Depuis les accords d’Oslo (1993) qui créèrent une représentation palestinienne basée à Ramallah — l’Autorité palestinienne (AP) —, la ville de Jérusalem a peu à peu été marginalisée dans la construction du projet national palestinien. Si Yasser Arafat s’était efforcé de renforcer les institutions de la ville en prévision des négociations finales, son successeur et actuel président Mahmoud Abbas, considère que « la question de Jérusalem sera résolue de toutes manières dans le cadre d’un accord de paix »1. Mais, plus que la centralisation du pouvoir à Ramallah, c’est la politique menée par l’État israélien à partir de la seconde Intifada (déclenchée en décembre 2000)2 consistant à séparer Jérusalem-Est du reste des territoires palestiniens de Cisjordanie qui finit de sceller le sort des quartiers dits « arabes » de la ville.
Jérusalem-Est est livrée à elle-même : la politique israélienne d’isolement ne s’accompagne nullement d’une volonté d’intégration ou de développement économique et social des Palestiniens. L’AP, quant à elle, n’a ni la volonté ni les moyens d’élaborer un plan d’action global et cohérent pour la ville, ce qui a pour effet la mise en place d’un système de financements épars et extrêmement limités et une multiplication des responsables du dossier.
Fatah et Hamas en échec
Depuis la victoire du Hamas aux élections législatives de janvier 2006, les tensions se sont accentuées avec le Fatah. Des affrontements violents ont eu lieu entre les deux partis et ont débouché sur la scission de l’Autorité palestinienne en mai 2007, le Hamas prenant le contrôle de la bande de Gaza. En perte d’influence depuis la seconde Intifada et discrédités depuis cette scission, les partis politiques palestiniens traditionnels ne parviennent plus à se placer comme des structures d’encadrement efficaces. Le Fatah, décrit par l’un de ses responsables jérusalémites comme « le bras de l’Autorité palestinienne à Jérusalem », souffre par ricochet du déficit d’engagement de l’Autorité dans la ville, et plus largement, comme dans le reste des territoires, de la crise interne qui secoue le mouvement sur les questions de leadership ou de vision politique. Cette situation influe également sur l’organisation du Fatah à Jérusalem et ses capacités d’action : malgré la tenue d’élections régulières du secrétariat général du Fatah à Jérusalem-Est, le manque de coordination en son sein contribue à développer un activisme réactif, circonscrit à l’échelle des quartiers, et basé sur des efforts personnels plus que sur une ligne claire du parti.
Si l’évacuation des forces de sécurité de l’AP de Jérusalem, exigée en 2001 par les autorités israéliennes, a dans un premier temps joué en faveur du Hamas, sa victoire aux élections législatives palestiniennes de 2006, y compris à Jérusalem où il remporte les quatre sièges, conduit les autorités israéliennes à surveiller étroitement les réseaux de charité et de bienfaisance du Hamas, encore mis à mal financièrement suite aux reconfigurations politiques régionales ayant cours depuis 2011. Néanmoins, le Hamas continue d’exercer une influence certaine dans la Ville sainte, à travers les écoles religieuses du waqf3, les mosquées, l’achat de terres mais surtout son activisme sur l’Esplanade des mosquées.
La libération après le califat
Le déficit de structure nationale traditionnelle de référence à Jérusalem-Est laisse les Palestiniens de la ville livrés à leur propre sort. Il en résulte une situation de vide politique et de fragmentation sociale. C’est dans ce contexte qu’il convient d’appréhender l’émergence à Jérusalem d’autres références politiques, dans lesquelles l’identité islamique tend à primer sur l’identité nationale palestinienne.
Le Hizb ut-Tahrir (Parti de la libération) est un parti politique fondé en 1952 par un juriste palestinien de droit islamique, Takieddine Nabhani, ancien membre des Frères musulmans avec qui il rompt en 19504. Malgré sa relative ancienneté, ce n’est que très récemment que le parti apparaît comme un acteur d’importance dans le jeu politique palestinien.
Le Hizb ut-Tahrir a saisi l’occasion de la cristallisation des tensions en 2006 entre le Hamas et le Fatah pour rendre publique une partie de ses activités et élargir la base de ses soutiens5. Cette année-là, le parti publie des manifestes sévèrement critiques de la politique du Hamas et de l’AP, tentant de se positionner comme un parti alternatif : selon lui, l’option nationaliste des partis traditionnels est la cause principale de leur échec, puisqu’elle ne fait que servir la domination occidentale. En effet, pour le Hizb ut-Tahrir, ce n’est qu’à travers le rétablissement du califat — et de la puissance de son armée — que la Palestine pourra être « libérée » de l’occupation israélienne, le Hizb ut-Tahrir assimilant le califat à un « bouclier » contre les armées ennemies6. En Cisjordanie comme à Gaza, la commémoration de la chute du califat, une cérémonie organisée annuellement par toutes les branches nationales du Hizb, ainsi que toute autre manifestation du parti, sont sévèrement réprimées par les autorités au pouvoir.
C’est à Jérusalem que le Hizb ut-Tahrir dispose de la plus grande marge de manœuvre. D’abord parce que, contrairement aux autres partis politiques palestiniens, il n’a jamais été la cible des autorités israéliennes qui laissent pour l’instant le champ libre à ses activités politiques et de prédication. À titre d’exemple, dans le contexte des accrochages actuels à Jérusalem-Est, seules sont visibles dans les grandes artères de la ville les affiches du Hizb ut-Tahrir. Aux yeux des Israéliens, la rhétorique antinationaliste du parti, son opposition à la lutte armée immédiate et le référent islamique qu’il mobilise apparaissent comme inoffensifs, voire parfois accommodants au vu de leur projet politique à Jérusalem.
Aussi, militer au sein du Hizb ut-Tahrir représente d’abord « un activisme sans risque »7. Ensuite, comme le souligne l’analyste politique Sergio Garcia Arcos, le parti fait figure de « retraite » ou de « refuge » pour les Palestiniens déçus de l’échec des partis traditionnels et désespérés par l’impasse politique actuelle. D’après un journaliste palestinien de Jérusalem, « adhérer au Hizb ut-Tahrir à Jérusalem est un bon moyen pour se détendre, c’est une soupape de décompression pour l’impuissance et la frustration de la population face à la situation actuelle : on se dégage à la fois des attentes politiques immédiates et de la nécessité de se battre, étant donné que rien ne sera de mise avant le rétablissement du califat ».
Les arguments du Hizb ut-Tahrir, qui définissent le nationalisme comme facteur d’échec des partis traditionnels tout en appelant au retour à la vie islamique comme moyen de « résistance », trouvent ainsi un écho important. Néanmoins, c’est dans la puissance de cette rhétorique que résident paradoxalement les faiblesses du mouvement : le poids du nationalisme à Jérusalem, malgré ses altérations, est encore trop important pour véritablement diversifier les rangs du parti ; faire passer le calendrier de la lutte et de la libération de la Palestine après le rétablissement du califat, objectif de très long terme et largement irréaliste, n’est pas pour séduire une population en proie à des besoins urgents. La situation de tension actuelle à Jérusalem, suite à l’offensive israélienne sur Gaza de l’été 2014, qui fait de la libération nationale une nécessité immédiate, ne joue sûrement pas en faveur d’un mouvement qui remet le combat à plus tard. Aussi, plus que d’acquis politiques assurés, il convient plutôt de parler d’une tendance à l’accroissement de l’influence du mouvement à Jérusalem.
« Al-Aqsa en danger »
La différence entre « influence » et « emprise » politiques se retrouve également dans l’analyse de la percée du Mouvement islamique en Israël (encore appelé « Mouvement islamique dans les terres occupées en 1948 » ou « dans la Palestine de 1948 ») de Raed Salah8 à Jérusalem-Est. Pour l’analyste de l’International Crisis Group à Jérusalem, Ofer Zalzberg, il existe « un grand écart entre la sympathie des Palestiniens de Jérusalem pour le cheikh Raed Salah et ses capacités de mobilisation ». C’est à travers la campagne « Al-Aqsa en danger », lancée à la fin des années 1990 au moment de la décision des autorités israéliennes d’ouvrir les galeries souterraines au nord du mur des Lamentations (et donc dans les sous-sols de l’Esplanade), que la branche nord du Mouvement islamique s’introduit à Jérusalem. Cette campagne, qui met en œuvre un ensemble d’activités visant à la protection de l’héritage culturel, historique et religieux de Jérusalem — et dont Al-Aqsa devient à la fois le symbole et le moteur central de mobilisation — s’ancre dans une rhétorique plus large de lutte contre la « politique de judaïsation » menée par les autorités israéliennes à Jérusalem. Il s’agit de diffuser un contre-discours9 de l’histoire de Jérusalem en glorifiant son passé islamique, opposé au discours dominant israélien valorisant, lui, l’héritage juif de la ville.
Depuis 2010, la banalisation de la remise en cause du statu quo du Haram as-Sharif (Mont du Temple) donne un nouvel élan à la campagne « Al-Aqsa en danger ». Plus précisément, Raed Salah réussit « à utiliser le statut menacé du Haram as-Sharif (à juste titre ou non) comme catalyseur émotif de la résistance locale 10 » contre l’occupation à Jérusalem et à s’en ériger comme l’unique leader. Ni l’Autorité palestinienne, ni le Hamas, ni le waqf ne peuvent prétendre à cette même légitimité.
Depuis la fin des années 2000, la branche nord du Mouvement de Raed Salah s’insère aussi dans l’espace privé palestinien de Jérusalem. La Fondation pour le développement de Jérusalem, qui prend en charge des aides11 à destination directe de la population palestinienne résidant dans les quartiers les plus touchés par la colonisation israélienne, est créée en 2008. Elle établit un lien direct entre la défense de l’héritage musulman de la ville et la défense des Palestiniens de Jérusalem : soutenir les Palestiniens de Jérusalem figure désormais au cœur de la politique du mouvement de lutte contre la « judaïsation » de la ville.
Raed Salah occupe donc le vide politique et social à Jérusalem laissé par les référents traditionnels palestiniens, au niveau symbolique par la sacralisation d’Al-Aqsa et au niveau matériel par des aides à la communauté palestinienne. La légitimité qu’il tire de ses actions concrètes contraste nettement avec l’incapacité des partis traditionnels, et ce d’autant plus qu’il se place au-dessus des conflits politiques internes palestiniens, attisés en 2006 après la division. Aux yeux d’un journaliste palestinien, « Raed Salah est respecté à Jérusalem, et pas seulement dans les courants islamistes ou religieux. Car c’est le seul à faire quelque chose à Jérusalem. Il y a un accord entre son discours et ses actes. Il est prêt à se sacrifier et c’est ce que les gens veulent ».
Néanmoins, la popularité de Raed Salah ne se traduit pas forcément en capacité de mobilisation. À titre d’exemple, l’analyste Ofer Zalzberg fait remarquer que la plupart des blessés lors des manifestations, organisées par le mouvement au sein d’al-Aqsa contre la politique israélienne, sont des Palestiniens de 1948. En outre, le bras de fer auquel se livre Raed Salah avec la justice israélienne ne suscite pas de mouvement de protestation à Jérusalem, contrairement à ce que l’on peut constater dans sa ville de résidence au nord d’Israël, Oum Al-Fahm (Raed Salah a été élu maire de la ville d’Oum Al-Fahm à trois reprises en 1989, 1993 et 1997). Aussi, lors de l’offensive israélienne de juillet-août 2014, Raed Salah s’est montré davantage présent dans les villes arabes d’Israël où il a organisé des manifestations de protestation. Il semble donc que son ancrage dans le cadre géographique et politique de l’État d’Israël soit un frein à ses activités de leader à Jérusalem. Le journaliste Jonathan Cook, spécialiste du Mouvement islamique, estime que son absence de représentation véritable à Jérusalem constitue le reproche essentiel des Jérusalémites vis-à-vis du parti : « Cela leur laisse l’impression que le parti joue à “trois petits tours et puis s’en vont” 12. Certains tendent également à considérer que Raed Salah utilise la question sensible et hautement symbolique de Jérusalem et d’Al-Aqsa pour ses propres bénéfices politiques auprès des Palestiniens de 1948. La force politique de Raed Salah résiderait donc moins dans ses capacités de mobilisation à Jérusalem que dans sa capacité à attiser les tensions autour du Haram as-Sharif à travers la poursuite de sa campagne « Al-Aqsa en danger ».
Des mobilisations sur des bases spontanées
La percée de la branche nord du Mouvement islamique de Raed Salah et celle du Hizb ut-Tahrir à Jérusalem-Est marquent sans aucun doute le succès d’une certaine forme de religiosité concomitante d’une désaffection pour la rhétorique nationaliste traditionnelle auprès de la population jérusalémite. Mais la déconnexion entre l’essor de la popularité de ces mouvements et leurs capacités réelles de leadership à Jérusalem montrent également la difficulté de l’émergence d’un leadership à même de mobiliser collectivement les Jérusalémites au sein d’un projet commun.
Les violences qui se poursuivent à Jérusalem-Est depuis début juillet 2014 témoignent de cette évolution politique. Les mobilisations à l’œuvre s’effectuent sur des bases individuelles, spontanées, extrêmement localisées et sans encadrement des partis politiques. Ce défaut de leadership et de canalisation de la violence à Jérusalem n’est dans l’intérêt d’aucun parti, du côté palestinien comme israélien. Car si l’absence d’encadrement et de mots d’ordre des partis traditionnels affaiblissent la possibilité d’émergence de mobilisations collectives et ancrées dans la durée, les risques de dérapages et de débordements des mobilisations individuelles actuelles, en revanche, sont bien réels. Enfin, les cristallisations en cours autour du Haram Al-Sharif, avec pour corollaire l’accentuation de la politisation de la religion, constituent assurément une bombe à retardement.
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1Entretien avec Arnon Regolar, fondateur du think tank israélien Roadmap et analyste politique, Tel Aviv, mai 2014.
2Interdiction des partis politiques palestiniens à Jérusalem, séparation de la ville par la construction du mur et renforcement des contrôles de circulation, fermeture de toute structure à caractère national (dont la maison d’Orient est l’organe principal).
3Le waqf est une donation pieuse faite à perpétuité par un particulier ou une organisation à une fondation religieuse d’utilité publique.
4Selon Jean-Pierre Filiu, « Tirant les leçons de la fondation de l’État d’Israël, mais aussi de l’annexion de la Cisjordanie par la Jordanie, il affirme que le nationalisme est le pire obstacle sur la voie de la reconquête de la Palestine. » in « Le spectre du califat hante les États-Unis », Le Monde diplomatique, mai 2008.
5Sergio Garcia Arcos, Hizb al-Tahrir in Palestine : a new political actor ?, Norvegian Peacebuilding Ressource Center, juin 2013.
6Lire Taqiyuddin An-Nabahani, Party Structure, p. 25.
7Voir note 4.
8Raed Salah est l’un des quatre fondateurs en 1971 du mouvement islamique qui, à l’image des Frères musulmans, fait ses débuts politiques à travers le développement de réseaux d’organisations de charités, d’hôpitaux, de mosquées et d’écoles religieuses.
9Craig Larkin et Michael Dumper, « In Defense of Al-Aqsa : The Islamic Movement inside Israel and the Battle for Jerusalem », Middle East Journal, volume 66, n° 1, hiver 2012. — p. 32.
10Craig Larkin et Michael Dumper, op. cit., p. 52.
11Aide humanitaire, aide à la défense juridique face aux menaces israéliennes, aides à la restauration de maisons privées, aides ponctuelles pour certaines occasions (mariage, rentrée scolaire) etc... La fondation a également mis en œuvre des projets de développement, notamment dans le secteur de l’éducation, et financer la construction de parcs à jeux pour enfants.
12Entretien avec Jonathan Cook, journaliste britannique indépendant, mai 2014.