est nécessaire, mais ne permet pas un activisme profond, de l’innovation ou la remise en cause du système », résume le représentant du think tank Triangle.
Cet état d’esprit essaime dans tous le système humanitaire mondial. La prise de conscience à l’échelle mondiale de l’ampleur des injustices raciales dans la foulée du # BlackLivesMatter n’a pas épargné un secteur accusé de véhiculer une conscience occidentale privilégiée : de fait, l’aide reproduit des schémas coloniaux par lesquels les instances occidentales imposent leurs « solutions » à des pays tiers, avec convergence des profils sociologiques et des codes culturels de ce personnel « sans frontières », prévalence de l’usage de l’anglais et d’une poignée d’universités anglo-saxonnes de renommée internationale dans les recrutements à haut niveau. L’absence tacite de responsabilisation (elles ne sont pas tenues de rendre des comptes) et le manque de transparence des agences onusiennes verrouillent ce système : « Les ONG n’ont pas d’autre choix que de légitimer les intérêts des donateurs étrangers », résume un agent de l’Union européenne sous couvert d’anonymat.
La « tectonique des classes »
Si le secteur de l’aide est devenu pourvoyeur d’emplois pour certains Libanais, on ne peut nier qu’il ne participe de cette nouvelle « tectonique des classes »7 où le passage de la pauvreté à la classe moyenne et supérieure dépend d’un facteur unique : les salaires en « fresh money ». Dans ce contexte délétère, un emploi rémunéré en dollars représente le Graal, alors que la livre libanaise poursuit sa descente aux enfers. Le fait qu’une partie de ces emplois soient localisés dans le secteur humanitaire et souvent l’apanage d’un personnel d’expatriés — ou de Libanais cosmopolites, multilingues et éduqués à l’étranger — ne fait qu’exaspérer tensions et frustrations à l’heure où les aides distribuées en livres aux bénéficiaires voient leur valeur fondre à toute allure.
Cette polarisation sociale est particulièrement visible dans certains quartiers de Beyrouth tels que Gemmayze, Mar Mikhael ou Badaro où, alors que se diffusent de nouvelles formes très visibles de pauvreté, un vent d’animation et de festivité souffle sur les bars, les cafés et les restaurants qui ont rouvert depuis la fin du confinement. Les salaires versés en dollars jouent assurément un rôle dans la reprise de cette consommation et la formation de bulles de richesse dans les quartiers huppés de la capitale.
D’où une forme de ressentiment : des traitements faramineux contrastent avec une situation toujours plus désespérante pour les Libanais. Par ailleurs, et malgré de maigres progrès, les organismes internationaux maintiennent des écarts injustifiés entre les salaires des expatriés et ceux des nationaux, souvent soumis à un « plafond de verre », alors même que l’existence d’une population libanaise hautement qualifiée peut rendre délicat de justifier le parachutage d’équipes internationales.
Cette « dollarisation » du secteur de l’aide renforce également la hiérarchie existante entre organisations : plus une organisation bénéficie de financements internationaux, plus elle est susceptible de pouvoir rémunérer son personnel en dollars. Or, les ONG financées par les donateurs internationaux répondent à leurs critères normatifs : le plus souvent, elles sont européanisées, de grande taille et sophistiquées sur le plan institutionnel (possédant un compte bancaire, des pratiques de levée de fonds spécifiques ainsi que d’audits externes, etc.). Ces critères excluent 99 % des organisations libanaises, et avant tout les organisations de base (grassroots organizations), ou encore les organisations militantes aspirant à dessiner une alternative politique.
Aspirer jusqu’au dernier dollar
Plus inquiétant encore pour l’avenir : le fait que l’aide demeure une des rares sources restantes de devises étrangères dans le pays est susceptible d’en faire un objet d’accaparation par la classe politique. Une étude récente de Thomson Reuters estime déjà que 250 millions de dollars (211,6 millions d’euros) d’aide humanitaire de l’ONU ont été perdus auprès des banques (affiliées à des factions politiques) qui appliquent des taux défavorables — soit plus de la moitié d’un programme interagences intitulé Lebanon one-unified inter-organisational system for e-cards (Louise), à destination des réfugiés syriens.
De même, près de la moitié des 23 millions de dollars (19,47 millions d’euros) du programme d’assistance mensuelle du PAM dont bénéficient près de de 105 000 Libanais a été « avalée » par des banques du Liban. Le choc pour les bénéficiaires est d’autant plus flagrant que les agences de l’ONU ont réussi à sécuriser auprès de ces mêmes banques des comptes en dollars pour rémunérer leurs propres équipes. Plusieurs sources du rapport informent qu’en tout, entre un tiers et la moitié de l’argent envoyé par l’ONU au Liban aurait été accaparé par les banques depuis les débuts de la crise économique.
Un rapport de Synaps paru en juin 2021 tire la sonnette d’alarme : si les donateurs ne décident pas ensemble de lignes rouges claires et inamovibles eu égard aux concessions qu’ils refusent de faire auprès du régime libanais, l’argent de l’humanitaire deviendra la cible d’une élite prédatrice qui cherche à aspirer jusqu’au dernier dollar disponible. Pour ce faire, cette élite pourrait mettre en place des mesures de surveillance et de contrôle du secteur de l’aide : obligation d’enregistrement des organisations humanitaires auprès du gouvernement, de transfert à travers certaines institutions financières, d’opérations de change passant par la banque centrale (avec un taux plus bas que celui du marché noir)… La clientélisation de l’aide humanitaire, déjà rampante comme on l’a vu avec les distributions de kits d’hygiène et de nourriture par les partis ou les organisations politisées au cours de la pandémie pourrait infiltrer virtuellement toutes les couches de la chaine humanitaire, du carburant et du pharmaceutique à la logistique et aux secteurs de la construction et de la sécurité. Dès lors, les organisations internationales seraient prises en étau, soumises à des tactiques d’intimidation de la part des leaders politiques et contraintes à embaucher du personnel politiquement affilié, au risque d’être exclues.
L’avenir de l’aide va devoir être redéfini, évoluant sur une ligne de crête entre compromis nécessaires et sauvegarde de sa portée éthique. L’aggravation de la crise ne fera que renforcer ces tendances. Or, a contrario de l’opposition interne au Liban désormais étouffée par la situation économique, les acteurs internationaux disposent toujours d’une marge de manœuvre face au pouvoir. Reste à voir s’ils y auront recours.
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2Multidimensional poverty in Lebanon (2019-2021) - Painful reality and uncertain prospects, OCHA, 3 septembre 2021.
4« Lebanon 2020 », Bureau de la coordination des affaires humanitaires de l’ONU (OCHA).
5Lebanon Crisis Response Plan : Annual report 2019, HCR, 26 janvier 2021.
6“Shrinking space, constraints, and fragmentation : Lebanon CSOs civic & operational space during the lockdown of January-March2021”.
7Julien Ricour-Brasseur, « Les ‟(fresh) dollarisés” : incursion dans le quotidien des ‟nouveaux riches” », L’Orient-Le Jour, 3 novembre 2020.