Après deux jours de négociations tendues, 25 pays producteurs de brut dont 14 appartiennent à l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) et 11 à un regroupement emmené par la Russie sont parvenus à un accord, jugé « salvateur » par la presse officielle algérienne, de réduction de 1,2 million de barils par jour (mbj) de brut à compter du 1e janvier 2019, partagée entre l’OPEP (O,8 mbj) et ses partenaires (0,4 mbj). C’est 1 % de la production mondiale et très loin de la baisse décidée en décembre 2016 de 1,8 mbj qui avait permis une remontée spectaculaire des cours. C’est aussi moins que les espoirs de ceux qui réclamaient une réduction de 1,2 à 1,5 mbj. Pourtant, vendredi 7 décembre, les marchés ont salué l’accord et le brut a augmenté de 5 % avant de réviser leur jugement après le week-end et de le réduire d’un dollar le baril le lundi 10 décembre.
La question est de savoir si l’accord sera appliqué l’an prochain. Au sein même de l’OPEP, il y a déjà tous ceux qui sont autorisés à ne rien faire. Le Venezuela et l’Iran, sanctionnés à des degrés variables par l’administration Trump, en font partie. Téhéran a bataillé une journée entière avant d’être dispensée de toute obligation. Il y a ensuite ceux qui sont exemptés à cause des « circonstances », comme la Libye où les milices se disputent le contrôle des terminaux. Il y a enfin le Qatar qui s’est officiellement retiré de l’OPEP où il siégeait depuis sa fondation en 1960. Raison invoquée : l’émirat a une vocation gazière, il n’exporte plus de pétrole. En réalité, Doha est en conflit ouvert avec l’Arabie saoudite et en redoute un autre à venir entre l’organisation et le Congrès des États-Unis qui brûle de punir les « méchants » adhérents à un monopole honni. En partant, le Qatar donne un signal à d’autres petits producteurs qui pourraient également renoncer à leur siège pour éviter les ennuis.
Une perte d’influence qui se confirme
L’accord est flou quant à la répartition du million de barils à supprimer. L’Arabie saoudite en prendrait au moins 40 %, la Russie à peine 15 % et l’Irak 10 %. Reste un bon tiers à répartir. Le ministre russe de l’énergie, Alexander Nowak, a prévenu que la réduction promise de 228 000 barils/jour (bj) prendra des mois et commencera en janvier par une baisse de… 50 000 bj. Bagdad, en plein imbroglio politique, pris en étau entre Washington et Téhéran, n’est sûr de rien. À l’évidence, l’étalement de l’application de l’accord sur plusieurs mois ne garantit pas son impact sur les marchés de Londres et de New York.
Accord après accord, l’OPEP est en train de perdre sa place dans le grand jeu pétrolier. On est loin de 1973, quand le chah d’Iran, depuis son palais de Niavaran, quintuplait d’un geste impérial les cours du brut et plongeait le monde dans sa première grande crise d’après-guerre. Ou du début des années 1980 quand, profitant du chaos provoqué par la révolution de l’ayatollah Khomeiny et par la guerre Irak-Iran, les cours s’envolaient à nouveau. Ou encore après 2003, quand la chute de l’Irak baasiste puis les sanctions contre Téhéran avaient fait monter les prix au-dessus de 100 dollars pendant plusieurs années.
La dernière tentative de l’OPEP de reprendre son pouvoir date de juin 2014. Sous l’influence du ministre saoudien de l’énergie, Ali Al-Naimi, la décision est prise de laisser les cours vivre leur vie sans intervention ni soutien de l’organisation. L’objectif est de « couler » les nouveaux producteurs américains de pétrole de schiste qui entament leur montée en puissance. Le baril tombe sous les 40 dollars et les investissements américains dans l’énergie sont en chute libre, baissant de 25 % en 2015 puis encore de 25 % en 2016. Les autres pays producteurs protestent et poussent de plus en plus à une révision. Riyad change de roi, de ministre et de politique et se laisse convaincre — en particulier par Moscou — en décembre 2016 de réduire la production. Et ça marche. La remontée est spectaculaire : 45 dollars (35,16 euros) le baril en novembre 2016, 70 (61,54 euros) en janvier 2018 et jusqu’à 80 dollars (70,33 euros) et plus, avant de voir une retombée spectaculaire en novembre 2018.
Quand la baignoire pétrolière déborde
À la réunion semestrielle des pays pétroliers en juin, Russes et Saoudiens prennent peur de l’embellie des cours : les analystes les plus optimistes prévoient un baril à 100 dollars (87,91 euros) pour la fin de l’année. La production du Venezuela et de l’Angola recule fortement, le président Donald Trump annonce des sanctions exemplaires contre les clients — surtout asiatiques — de l’Iran (3,6 mbj). Une trop forte hausse des cours n’arrange ni les uns ni les autres. En octobre, point haut de leur production, la Russie et l’Arabie augmentent ensemble de plus d’un million de barils/jour la leur. Erreur de calcul ou complaisance politique ? La baignoire pétrolière, alimentée de toutes parts, dans laquelle se concocte un prix quasi unique pour le monde entier déborde ; libre ensuite aux 193 gouvernements membres des Nations unies de l’alourdir par des taxes ou de l’alléger par des subventions. Le brut coule de partout et les cours perdent 20 % en deux mois, d’autant que Washington fait preuve de mansuétude vis-à-vis de Téhéran : les deux tiers de ses clients sont épargnés par les sanctions jusqu’en avril 2019, de même que le port de Chahbahar, à l’extrémité occidentale de la République islamique, soi-disant pour ne pas compromettre le ravitaillement de l’Asie centrale où stationnent quelques dizaines de milliers de GI.
Surtout, la production américaine continue de monter grâce à l’abondance du pétrole de schiste. En novembre, pour la première fois depuis 45 ans, les États-Unis ont exporté plus de pétrole qu’ils n’en ont importé, selon le rapport hebdomadaire de la US Energy Information Administration (EIA) publié jeudi 6 décembre. En octobre, ils ont été les plus gros producteurs de brut du monde (13 mbj) devant la Russie (12 mbj) et l’Arabie saoudite (10,7 mbj). À l’origine de cette performance, le Bassin permien (200 000 km2) qui court de l’ouest du Texas au sud-est du Nouveau-Mexique et représente 45 % de la production américaine contre quasiment rien en 2008. Selon l’Agence internationale de l’énergie (International Energy Agency, IEA), basée à Paris, elle devrait encore doubler en moins de dix ans et faire face à elle seule à la hausse attendue de la demande mondiale.
Un jeu à trois
On comprend mieux dans ces conditions le rapprochement entre Moscou et Riyad au-delà des oppositions sur la Syrie, l’Iran ou le Yémen. Le jeu se joue désormais à trois, trois super-producteurs qui, à eux seuls, fournissent déjà 40 % de la demande mondiale et sans aucun doute encore plus demain. Il ne s’agit pas d’un match à deux contre un, mais d’une tentative de trouver un accord sur un éventail de prix qui ne lèse aucun des trois acteurs. Il tourne autour de 60 dollars (52,76 euros) le baril — entre 55 et 65 dollars (entre 48,36 et 57,15 euros) selon Vladimir Poutine, le seul à s’être exprimé publiquement sur le sujet. Chacun des trois a ses forces et ses faiblesses, et intérêt à une entente a minima pour éviter une guerre des prix coûteuse pour tous.
Si le président Donald Trump affecte de rechercher avant tout le prix le plus bas possible pour ses électeurs, l’industrie américaine a besoin d’un prix « convenable » parce qu’elle a des coûts élevés de production. S’ils ont beaucoup baissé depuis trois ans, ils restent encore trois à cinq fois plus élevés que ceux de l’Arabie saoudite. Pour avoir un profit de 10 % sur un puits, une société d’étude américaine, RS Energy Group, a calculé que le prix d’équilibre était de 36 dollars (31,65 euros) dans le Bassin permien, mais de 45 dollars (39,57 euros) dans un autre, le Bakken. Au total, si l’on ajoute les coûts fixes et le loyer des terrains qui peuvent être très onéreux, l’industrie du schiste a besoin d’un prix du baril oscillant entre 50 et 65 dollars (entre 43,97 et 57,15 euros). Il y a aussi la pression des banques qui entendent être remboursées plus rapidement que par le passé, et celle des actionnaires qui ont souscrit de nombreuses augmentations de capital et veulent voir enfin leur investissement leur rapporter.
La Russie redoute un prix trop élevé du baril qui compromettrait ses équilibres financiers. Dans ce cas, le Trésor doit subventionner les consommateurs russes, ce qui coûte très cher et porte atteinte aux finances publiques. De plus Moscou entend diversifier son économie. Elle est déjà une superpuissance céréalière et le second fournisseur d’armes dans le monde, mais cela exige un rouble qui ne s’apprécie pas outrancièrement en cas d’envolée des cours du brut. Enfin, la vocation gazière de la Russie s’affirme d’année en année ; la production et les exportations augmentent, alors que ce n’est pas le cas pour le pétrole.
L’Arabie est le maillon faible
L’Arabie saoudite est aujourd’hui le maillon faible du trio. Les cours actuels sont loin de répondre à ses besoins (70 à 80 dollars, soit 61,55 à 70,34 euros) et lui posent des difficultés budgétaires. Mais sa faiblesse est diplomatique et tient à l’implication du prince héritier Mohamed Ben Salman dans l’assassinat de Jamal Ahmed Khashoggi. Sa survie politique dépend de son dernier soutien étranger, le président Trump, qui s’épuise à nier les évidences. Riyad s’emploie à ne pas mécontenter son dernier avocat, et le secrétaire américain à l’énergie Rick Perry a débarqué en Arabie saoudite peu après la conférence de Genève pour se concerter sur la suite.
Le monde ne manquera pas de pétrole cet hiver, le marché est surapprovisionné, et si la conjoncture économique internationale n’accentue pas son ralentissement, la situation sera stabilisée. En attendant le 6 avril, date de la révision des sanctions américaines contre les clients de l’Iran, et les suites de l’affaire Khashoggi.
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