France. La statue du poète Al-Maari attend de rentrer en Syrie

À l’initiative d’une association de rescapés syriens, une sculpture monumentale du poète Abou Ala Al-Maari (973-1057), natif de Maarrat Al-Nouman en Syrie, a été érigée en mars 2023 dans la ville de Montreuil, à l’est de Paris. Il s’agit d’une invitation à se plonger dans l’œuvre du poète et ses valeurs salvatrices pour penser des sociétés libres, en Syrie comme ailleurs. Une initiative qui prend tout son sens après le renversement de la dictature.

L'image montre une grande sculpture représentant un visage ancien, probablement celui d'une figure historique ou mythologique, avec des traits marqués et une barbe. Elle est entourée d'une foule de personnes qui semblent prendre des photos avec leurs téléphones. Il y a aussi des tentes et un bâtiment visible en arrière-plan, ce qui indique qu'il s'agit probablement d'un événement public ou d'une exposition. L'atmosphère semble être festive et attentive, centrée sur l'œuvre sculpturale.
Montreuil, 15 mars 2023. Inauguration de la sculture du poète syrien Abou Ala Al-Maari.

À l’entrée de Montreuil (Seine–Saint-Denis), une imposante statue de bronze accueille les habitants et les visiteurs. Elle figure le visage d’un homme ridé, avec une longue barbe et des yeux caverneux, sans pupilles. Sur l’écriteau fixé au socle de la statue, on lit son nom, Abou Ala Al-Maari (973-1057), sa nationalité et son titre, « poète, penseur syrien », et la raison de sa présence : la statue est « réfugiée à Montreuil jusqu’à ce qu’elle puisse retourner dans une Syrie libre de tout despotisme, extrémisme, ou occupation », plus précisément dans sa ville natale de Maarrat Al-Nouman, dans la province d’Idlib.

C’est dans cette cité du nord-ouest de la Syrie que débute l’histoire de cette statue. Dans les années 1940, un bronze représentant le buste d’Al-Maarri est réalisé par un jeune sculpteur syrien, Fathi Mohammed. Il est érigé près du musée de Maarrat Al-Nouman en hommage à l’illustre poète. En 2011, l’œuvre échappe aux bombardements du régime de Bachar Al-Assad, qui abat une répression sanglante sur le peuple syrien soulevé contre lui. L’écrasement impitoyable de la révolution syrienne favorise la montée en puissance de groupes djihadistes dans plusieurs régions du pays. En 2013, des membres du groupe djihadiste Jabhat Al-Nosra pénètrent dans la cité et décapitent la statue d’Al-Maarri.

La même année, à Paris, une autre figure syrienne, contemporaine cette fois, prend connaissance de la démolition de la statue. Fares Helou, un des acteurs les plus populaires de Syrie, s’est exilé en France un an plus tôt, suite à ses prises de position publiques contre Bachar Al-Assad au début de la révolution syrienne1. La destruction du buste d’Al-Maarri le désole et lui fait craindre une « mise en évidence, évidemment souhaitée par le régime syrien, d’un mauvais visage de la révolution », explique-t-il à Orient XXI. Il rappelle la manière dont Bachar Al-Assad a instrumentalisé le djihadisme pour délégitimer l’ensemble des oppositions et se maintenir au pouvoir, alors qu’il voit Al-Maarri comme « un symbole humain de liberté de pensée, et un exemple d’indépendance à l’égard de toute autorité politique ou religieuse ».

Un monument de la poésie arabe

« Philosophe des poètes et poète des philosophes », comme il est souvent surnommé dans le monde arabe, Al-Maarri est une figure majeure de la poésie classique. Il passe la plus grande partie de sa vie à Maarrat An-Nouman. Frappé à 4 ans par la varicelle, il perd la vue, ce qui ne l’empêche pas de consacrer sa vie à l’étude et à la poésie. Deux ans après un voyage à Bagdad en 1008, il se réinstalle dans sa ville natale et vit cloîtré dans sa maison jusqu’à sa mort.

Contrairement à beaucoup de poètes de son époque, Al-Maarri refuse de faire l’éloge des puissants — et critique sévèrement ceux qui le font — ainsi que la possibilité d’une vie confortable. Enfermé « dans trois prisons »2, que sont sa cécité, sa maison, et son corps où il considère que son âme est « incarcérée », il mène une vie d’ascète, marquée par un régime végétalien et deux jours de jeûne hebdomadaires. Resté célèbre pour la virtuosité de sa plume, l’originalité et la modernité de sa pensée, seule une petite partie de son œuvre nous est parvenue, dont deux ouvrages emblématiques : L’Épître du Pardon et un recueil de poèmes, Les Impératifs.

Dans ce dernier, on découvre au fil des vers une parole difficile, aux accents souvent pessimistes et douloureux. Depuis sa maison, reclus mais pas coupé du monde, Al-Maarri pose un regard acerbe sur les sociétés de son époque. « Il critique tout le monde », résume Patrick Mégarbané, écrivain, traducteur et commentateur des Impératifs pour la collection Sindbad chez Actes Sud. L’écrivain explique :

 Il développe une critique croisée des principaux courants de pensée de son époque. Il s’en prend à la religion instituée, en dénonçant son hypocrisie, sa corruption, le soutien qu’elle apporte aux impostures politiques. Il y oppose la raison, qu’il considère comme l’unique voix capable d’assurer une conduite juste et de nourrir une foi authentique.

« Il n’y a d’imam que la raison », écrit le poète dans Les Impératifs. Une approche « très en avance » pour son époque, souligne l’écrivain yéménite Habib Sarori, grand connaisseur d’Al-Maarri à qui il a consacré un roman3. Il déplore que le poète demeure « une figure injustement négligée, très connue, mais peu lue dans le monde arabe », et peu connue en Occident. L’écrivain yéménite a fondé en septembre une association, « Les amis d’Al-Maarri », avec l’objectif « de mieux faire connaître sa pensée ». « Il n’est pas faux de dire qu’il jette les bases d’une pensée moderne en terre d’islam », renchérit Patrick Mégarbané, qui établit des parallèles entre des aspects de l’œuvre de l’auteur arabe et des concepts qu’on retrouve plus tard chez Kant, Pascal ou Kierkegaard.

Balayant les accusations « absurdes » d’athéisme ou d’hérésie dont le poète a pu faire l’objet, Patrick Mégarbané rappelle qu’Al-Maarri critique également « le rationalisme sceptique ou athée. Pour lui, quand la raison est laissée à elle-même, privée de transcendance, elle devient un instrument froid, au service d’intérêts politiques ou de la quête du bien matériel ». Le dieu auquel croit Al-Maarri « se cache dans les inconnues, le questionnement et la recherche perpétuelle, complète l’auteur yéménite Habib Sarori. Ce n’est pas du tout la conception classique d’un dieu puissant ou vengeur. »

Une restauration dédiée aux prisonniers d’opinion

Pour Fares Helou, les raisons de s’intéresser à Al-Maarri « sont presque infinies ». En 2013, après avoir appris la destruction du buste du poète, il tombe sur un article écrit par le sculpteur syrien Assem Al-Bacha. Ce dernier y déclarait qu’il était prêt à sculpter une nouvelle statue d’Al-Maarri. Le comédien a alors l’idée d’un projet de restauration. En 2017, il fonde l’association Najoon qui veut « lutter contre la culture de l’impunité » des criminels de guerre « et pour la construction d’une société syrienne libre et moderne ». Le comédien insiste sur l’importance du terme najoon (rescapés), qu’il préfère à « migrants » ou « réfugiés ». Ces mots sont insuffisants selon lui « pour décrire la problématique de ceux et celles qui ont échappé à la torture et au meurtre » dans les geôles du régime d’Assad. « Le mot “rescapés” permet de visibiliser cette réalité et incite à se souvenir des détenus », explique-t-il.

L’association Najoon monte alors le projet Al-Maarri et demande au sculpteur syrien Assem Al-Bacha de créer une statue en pierre du poète. « Nous voulions qu’elle soit installée à Paris, ou à Nuremberg, qui a été témoin des procès de criminels nazis, ou à Heidelberg, ville des philosophes », raconte Fares Helou. L’histoire de la ville d’Al-Maarri, Maarrat Al-Nouman, a également alimenté la réflexion autour du projet. « C’est une des premières villes à avoir été bombardée par le régime syrien, en juin 2011 », relate Fares Helou :

 Le centre culturel de la ville a été transformé en centre de rétention, où des détenus d’opinion sont morts sous la torture. C’est ce qui nous a incités à dédier la statue aux prisonniers d’opinion en Syrie et dans le monde.

L’histoire de cette statue reste pour autant profondément syrienne. L’association a décidé de n’ouvrir la possibilité de contribution financière qu’à des Syriennes et Syriens. Fares Helou explique :

 La première raison à cela, c’est que nous, rescapés, voulions mettre en évidence notre capacité, malgré notre malheur et notre oppression, à nous adapter et à nous engager dans nos nouvelles sociétés.

Dans la liste des donateurs figurent des noms de détenus tués ou enlevés par le régime d’Assad. « Des contributeurs ont choisi de mettre le nom d’un détenu à la place de leur propre nom, pour leur rendre hommage et soutenir leur cause », indique le comédien. Il poursuit :

 La deuxième raison, c’est qu’avec ce projet nous traçons les lignes d’une identité syrienne moderne, basée sur la raison, la justice et la paix, et qui exige donc que nous assumions l’intégralité du coût du projet.

« Rendre visibles ce poète et ce dont il est le symbole est extrêmement fort », s’enthousiasme Habib Sarori dans une perspective plus large :

 Après des années de colonialisme dans le monde arabe, prendre connaissance d’une figure qui porte des idées de modernité qui lui sont propres et qui n’ont pas été parachutées par d’autres peut redonner de la fierté et de la confiance.

Penser des sociétés libres

Après plusieurs mois de travail pour sculpter une statue de trois mètres figurant le visage d’Al-Maarri, puis deux ans de mise à l’arrêt du projet pour cause de pandémie de Covid-19, l’association Najoon prend finalement contact avec la ville de Montreuil, qui accepte de recevoir l’œuvre. « Montreuil est une ville d’accueil, il suffit de voir le nombre de nationalités présentes dans la ville », justifie Alexie Lorca, déléguée municipale à la vie associative. « Nous avions aussi un lien avec la Syrie à travers l’hommage fait à Montreuil en 2017 à la mort de l’artiste Fadwa Suleiman, égérie de la révolution syrienne », complète-t-elle.

La statue a été érigée le 15 mars 2023, date anniversaire du début de la révolution syrienne. Montreuil a octroyé à l’œuvre le statut de réfugiée. Un titre « symbolique, mais clairement inscrit dans la convention que nous avons passé avec l’association Najoon. La sculpture a vocation à retourner en Syrie », explique Alexie Lorca. Pour quiconque prendrait le temps de s’arrêter devant elle, elle peut être une invitation à mieux connaître l’œuvre d’Al-Maarri. Patrick Mégarbané, analyse :

 Je vois plusieurs raisons de l’utiliser comme source d’inspiration pour une société libre : son invitation à la réflexion critique, sa liberté de pensée et d’expression, sa critique du pouvoir et son questionnement des conventions sociales, et enfin sa croyance en une éthique fondée sur la justice et la bienveillance envers les autres êtres vivants (son végétalisme illustre cette préoccupation morale).

Pour Fares Helou :

Restaurer Al-Maarri est une restauration de toutes les valeurs qu’il incarnait, et un appel à combattre l’injustice. À l’heure actuelle, pour les Syriens et Syriennes, cela signifie aussi restaurer la vie telle qu’elle devrait être, loin du fanatisme, de la tyrannie et de la destruction.

Et le comédien de conclure : « Restaurer le Syrien Al-Maarri, c’est restaurer une Syrie libre. »

1Voir à ce sujet le documentaire A comedian in a Syrian Tragedy, Rami Farah, 2018.

2Hoa Hoï Vuong, Patrick Mégarbané (sous la direction de), Ma’arrî, Les Impératifs, Sindbad, Actes Sud, 2009.

3Le rapport de la Huppe, en cours de traduction en français, paru en arabe aux éditions Dar Al-Adab, Liban, 2012.

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