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Al-Qaida sortira-t-elle victorieuse de la guerre contre le terrorisme ?

En faisant de l’Iran l’adversaire principal, les États-Unis n’aident-ils pas dans les faits le djihadisme sunnite, et notamment Al-Qaida ?

Al-Qaida aurait gagné la guerre contre le terrorisme ? Que signifie ce blasphème ? Absurde ! C’est la réponse réflexe de la plupart des observateurs : ils estiment que dix-huit ans après le 11 septembre 2001, les États-Unis ont réduit Al-Qaida à sa plus simple expression. Selon eux, les dernières opérations contre l’organisation d’Oussama Ben Laden comme le bombardement d’Al-Qaida à Idlib le 31 août 2019 tiennent plutôt du nettoyage final. Mais n’est-ce pas là une lecture superficielle de la situation ?

Jusqu’à ce que le président américain Donald Trump annule (temporairement ?) l’accord, l’anniversaire du 11-Septembre devait coïncider avec un compromis conclu entre Washington et les talibans : les États-Unis se retireraient d’Afghanistan en échange de l’assurance que les troupes américaines ne seraient pas attaquées au cours de leur départ, et que les talibans ne soutiendraient pas à l’avenir des groupes comme Al-Qaida. Les discussions autour de cet accord putatif tournent principalement autour de la question de savoir si les talibans respecteront leurs promesses. Mais il y a une question plus importante : les talibans peuvent attaquer ou non les troupes américaines, mais pourquoi Al-Qaida voudrait-elle attaquer les États-Unis depuis l’Afghanistan ? Ou de n’importe où ? Les États-Unis n’ont-ils pas fini par s’aligner sur les objectifs qui tiennent le plus à cœur à Al-Qaida ?

Une convergence d’intérêts

Et quels sont ces objectifs ? Laissons de côté la défaite de son rival, l’organisation de l’État islamique (OEI), même si les États-Unis ont fait à Al-Qaida — certes involontairement — une immense faveur en éliminant largement de la scène son plus grand concurrent pour le recrutement et le financement. Plus précisément, qu’en est-il de ses objectifs : combat contre l’Iran, contre les chiites, contre le gouvernement syrien, le Hezbollah et les houthistes, et en général création d’une situation plus favorable à l’extrémisme sunnite au Proche-Orient ?

« L’Iran est la nation terroriste numéro un » : avec ce mantra, Donald Trump n’a-t-il pas détourné l’attention du terrorisme sunnite, bête noire incontestée des États-Unis au cours des dix premières années qui ont suivi le 11-Septembre ? De son côté, Al-Qaida n’a-t-elle pas abandonné une grande partie de son orientation anti-occidentale, et ne s’est-il pas concentré sur ce qu’il considère comme une hérésie dans l’islam, le chiisme et ses dérivés ?

Regardez l’absence de réaction d’Al-Qaida à l’annonce récente des États-Unis, qui vont envoyer à nouveau des troupes en Arabie saoudite, en réponse à « la menace iranienne ». Une telle présence militaire a été pourtant un catalyseur important pour le mouvement de Ben Laden. Dans la période qui a précédé et suivi la première guerre américaine contre l’Irak en 1991, les États-Unis ont envoyé des milliers de soldats sur la terre sainte de l’islam, ce qui fut à l’époque considéré comme un anathème par de nombreux musulmans. Aujourd’hui, cette perspective suscite à peine un haussement de sourcils, tant le peuple saoudien et les sunnites ont été conditionnés à penser que leur ennemi c’est l’Iran, et non Israël ni son protecteur, les États-Unis.

Al-Qaida n’a d’ailleurs jamais semblé se soucier des agissements d’Israël, du moins à en juger par ses actes plutôt que par ses paroles. Al-Qaida a-t-elle jamais organisé une attaque importante contre Israël ? Tant de fulminations, si peu d’action. Et même contre les États-Unis : qu’a fait Al-Qaida après l’attentat spectaculaire du 11 septembre 2001 ? Il faut fouiller les archives pour trouver quelque chose : l’attentat à la voiture piégée de Times Square en 2010 par un Pakistanais, lié ou non à Al-Qaida ; l’attentat perpétré contre le consulat américain à Benghazi à la suite de la chute de Mouammar Kadhafi en 2012 pourrait également être pris en compte. Même si l’on ajoute un certain nombre de complots qui auraient été déjoués par des agences de sécurité américaines (et qui impliquaient souvent des agents provocateurs), le dossier prouve qu’Al-Qaida ne considère plus les États-Unis comme une cible prioritaire. Ce sentiment — ou cette quasi-indifférence — semble avoir été mutuel. Après l’assassinat de Ben Laden en 2011, tout s’est passé comme si Washington estimait que le compte était clos, et qu’il leur suffisait de faire le minimum contre Al-Qaida, pour la forme. Surtout avec l’apparition d’un petit nouveau sur la scène terroriste, l’OEI, lui-même une ramification d’Al-Qaida en Irak.

Alliés en Syrie

La convergence d’intérêts qui s’est mise en place entre les États-Unis et Al-Qaida a été particulièrement évidente en Syrie. Pendant les années Obama, les États-Unis ont acheminé d’immenses quantités d’armes et de matériel à des groupes djihadistes, sachant pertinemment qu’une grande partie de ces armes et de ce matériel finissaient entre les mains d’affiliés d’Al-Qaida, notamment le groupe initialement connu sous le nom de Jabhat Al-Nosra. Ce dernier a vu le jour en tant que branche d’Al-Qaida en Syrie, avant que des désaccords avec la direction centrale ne le conduisent à une certaine prise de distance. Au fil des ans, Nosra a fait des efforts pour changer d’étiquette, se rebaptisant d’abord Jabhat Fatah Al-Sham (JFS), puis Hayat Tahrir Al-Sham (HTS), son avatar actuel. Mais le groupe n’a jamais changé d’idéologie : le djihadisme radical, ni de comportement dans les régions qu’il contrôle et où il exerce une tyrannie inspirée par la charia.

Les États-Unis, en mobilisant la totalité des immenses moyens à leur disposition pour affaiblir et tenter de renverser Bachar Al-Assad ont fait une grande partie du travail de Nosra/JFS/HTS. Ils continuent dans cette voie sans jamais paraître se soucier des conséquences : une éventuelle expulsion d’Assad ouvrirait inévitablement la voie au contrôle de djihadistes sur l’ensemble de la Syrie. Car si les États-Unis ne jugent plus opportun de livrer des armes directement aux groupes djihadistes, ils ne lèvent pas le petit doigt pour empêcher la Turquie de le faire, avec des armes avancées fournies par les États-Unis, ni le Qatar de transférer des fonds importants à ces groupes. Washington réprimande et menace avec constance le gouvernement syrien et les Russes, les accusant d’employer, pour déloger HTS d’Idlib, à peu près le même niveau et le même type de moyens militaires que les États-Unis eux-mêmes ont utilisé dans les opérations de la Coalition pour expulser l’OEI de Mossoul, Falloujah et Rakka. À un moment donné en 2018, Washington a menacé de bombarder la Syrie si Bachar Al-Assad ne mettait pas fin à ses tentatives de récupérer Idlib, ce qui a suscité des commentaires acerbes selon lesquels l’US Air Force, qui avait déjà bombardé des cibles syriennes deux fois (en 2017 et 2018) agissait comme l’aile aérienne d’Al-Qaida.

Un service minimum

Les responsables américains ont déployé des efforts considérables dans des tentatives d’entraver le travail d’Assad et de l’armée syrienne dans ce que ces derniers appellent leur « guerre contre le terrorisme ». Les États-Unis imposent des sanctions, refusent l’aide internationale à la reconstruction et font pression sur les pays pour qu’ils ne normalisent pas leurs relations avec Damas. Ils érigent en héros des groupes comme les Casques blancs, que le gouvernement syrien et la Russie considèrent de leur côté comme des auxiliaires de HTS. Ils encouragent les think tanks hostiles à la Syrie et à la Russie et font tout ce qui est en leur pouvoir pour façonner un discours médiatique dominant sur la Syrie. Ce discours ne peut que conforter Hayat Tahrir Al-Sham, qui joue adroitement sur les consciences dans l’espoir que l’aide occidentale continuera, et pourra même se transformer en intervention armée.

Certes, les États-Unis continuent à fournir un service minimum dans la lutte contre Al-Qaida. Ils mènent même à l’occasion des actions militaires symboliques contre ce groupe. Par exemple, le 30 juin 2019, l’US Air Force a lancé une attaque contre un site près d’Idlib où se réunissaient les commandants de Hurras Al-Din (les Gardiens de la religion), un groupe affilié à Al-Qaida. Le Pentagone a prétendu que le but de la frappe était de prévenir des attaques « venant de l’extérieur », qui mettraient en danger « les citoyens américains, nos partenaires, et les civils ».

Après deux ans d’inaction totale des États-Unis contre Al-Qaida en Syrie, cette curieuse opération tout à fait inattendue a eu pour effet principal de faire taire les appels à une intervention américaine en Syrie qui commençaient à se faire entendre. L’attaque était peut-être aussi un coup du Pentagone pour déstabiliser le « super-faucon » John Bolton. Les États-Unis ont mené une deuxième frappe presque identique le 31 août, susceptible de renforcer l’emprise de HTS, qui n’a pas été touché, sur Hurras Al-Din et d’autres factions rebelles, plus franchement affiliées à Al-Qaida. Même en prenant ces deux frappes pour argent comptant, leur rareté souligne que si les États-Unis veulent sérieusement s’opposer à Al-Qaida, ils ont la possibilité de bombarder régulièrement Hayat Tahrir Al-Sham et ses alliés. On ne peut que supposer que Washington privilégie largement l’affaiblissement d’Assad et de l’Iran par rapport à la lutte contre les terroristes sunnites qui pour leur part — en particulier une OEI épuisée — n’ont plus ni l’envie ni la motivation nécessaires pour attaquer les États-Unis.

La convergence de fait entre les États-Unis et Al-Qaida est tout aussi évidente au Yémen, où les États-Unis soutiennent la coalition militaire dirigée par les Saoudiens dans ses efforts pour renverser le gouvernement contrôlé par les houthistes, jugé trop dépendant de l’Iran. L’intervention des États-Unis et des Saoudiens a mené à une situation chaotique où Al-Qaida dans la péninsule arabique (AQPA) a acquis une force considérable.

Le soutien rhétorique des États-Unis aux Ouïghours (destiné à contrarier la Chine) et la coopération militaire avec l’Azerbaïdjan, pays majoritairement musulman d’où seraient partis les drones israéliens lancés contre les forces pro-iraniennes en Irak ne sont peut-être pas non plus considérés avec défaveur par Al-Qaida, les combattants ouïghours et caucasiens étant nombreux dans les troupes djihadistes en Syrie.

Répétition du passé

Bien sûr, on a déjà vu le film. L’appui des États-Unis aux moudjahidines afghans qui combattaient la Russie a contribué à créer les conditions propices à l’émergence d’Al-Qaida dans ce pays, tout comme le renversement des dictateurs plutôt nationalistes que religieux en Irak et en Libye a contribué à créer les conditions propices à l’émergence des groupes djihadistes et autres dans ces pays. En fait les architectes de la politique américaine au Proche-Orient semblent reconnaître de façon subliminale qu’ils ont un problème pour affirmer que l’Iran a supplanté Al-Qaida, ou les groupes inspirés par Al-Qaida dans le rôle de terroriste en chef. C’est peut-être pour cette raison que le secrétaire d’État Mike Pompeo, désireux de discréditer l’Iran, a tenté de le présenter comme l’allié secret d’Al-Qaida, ce qu’aucun observateur honnête ne peut prendre au sérieux.

Quoi qu’il en soit, la question qui se pose — 18 ans après le 11-Septembre — est de savoir si l’obsession iranienne des États-Unis ne se retournera pas contre eux, comme lors de leurs précédentes mésaventures, et ne fera pas à nouveau le jeu des extrémistes sunnites héritiers de Ben Laden. Nous aurons la réponse à cette question si la politique syrienne des États-Unis réussit et qu’une Syrie économiquement paralysée et politiquement fragmentée redevient ingouvernable après un retrait forcé d’Assad du pouvoir, un résultat pour lequel Al-Qaida doit prier avec ferveur.

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