« À bas l’Amérique » (marg bar amrika) a été pendant 36 ans le slogan le plus répandu et le plus unanime en Iran. La signature de l’accord sur le nucléaire, pour l’essentiel négocié entre Washington et Téhéran, marque un tournant historique pour la République islamique dont l’identité politique a été largement construite contre l’impérialisme américain. Pour des raisons qui ont été souvent explicitées, le statu quo était devenu une impasse. Pour assurer la survie de la République islamique, le Guide suprême Ali Khamenei a été convaincu qu’il fallait ouvrir la porte. Encore fallait-il trouver ou fabriquer une clé (ce n’est pas un hasard si en 2013, le symbole de la campagne présidentielle de Hassan Rohani était une clé). Mais qui va passer par cette porte ?
La vie politique iranienne a toujours été très active, comme le montrent les procès et condamnations d’opposants ou d’anciens responsables politiques en vue, les débats dans la presse et surtout au Parlement. Avec la levée des sanctions économiques, puis peu à peu politiques, la porte va donc s’ouvrir et permettre le « retour » de l’Iran. Il serait naïf de croire qu’en quelques mois le pays deviendra un Eldorado pour les affaires, que l’État coopèrera avec l’Arabie saoudite ou renoncera à ses critiques de la politique israélienne. Il ne sera pas non plus un modèle pour la liberté d’expression ou la création artistique. Les groupes sociaux et politiques, les réseaux hérités de la révolution islamique et de la guerre Irak-Iran (1980-1988) qui ont dirigé la République islamique vont, très normalement, chercher à garder leur pouvoir en usant au mieux du nouveau logiciel politique qui comprend désormais la « modération », la « flexibilité héroïque » ou l’ouverture internationale, pour contrôler les portes qui vont s’ouvrir ou s’entrouvrir.
Consensus, malgré quelques grincements de dents
Il existe un large consensus en faveur de l’ouverture internationale, même chez les plus radicaux. Le très virulent ayatollah Ahamad Khatami, directeur de la prière du vendredi à Téhéran, après avoir longuement disserté sur le fait que l’Iran n’avait pas besoin d’un accord avec le « grand Satan », concluait en disant qu’un accord « faciliterait grandement la vie des Iraniens »1… Au Parlement, certains députés radicaux du groupe des Paydari (« les Résistants »), ont menacé le ministre Javad Zarif et l’équipe des négociateurs de procès pour haute trahison, et revendiquent de continuer de crier « marg bar amrika ». Néanmoins ils obéissent au Guide qui précise les lignes rouges mais soutient le gouvernement…
Le Guide Ali Khamenei et ses partisans poursuivent en effet une politique habile pour assurer la survie — donc l’adaptation — de la République islamique aux nouveaux rapports de force. Les trois principes donnés au gouvernement par le Guide pour la préparation du 6e Plan de développement économique (2016-2021) sont très significatifs d’une volonté de permettre à la République islamique de franchir la porte de l’ouverture internationale sans abandonner son identité islamique et révolutionnaire2 :
➞ « économie de résistance », c’est-à-dire refuser la « colonisation » économique et la domination des entreprises étrangères ;
➞ « leader en science et technologie » dans le domaine symbolique du nucléaire, mais surtout pour assurer l’indépendance et la position internationale future du pays qui a été écarté de la mondialisation ;
➞ « excellence culturelle », c’est-à-dire promotion de la République islamique et de la « défense sacrée » (référence à la guerre Irak-Iran), « promotion du style de vie islamique dans la société ».
À moyen et long termes, l’ouverture de la porte iranienne va dans le sens d’une modération dans tous les domaines, mais dans l’immédiat il est probable que les conflits seront violents. Ayant perdu la bataille de l’ouverture aux États-Unis, les groupes radicaux et religieux conservateurs n’en seront que plus actifs et plus fermes dans les domaines culturels et des droits humains, profitant de l’euphorie et du silence imposé par les flots de dollars — il reste nécessaire d’acheter la paix sociale — et les contrats économiques internationaux.
La préparation des prochaines élections parlementaires du 26 février 2016 a d’ores et déjà commencé et va contribuer à attiser les passions. Les réformateurs, marginalisés ou emprisonnés depuis 2009 après les manifestions contre la réélection de Mahmoud Ahmadinejad — qui réactive ses réseaux- - commencent à sortir de prison après avoir purgé leur peine et cherchent à unifier leurs forces. L’ancien président Hachemi Rafsandjani, qui reste président du Conseil de discernement, intervient souvent dans les médias pour soutenir l’ouverture, alors que l’ancien président Mohammad Khatami, toujours sous le coup d’une condamnation qui lui interdit de s’exprimer publiquement, multiplie les visites… Bref, tous les acteurs de la vie sociale et politique sont prêts à jouer leur rôle dans le contexte d’ouverture. L’intérêt supérieur de la nation iranienne est en jeu. Le pays qui a manqué la coche de la mondialisation ne peut pas laisser passer cette occasion.
Il n’est pas prévu de cérémonie de signature officielle pour marquer ce que l’Iran considère comme un simple retour à la normale et non un changement de politique. Le porte-parole du ministère iranien de l’intérieur Hossein-Ali Amiri a confirmé qu’il ne souhaitait pas de célébration publique de l’accord, et pour contrôler l’enthousiasme — ou le mécontentement — des Iraniens, le gouvernement a d’ailleurs décidé de faire de la « journée de Jérusalem » le dernier vendredi du Ramadan, le 11 juillet, une grande manifestation de soutien à la politique de « flexibilité héroïque » du Guide et du gouvernement de Hassan Rohani.
Les risques de blocage
Après presque quatre décennies de soutien unilatéral des Occidentaux contre la « menace iranienne », les monarchies pétrolières, Israël et leurs soutiens néoconservateurs aux États-Unis ou en France sont inquiets et même parfois paniqués face à la perspective du retour de l’Iran ou plutôt de la survie durable de la République islamique qui a désormais le vent en poupe. Ils ne baisseront pas les bras et vont utiliser tous les moyens de procédure pour bloquer ou retarder la mise en œuvre de l’accord, même s’ils savent que l’évolution est inéluctable et qu’ils finiront par voler au secours de la victoire et se ruer sur le marché iranien. Déjà, on parle d’un voyage à Téhéran imminent de Laurent Fabius.
À Washington, les lobbies économiques et l’opinion publique désormais majoritairement favorables à un accord, devraient venir à bout de l’opposition idéologique des Républicains du Congrès, d’autant plus qu’en Israël, en dépit des discours enflammés de Benyamin Nétanyahou, les milieux militaires ou de la sécurité estiment que l’accord présente un compromis acceptable et que pendant une dizaine d’année au moins, le risque sécuritaire viendra surtout du développement des forces djihadistes sur les frontières et surtout à Gaza. On tourne la page d’une révolution islamique iranienne désormais stabilisée.
Abbas Araqchi, le principal négociateur iranien a clairement exposé le 4 juillet à la télévision iranienne que l’accord n’entrerait en application qu’après une phase de plusieurs mois nécessaire à son approbation politique par les instances nationales et internationales et la levée technique des innombrables réglementations nationales, américaines, européennes ou unilatérales mises en place pour imposer des sanctions. Autant d’opportunités de blocage ou de sabotage, moins en Iran que parmi les six pays négociateurs. Le Parlement iranien (sans délai) et le Congrès américain (dans les 60 jours) devront accepter l’accord paraphé à Vienne. L’autorité du Guide est assez forte pour imposer un vote positif aux députés conservateurs tout en les laissant exprimer leur opposition au grand Satan. En revanche, à Washington, Barak Obama n’a pas la même autorité ni surtout un vrai soutien parlementaire. On peut penser qu’au delà des slogans, il n’est pas interdit aux membres du Congrès d’être intelligents et qu’ils n’oseront pas s’opposer aux autres membres du Conseil de sécurité et aux milieux d’affaire favorables à l’accord.
Le Conseil de sécurité de l’ONU, dont le vote en 2006 avait lancé le régime de sanctions, devrait être à nouveau saisi et voter l’abrogation des mesures visant l’Iran et permettre aux divers gouvernements, notamment européens, leurs propres sanctions sans vote des Parlements. Reste ensuite à rédiger et mettre en application dans chaque pays, de nouveaux règlements et politiques visant Téhéran. C’est seulement à partir de ce moment que l’Iran pourra appliquer lui-même les mesures qui le concernent, sous le contrôle de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA). Autrement dit, il faudra certainement plus de deux, sinon trois mois pour que l’Iran retrouve ses pleines capacités internationales.
À en juger par la multiplication des conférences, séminaires et voyages en Iran, tous les milieux économiques du monde sont dans les starting blocks pour la ruée vers l’Eldorado iranien qui prendrait la suite de celui des Émirats. Aujourd’hui plus que jamais, Dubaï est la vraie capitale économique de l’Iran ; c’est là que se sont installés les entreprises internationales, et ceux qui se présentent comme les futurs leaders du « business » iranien. Vu l’abondance des idées reçues et le manque de connaissance de la réalité politique et culturelle iranienne, il y aura certainement des surprises désagréables, mais on peut affirmer sans risque que l’Iran sera pendant les prochaines décennies un marché international de premier plan. Les entreprises peuvent parfaitement travailler sur les deux rives du golfe Persique.
Il n’en va pas de même des politiques. Le soutien des six pays les plus puissants du monde à un accord avec la République islamique d’Iran dépasse de loin la simple question de la sécurité nucléaire et de la prolifération. Après le cadeau fait à l’Iran par les Américains en chassant les talibans d’Afghanistan et mettant au pouvoir la majorité chiite en Irak, les monarchies pétrolières s’estiment durablement trahies. Les ventes d’armes et accord militaires — notamment de la France avec l’Arabie saoudite, le Qatar et les Émirats arabes unis — ne sont qu’une réponse technique à une question politique bien plus profonde mise en évidence par l’émergence d’Al-Qaida et de l’Organisation de l’État islamique.
Les monarchies pétrolières doivent faire face à un double défi. Les mouvements sunnites radicaux qu’ils avaient longtemps soutenus se retournent maintenant contre elles au moment où l’Iran revient comme acteur politique en voie de banalisation, avec ses 78 millions d’habitants, son ancienneté comme État, son expérience réussie d’islam politique proche, d’une certaine manière, des Frères musulmans, sa constitution républicaine, sa bourgeoisie moyenne nombreuse et complexe, et sa population féminine la plus sécularisée de la région. Les monarchies pétrolières qui avaient l’habitude de la stabilité intérieure et du tapis rouge international doivent faire face à des défis d’une gravité exceptionnelle.
La première réponse a été le conflit militaire ou terroriste sur des terrains extérieurs : Afghanistan, Irak, Syrie Yémen, Liban, l’Iran répondant aux avancées saoudiennes et inversement. Une guerre sans issue. Résignés ou contraints, les deux nouveaux « gendarmes du Golfe », comme jadis l’URSS et les États-Unis ou la France et l’Allemagne, trouveront-ils un modus vivendi, une coexistence pacifique ? L’Iran doit confirmer ses déclarations pacifiques pour rétablir la confiance et l’Arabie calmer ses réactions de panique. Les pays du groupe « 5+1 » qui viennent de réussir à en trouver la clé ont certainement un rôle utile à jouer pour que les monarchies pétrolières se fassent à l’idée que la porte de l’Iran est désormais ouverte, et pour longtemps.
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