Il fallait s’y attendre. Après le « retour » de Habib Bourguiba1 sur la scène politique tunisienne, nous assistons à une deuxième réapparition, celle de Abdelaziz Thaalbi. Le premier a longtemps caché le second qui a fini par ré-émerger, au cours des années 1980, du vivant d’un président de la République qui avait pris le soin et le temps de faire écrire une histoire officielle sous plusieurs formes. Démarrant dans le cadre d’un ministère de l’information doté des moyens de publier articles et discours choisis, cette histoire fournit une source importante où les chercheurs peuvent puiser les différents propos oraux et écrits proférés par Habib Bourguiba entre 1934 et 19642.
La seconde veine historiographique est entrée par la porte de l’université en 1979, sous la forme d’un enseignement et d’un programme national de recherche consacrés à « l’histoire du mouvement national » et confié à une équipe tuniso-française d’historiens, sous la houlette de Charles-André Julien et de son élève, Mohamed Hédi Chérif3.
La vague éditoriale concernant Abdelaziz Thaalbi qui pointe dans les années 1980 est discrète. Elle concerne le milieu universitaire, commence par des articles dans des revues d’histoire, puis tourne autour d’un ouvrage d’Anouar El Joundi publié en 1984 à Beyrouth par la dynamique maison d’édition Dar Al-Gharb Al-Islami. Quoique limitée, cette agitation intellectuelle autour de Thaalbi n’en signifiait pas moins à l’époque que du temps avait passé sur la volonté de faire oublier le souvenir d’un acteur fondamental de la vie politique tunisienne. On vivait sans le savoir les dernières années d’un Bourguiba politiquement affaibli et l’intérêt pour cet acteur fondamental, reconnu comme le leader du Parti libéral constitutionnaliste de Tunisie (Destour), ne pouvait pas ne pas revenir, quarante années après sa mort en 1944.
Un zaytounien non conformiste
Abdelaziz Thaalbi naît en 1876 à Tunis dans une famille algérienne. Il passe par la Zitouna, sans obtenir le diplôme de fin d’études secondaires (tatwî‘), absorbé par toutes sortes d’activités alors innovatrices : l’écriture journalistique, l’animation de clubs littéraires et l’action dans les manifestations anti-coloniales. Il voyage en Algérie, en Libye, en Turquie, en Égypte... De retour à Tunis en 1904, il propage les idées réformistes de Jamel Al-Din Al-Afghani (1838-1896), du mufti éclairé Mohamed Abdou (1849-1905) et de Rachid Ridha (1865-1935), animateur du journal Al-Manar.
Des cheikhs traditionnalistes lui intentent un procès d’opinion le 23 juillet 1904, à la suite de propos hostiles à un marabout. Condamné à deux mois de prison, il réplique par un livre, L’esprit libéral du Coran, coécrit avec Hédi Sebaï (interprète judiciaire) et César Ben Attar (avocat juif) en langue française. L’ouvrage critique les croyances maraboutiques qui encombrent l’islam.
Thaalbi adhère au « Cercle tunisien », premier noyau nationaliste4 et dirige en 1909 l’édition arabe du journal Le Tunisien (en français depuis 1907). Il soutient les grèves des étudiants de la Zitouna (mars 1910) et participe activement aux manifestations du Djellaz (novembre 1911). Le journal Al-Ittihad al-Islami qu’il dirige est frappé, comme toute la presse nationaliste, d’interdiction. Arrêté en mars 1912 à la suite des troubles du tramway (février 1912), il est éloigné, sans procès. Avec le journaliste et homme politique Ali Bach Hamba, il plaide pour la cause tunisienne à Paris, échoue et se rend à Istanbul puis en Égypte. De retour à Tunis après le déclenchement de la première guerre mondiale, il devient, avec la mort de Bach Hamba, le leader incontesté du mouvement nationaliste tunisien.
Leader du mouvement nationaliste
De nouveau à Paris en juin 1919 pour des contacts à la suite du Congrès de la paix de Versailles, Thaalbi réussit, en mars 1920, à faire lever l’interdiction qui frappait les journaux tunisiens depuis 1911. Il traduit et édite La Tunisie martyre, un réquisitoire collectif dénonçant l’exploitation politique et économique de la Tunisie par le régime du protectorat français. L’ouvrage est interdit à sa sortie mais distribué à des personnalités politiques et des directeurs de journaux français, il circule clandestinement. Devenu le manifeste du nationalisme tunisien, il est à la base de la création du Parti libéral constitutionnel de Tunisie -– le Destour — le 15 juin 1920.
Thaalbi est arrêté à Paris en juillet 1920 ; la justice tunisienne le condamne à trois mois de prison pour complot contre la sûreté de l’État. Il revient sur la scène en avril 1922, rapprochant la cour beylicale du Destour. La mort de Naceur Bey en juillet 1922 le contraint cependant à l’exil. Il quitte la Tunisie en juillet 1923 pour un long périple à l’étranger. Après Istanbul et Le Caire, il rejoint Bagdad en juillet 1924 où il enseigne à l’université Al al-Bayt. Avec la disparition de cette dernière en 1930, le roi Fayçal d’Irak le nomme président de la délégation des étudiants irakiens au Caire où il s’installe. Cheville ouvrière du Congrès de Jérusalem (décembre 1931) des indépendantistes arabes, il est élu responsable de la commission de propagande et de diffusion du Congrès. Il sillonne pendant des années l’Orient et visite le Yémen, l’Arabie, la Syrie, l’Inde, le Pakistan, l’Indonésie.
Retour au pays et déclin
De retour à Tunis le 19 juillet 1937, il est chaleureusement accueilli mais son absence de 14 ans l’a coupé d’une situation coloniale qui a évolué et d’une direction politique qui a rajeuni et occupe la scène. L’ancienne et la nouvelle faction du Destour sont désormais rivales et une lutte s’installe entre elles. Abdelaziz Thaalbi est notamment attaqué à Mateur, échappant à un coup de force qui aurait pu lui être fatal. Il n’a plus que la possibilité d’écrire : le journal Al-Irada, organe du vieux Destour lui publie une série d’articles en octobre 1937 et en 1938. La suspension de la presse le cantonne à l’écriture solitaire de son dernier ouvrage Mu‘jiz Muhammed (Tunis, 1938), une biographie du prophète Mohammed, dans la lignée des biographies qui font alors florès au Moyen-Orient et qui tentent de donner la réplique aux écrits orientalistes.
Il passe la seconde guerre mondiale malade et à l’écart de la vie politique. Il meurt le 1er octobre 1944, isolé. Son enterrement au Djellaz attire une foule de Tunisiens de tous bords, de la cour beylicale à ses camarades politiques en passant par le petit peuple urbain dont il était issu. Son œuvre, rééditée après 1984, comprend Rouh at-tatharrourfil kur’an (L’esprit libéral du Coran), Tounis ach-chahida (La Tunisie martyre) et Mu’jiz Mohammed (Mohammed, le miracle), ainsi que de nombreux articles et conférences regroupés en recueils posthumes.
Une réapparition « chaude »
Sa réapparition aujourd’hui est plus « chaude » que celle des années 1980. Elle est à placer dans les besoins de structuration et de positionnement qu’exige toute vie politique. Celle-ci, réactivée depuis 2011 en Tunisie, suscite toutes sortes d’initiatives, entre créations de partis, regroupements de factions et changements de dénominations. La figure de Thaalbi est devenue une icône brandie à la fois par le Forum de la famille destourienne5 nouvellement formé et par le parti Ennahda comme un leader minoré par Bourguiba, écrasé par son historiographie. Une telle « filiation » imaginée dans le feu de l’actualité sert à suggérer l’idée d’une communauté de destin entre « vaincus » de l’histoire, face à l’hégémonisme bourguibien qui a eu le temps de dérouler son récit historique. Cette parenté revendiquée par les « oubliés de l’histoire » rappelle les rapprochements tentés avec le youssefisme6, un autre anti-bourguibisme qui peut servir la revendication d’une légitimité. Au cours de l’année 2012, Rached Ghannouchi a brièvement appelé à une parenté avec le courant youssefiste, avant que la famille du leader précise sa proximité avec l’esprit bourguibien.
Le retour de Thaalbi dans les débats politiciens prolonge, en contrepoint, l’omniprésence de Habib Bourguiba depuis 2011. Entre discours admirateurs et détracteurs, les références historiques participent à charpenter l’espace public tunisien en recomposition. L’effervescence politicienne continue à se structurer en rapport avec l’héritage de Bourguiba, soit comme père d’une « famille destourienne » qui s’élargit et se morcèle, soit comme figure honnie pour son totalitarisme et encombrante pour l’avenir.
Au-delà des querelles d’héritage, et à l’occasion du 71e anniversaire de la mort de Thaalbi, on peut profiter de cette réapparition parce qu’elle permet de mettre le doigt sur les « blancs » de l’histoire contemporaine de la Tunisie et incite à revenir aux travaux produits sur Thaalbi et son contexte. Le dernier en date est l’ouvrage posthume de Moncef Dellagi7, un ancien responsable des Archives du gouvernement tunisien. Cette biographie fouillée retrace les différents épisodes d’une vie bien remplie, en la croisant avec les péripéties de l’évolution du nationalisme tunisien. La vie de ce « cheikh » zaytounien hors norme reste encore empreinte de mystère, comme le montre le docu-fiction réalisé par Lassad El Hajji en 20148. Cette histoire inachevée appelle d’autres études historiques à partir des archives encore méconnues, éparpillées en Tunisie comme dans les pays du Machrek et jusqu’en Inde et en Indonésie, où Abdelaziz Thaalbi a vécu et où il a fréquenté les milieux politiques et intellectuels.
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1Kmar Bendana, « Le retour à Bourguiba : un retour du politique ? », La Presse de Tunisie, 7 avril 2011 ; repris dans Chronique d’une transition, Tunis, Script Éditions, 2012. Cf. le numéro spécial « Bourguiba et la naissance de l’État » publié par Maghreb Magazine n° 7, Tunis, avril 2012.
2« Relire les biographies de Bourguiba », Alfa Maghreb et sciences sociales n° 1, 2005, repris dans Histoire et Culture dans la Tunisie Contemporaine, La Manouba, ISHTC, 2015 ; p. 43-62
3Kmar Bendana, articles parus dans Penser le national au Maghreb et ailleurs, Tunis, Arabesques et Diraset, 2012 et Mélanges Abdejellil Temimi, Tunis, CERES, 2013 repris dans Histoire et Culture dans la Tunisie Contemporaine, La Manouba, ISHTC, 2015 ; p. 115-150.
4Composé d’Ali Bach Hamba, Hassen Guellati, Khairallah Ben Mustapha, Abdejelil Zaouche et Sadok Zmerli.
5Piloté par des transfuges du parti Nidaa Tounès : Khaled Chawket, Nabil Karoui (propriétaire de Nessma TV) et Raouf Khammassi.
6Courant politique affilé à Salah Ben Youssef (1907-1961), secrétaire général du Néo-Destour et rival de Bourguiba qui le fait assassiner à Francfort en août 1961.
7Moncef Dellagi, Abdelaziz Thaâlbi, Naissance du mouvement national tunisien, Tunis, Cartaginoiseries, 2013.
8Projeté à plusieurs reprises à la télévision, et en salle dans le cadre de la 4e rencontre des réalisateurs tunisiens en février 2014.