L’accord signé le 29 février 2020 entre l’administration Trump et les talibans a pu être qualifié d’historique. Mais, très vite, il a montré ses ambiguïtés. Faisant référence aux assauts par les talibans de positions militaires afghanes onze jours après la signature de l’accord, Scott Smith — spécialiste de l’Afghanistan pour le United States Institute of Peace — nous déclarait :
Les termes de l’accord sont trop vagues et c’est pour cela qu’il n’y a pas eu, formellement, de violation de celui-ci. Si les termes de l’accord stipulent le respect du cessez-le-feu entre les talibans et les troupes américains, il ne fait nullement mention de l’armée afghane qui, dès lors, paye le prix fort de ce retrait précipité. En réalité, ce n’est pas un accord de paix, mais plutôt un accord passé avec les talibans, détaillant les conditions de retrait des États-Unis. L’accord est ambigu ; si la violence est trop élevée et les obligations ne sont pas respectées, les troupes seront maintenues.
De cette façon, les États-Unis maintiennent de facto un droit de regard sur les affaires afghanes.
Pour autant, Donald Trump semble résolu à se débarrasser du dossier afghan, trop encombrant, trop humiliant, trop coûteux. Le départ des troupes américaines de leurs trois bases militaires — dans les provinces de Kandahar et de Helmand, au sud-ouest de Kaboul —, s’est accéléré dans les dernières semaines. Alors que les États-Unis ont pris la peine de protéger leurs arrières, les demandes des populations et le point de vue du gouvernement afghan ont été exclus des pourparlers.
D’une certaine manière, on peut dire que Donald Trump s’inscrit dans la foulée de son prédécesseur. En 2011, Barack Obama amorçait déjà le départ des troupes américaines d’Afghanistan après, en 2009, avoir déployé 30 000 hommes supplémentaires et augmenté le budget consacré à cette intervention. Près de 975 milliards de dollars (863 milliards d’euros) ont été dépensés par le Pentagone et plus de 2 000 soldats américains ont perdu la vie dans le « cimetière des empires », ce qui a valu au conflit le surnom de « nouveau Vietnam ». Un échec sans appel pour le gouvernement américain, à la tête d’une coalition constituée en majeure partie de soldats de l’OTAN et de l’Armée nationale afghane (ANA).
L’accord américano-taliban a été scellé quelques mois après la publication par le Washington Post des Afghanistan Papers, révélateurs des « piliers de la bêtise »1, constitutifs d’une guerre à la cause incertaine. Les États-Unis ont échoué, une nouvelle fois, à imposer la pax americana. Cette « guerre qu’il fallait gagner »2 — pour les gouvernements successifs depuis George W. Bush en 2001 — contre Al-Qaida s’est poursuivie dans l’utopie de la construction d’un « state building » et d’une « nation building », dans le cadre d’une « démocratisation » à marche forcée du « Grand Moyen-Orient », projet porté par les néoconservateurs américains.
Mais cet « accord de paix » voulu par les États-Unis afin de se débarrasser du dossier afghan ouvre-t-il un nouveau chapitre de paix en Afghanistan ? Difficile de le croire, tant les obstacles restent nombreux.
Dualité du pouvoir
Deux présidents, Ashraf Ghani et Abdullah Abdullah sont à la tête de la République islamique afghane depuis les élections contestées du 28 septembre 2019. Le premier est d’ethnie pachtoune ; le second, d’ethnie tadjike. Leur rivalité publique a conduit Mike Pompeo, secrétaire d’État américain, à menacer d’une réduction de 1 milliard de dollars (890 millions d’euros) l’aide économique s’ils ne parvenaient pas à trouver rapidement un terrain d’entente. Dès lors, Abdullah Abdullah a accepté l’équipe de négociateurs nommée par Ashraf Ghani ; une équipe « dans l’ensemble légitime, selon Scott Smith, du fait d’une juste représentation des différentes communautés en son sein et de la présence de 4 femmes sur un total de 21 membres ». Dans le but de mettre un terme au marasme généré par cette impasse politique, Ghani a aussi tendu la main à Abdullah en lui proposant 50 % des places dans le dispositif ministériel. L’ancien chef de l’exécutif, d’abord réticent, a finalement accepté d’être nommé à la tête de la commission de réconciliation nationale censée aboutir à un accord avec les talibans. Mais, l’ouverture des négociations fixées à l’origine le 10 mars 2020 n’est toujours pas enclenchée.
Cette dualité du pouvoir rend le dialogue avec les talibans d’autant plus difficile. De plus, le mouvement taleb évoque l’illégitimité de ses interlocuteurs, considérant que Ghani et Abdullah sont soumis aux puissances étrangères. Dans La voix du djihad, journal en ligne du mouvement, l’État afghan est accusé de poursuivre, par tous les moyens possibles, la guerre contre « l’Émirat islamique ». Les talibans, en décrédibilisant Ghani et Abdullah, tentent de légitimer leur place au sein de la société. Une tentative qui s’est trouvée renforcée avec la pandémie. Dans les régions qu’ils contrôlent — environ un tiers du pays —, ils ont apporté une aide ciblée aux populations.
« Les demandes des talibans ne sont pas explicites, remarque Scott Smith. Un premier scénario est à considérer : celui d’une négociation interafghane avec un gouvernement qui inclurait les talibans au niveau national au sein d’un cabinet, ainsi qu’au niveau des districts régionaux. » Toutefois, depuis les attentats du 12 mai contre l’hôpital de Kaboul et celui de Nangarhar à l’est du pays, le gouvernement a durci sa politique à l’égard du mouvement islamiste bien que celui-ci ait condamné ces attaques.
Un cessez-le-feu de trois jours, à l’initiative des talibans, a été respecté lors de la célébration de l’Aïd el-fitr qui marque la fin du ramadan. En échange, Ashraf Ghani a annoncé la libération imminente de 2 000 prisonniers talibans ; 900 ont déjà été libérés le 26 mai. Ce compromis n’atténue pas pour autant les dissensions entre le gouvernement — au sein duquel Ghani et Abdullah peinent toujours à s’entendre —, et les talibans. D’ailleurs, dès la fin du cessez-le-feu, une attaque faisant 14 morts a été revendiquée par les talibans contre les forces afghanes.
Une mosaïque ethnique
L’Afghanistan est composé d’ethnies diverses (Tadjiks, Pachtounes, Hazaras, Ouzbeks). Le sentiment d’appartenance ethnique s’étend au domaine politique à l’intérieur du pays, mais aussi au-delà de ses frontières. Déjà le président Hamid Karzaï stigmatisait les ingérences étrangères : « Les chiites sont soutenus par l’Iran, les talibans par le Pakistan, les Tadjiks par les Russes et les pays d’Asie centrale, les Ouzbeks par la Turquie »3. Et les Américains ne jouent que pour eux-mêmes. Les puissances impérialistes n’ont jamais réussi à s’emparer de l’Afghanistan, mais son enclavement a également joué en sa défaveur, freinant son développement. Et, maintenant, outre Al-Qaida et l’État islamique en Irak et au Levant-Khorasan (EIIL-K, une « franchise » de l’organisation de l’État islamique), des groupes terroristes tadjiks, ouzbeks et ouïghours opèrent contre le gouvernement.
Durant l’été 2019, un nouveau personnage est apparu : Ahmad Massoud, le fils du « lion du Pandshir ». Il a lancé un appel à l’union contre les talibans. Il prône une décentralisation et une redistribution du pouvoir entre chaque communauté. Massoud se dit prêt à prendre les armes et résolu à en finir avec le mouvement islamiste, générateur d’insécurité, d’instabilité et de violence. Il représente un espoir pour certains et pour d’autres le risque de sombrer à nouveau dans la guerre civile.
Inquiétante hausse de la violence
Malgré la présence américaine, les violences ont augmenté ces dernières années, et les populations craignent que les talibans ne tirent profit du départ des troupes étrangères. Depuis le mois de mars, 4 000 attaques ont été recensées par la Mission d’assistance des Nations unies en Afghanistan (Manua), et dans les deux derniers mois elles ont augmenté de 70 % par rapport à 2019. Malgré tout, Scott Smith estime que « si leur idéologie demeure inchangée, les talibans ont conscience que leur mouvement doit être réformé. » Selon lui, les talibans ont compris qu’il était nécessaire de disposer d’un soutien européen ainsi que d’une reconnaissance internationale. Dipali Mukhopadhyay — chercheuse et enseignante à Columbia — nuance dans un entretien donné au Center on National Security, le propos de Scott Smith : « En tant que force combattante, ils [les talibans] ont évolué vers une certaine cohérence. Mais ils n’ont aucune conception en matière de gouvernance… »
Or, les principales demandes des populations sont d’ordre économique et sécuritaire, deux impératifs pour la (re) construction de l’État. L’anxiété est surtout palpable dans la capitale, à Kaboul, où les habitants ont suivi de près les avancées des négociations. Ils ont mis beaucoup d’espoir en cet accord pour in fine avoir l’impression qu’il ouvre tout simplement la voie au retour des talibans.
« Les talibans veulent un départ des troupes étrangères, mais ne veulent pas que l’aide financière cesse pour autant », explique Dipali Mukhopadhyay, résumant ainsi toute l’ambivalence du mouvement islamiste. Selon la chercheuse, il n’est pas envisageable de faire totalement fi de la violence. Il est nécessaire de l’intégrer, d’œuvrer pour la paix tout en prenant en considération cette donnée omniprésente et, d’une certaine manière, inévitable.
« La paix est plus importante que tout »
Tous les jeunes Afghans que nous avons rencontrés témoignent, eux, d’un insatiable appétit pour la paix. À l’instar de Bilal, Kaboulien trentenaire, qui nous assure que « la paix est plus importante que tout. Le virus est terrible, mais plus ou moins gérable à court terme. La paix, ça fait des années qu’on l’attend. » Monib, réfugié en banlieue parisienne lui, est convaincu que le départ des États-Unis est un premier pas vers la paix et la stabilité du pays. « Le plus gros problème en Afghanistan, ce sont les États-Unis », affirme-t-il. Il est d’avis d’intégrer davantage les talibans au sein de la vie politique afghane, considérant que « les États-Unis ont essayé de changer notre culture, d’imposer leur vision. Les talibans ont combattu l’occupant et ont donné une place importante à la religion ». Il est persuadé que le mouvement se réformera après un départ total des troupes américaines, condition sine qua non d’une réconciliation interafghane conduisant à la paix.
Après avoir travaillé six ans pour l’OTAN, Abdul, vit depuis cinq ans en France et garde espoir en la réussite de l’accord. « Je ne pense pas qu’il y aura un retour des talibans, nous confie-t-il. Les horreurs vécues lorsqu’ils étaient au pouvoir ne peuvent plus ressurgir aujourd’hui, car "les gens ont changé" ». Yasna, étudiante en gestion à l’Université de Kaboul, estime également que les Afghans ont beaucoup appris du passé : « Plus aucune fille n’aura peur d’aller à l’école, de plus en plus d’activistes défendent les droits des femmes. » Elle fonde ses espoirs dans les jeunes générations « brillantes » et « regardant vers l’avenir », ayant toutes à la bouche les « droits humains, les droits des femmes, des médias et la liberté d’expression ».
Toutefois, d’autres sont plus sceptiques, comme Ali, jeune réfugié originaire de Behsoud, un village situé non loin de Kaboul. Cet accord passé entre « les étrangers et les terroristes » est peu crédible à ses yeux, car les acteurs concernés — le gouvernement et la société civile —, terreau de cette paix, n’ont pas pris part aux négociations. Yalda, élevée à Kaboul et originaire de Wardak — province du centre de l’Afghanistan —, étudie les relations internationales en France. Elle exprime son scepticisme : « Le départ des troupes américaines est un premier pas, mais le plus difficile reste à venir, j’ai peu d’espoir… », et ce d’autant plus qu’en tant que femme, elle se considère comme particulièrement visée par les talibans. C’est pour cela que, selon elle, « les États-Unis doivent partir de manière plus responsable en s’investissant dans une "transition en douceur". Leur sortie rapide porte préjudice aux civils. ».
Ali est du même avis. Hazara de confession chiite, il a été particulièrement affecté par l’attentat commis le 12 mai contre un hôpital public d’un quartier chiite de l’ouest de Kaboul. Iqbal, diplômé de pharmacie de l’Université américaine d’Afghanistan (AUAF), lui non plus, ne fonde pas beaucoup d’espoir dans l’accord américain. « Il s’agit plus de sauvegarder l’image des États-Unis que d’œuvrer réellement pour parvenir à la paix, déplore-t-il, ajoutant : les talibans en demanderont toujours plus… ».
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