Économie

Algérie. L’informel prospère sur fond de déficit budgétaire

L’économie informelle, florissante, emploie un Algérien sur deux, et échappe à tout impôt. Ses dizaines de milliers d’acteurs exercent avec succès leurs talents dans le commerce, l’agriculture et la spéculation immobilière, tout en privant le pays d’une bonne partie des revenus fiscaux nécessaires pour financer la protection sociale et lutter contre les inégalités.

L'image montre une scène animée d'un marché urbain. On peut voir plusieurs personnes se déplacer rapidement, créant un effet de flou. Au premier plan, un homme se tient de dos, tenant des objets. Des étals sont visibles, avec des boîtes et des marchandises disposées sur des chariots. En arrière-plan, des magasins sont ouverts et on aperçoit des clients. L'atmosphère semble vivante et dynamique, typique d'un marché fréquenté.
Marché Ferhat Boussaad, Alger (2019)
Ryad Kramdi/AFP

Il y a près de trente ans, le 24 mai 1994, l’Algérie signait un programme d’ajustement structurel avec le Fonds monétaire international (FMI) qui, entre autres, abolissait le monopole de l’État sur le commerce extérieur. C’est de là que tout, ou presque, est parti dans l’opacité et la débrouille. Aujourd’hui, si l’exportation reste le fait d’une seule entreprise : la compagnie nationale des hydrocarbures Sonatrach (plus de 90 % des recettes), l’importation est l’affaire de dizaines de milliers d’acteurs privés dont la grande majorité ne paie pas d’impôts — ou peu — ni de cotisations sociales. Ils sont souvent en dehors de toute règle de droit et constituent ce qu’on appelle l’économie parallèle ou encore le secteur informel, qui emploie au moins un Algérien sur deux.

« Informel », on l’est rarement un peu, souvent beaucoup et encore plus souvent complètement, surtout dans le commerce. Le respect des lois et des règlements est à coup sûr variable. Difficile d’être plus précis et d’avancer des chiffres, car le sujet n’intéresse pas le gouvernement algérien qui dénonce volontiers l’argent sale, mais n’a publié aucune étude sur le sujet. Et les institutions internationales qui suivent l’économie algérienne comme le FMI ou la Banque mondiale ne sont pas plus curieuses.

Ses conséquences sont pourtant gravissimes pour l’économie nationale et les Algériens. Les impôts, non pétroliers, axés surtout sur la consommation (TVA, droits de douane…), y rapportent à peine 50 % de ce qu’ils ramènent dans des pays comparables. La sécurité sociale est menacée de banqueroute ; l’assurance maladie, en coma dépassé faute de cotisations, survit grâce au budget de l’État. Résultat, un déficit budgétaire record qui avoisine le cinquième du PIB les mauvaises années quand la monnaie nationale, le dinar (DA), plonge année après année et a perdu 100 % de sa valeur depuis septembre 2001.

Des affaires juteuses qui échappent à l’impôt

Mais l’informel est aussi une bonne affaire pour ses pratiquants. Un modèle de remplacement de l’économie administrée d’avant les années 1980 s’est mis progressivement en place qui allie un indéniable dynamisme et l’enrichissement des nantis. Il repose sur un triptyque original : le commerce, l’agriculture et l’immobilier. Le commerce est partout. Il occupe les trottoirs des grandes villes, les commerçants y entassent leurs stocks de marchandises, interdisent aux voitures de se garer en face de chez eux et obligent les passants à des périples dangereux sur la chaussée au milieu des flots de voitures. À Oran, durant les Jeux méditerranéens (25 juin-6 juillet 2022), la police est parvenue à libérer les trottoirs au prix d’une bataille de tous les instants. Mais dès la fin des Jeux, le 7 juillet, les habitués étaient de retour.

Les prix sont élevés et les marges indécentes. En Oranie cet été, le kilo de cerises vendu sur pied à la ferme se vend 250 DA (1,78 euro). Des gens de Sétif identifiés grâce à l’immatriculation de leurs camions viennent sur place, récoltent les cerises, les lavent, les mettent en cageots et les revendent sur des micromarchés comme les beaux quartiers d’Alger, à Hydra, ou sur les bases pétrolières du Sahara. Prix de vente à l’arrivée ; 1 500 DA (10,67 euros), six fois plus élevé que le prix d’achat !

Le mouton, indispensable à la réussite des grandes fêtes religieuses, que les familles recherchent loin dans la campagne au moment de l’Aïd coûte ici le prix le plus élevé du monde arabe après la Palestine, à 70 000 DA (498 euros) par tête. Les services à la personne suivent le même rythme. Un chauffeur de taxi pas trop maladroit gagne 10 000 DA (71 euros) par jour, en partie grâce à l’essence, bon marché parce que largement subventionnée, soit la moitié du salaire minimum mensuel fixé par le gouvernement et rarement respecté. Un restaurant du côté de la Colonne Voirol, en plein centre d’Alger, livre à domicile ses clients ; le plat coûte 1 000 DA (7 euros) et laisse au patron une marge appréciable.

En dehors du pain, de la semoule, des huiles ou du sucre et de l’énergie (gaz et électricité, carburants) fournis par le secteur public à des prix très bas grâce aux subventions qui grèvent les finances publiques, le reste de la consommation vient de l’informel qui se ravitaille, notamment en produits textiles, essentiellement en Chine et en Turquie, devenue en quelques années un des principaux fournisseurs du pays, à égalité ou presque avec la France. C’est un marché juteux de plusieurs dizaines de millions de consommateurs dans les villes, surtout dans le secteur très spéculatif des fruits et légumes, qui n’a que l’informel comme fournisseur.

Devises au marché noir

Pour se ravitailler en partie à l’étranger, le secteur achète ses devises non pas aux banques, mais au marché noir. Square Ex-Besson, rebaptisé square Port-Saïd, en plein centre d’Alger, des centaines de changeurs proposent ouvertement des fonds à des cours supérieurs de 30 à 40 % au taux de change officiel sans poser de questions sur leur destination1. Quelle est l’importance de ce marché qui fonctionne tous les jours de l’année d’un bout à l’autre du pays avec les mêmes cours et la même rectitude ? Officiellement on n’en sait rien, mais des observateurs privés l’évaluent autour de 10 milliards de dollars (10 milliards d’euros), soit 50 % des exportations algériennes en 2020. Échaudés par une répression financière très ancienne, les quatre à cinq millions d’Algériens de la diaspora ont l’habitude de passer par les changeurs de la « banque kabyle », un réseau solidement établi des deux côtés de la Méditerranée plus rémunérateur que les circuits officiels, pour aider les familles restées au pays.

Une accumulation de richesses incontrôlée

La marge nette de l’informel finance une accumulation sans précédent de richesses. Une partie s’évade à l’extérieur du pays, une autre va à l’achat des anciennes terres coloniales nationalisées après l’indépendance. En 1987, l’ancien chef redouté des services de sécurité devenu ministre de l’agriculture, Kasdi Merbah, a liquidé le secteur socialiste et ses deux millions d’hectares, les meilleurs du pays. Environ 100 000 exploitations agricoles individuelles (EAI) et une poignée de coopératives leur ont succédé. Trente-cinq ans après, la quasi-totalité des bénéficiaires n’ont toujours pas reçu leurs titres de propriété. Ils vieillissent sur place et ne peuvent se moderniser faute d’accès au crédit agricole. Alors, ils sont de plus en plus nombreux à vendre. À qui ? Une ferme de 12 hectares dans la région de Tlemcen à l’ouest a été cédée pour l’équivalent de 60 000 euros à un prestataire de services qui a fait fortune dans l’informel et que l’absence de titre de propriété n’effraie pas. « Je ne lui demande rien », dit-il, sûr de son influence et de sa surface sociale. Informaticiens, commerçants, garagistes, artisans achètent des terres et souvent embauchent l’ancien « propriétaire » comme ouvrier agricole. Ils modernisent les exploitations, achètent des machines, construisent des hangars, vont chercher l’eau de la nappe phréatique…

Encore plus ambitieux, d’autres se lancent dans la promotion immobilière. Si l’État bâtit de grands ensembles dans des banlieues lointaines, mal desservies, les privés lorgnent les centres-villes. Les vieilles villas coloniales d’Alger, d’Oran, de Bordj-Bou-Arreridj ou de Sétif disparaissent rapidement. Des promoteurs audacieux les achètent un bon prix, les démolissent et à la place construisent un immeuble sur quatre ou cinq niveaux, sans charme, mais au-dessus de garages très recherchés. À Alger, une villa sans prétention sur 300 m2 de jardin se vend facilement 190 à 200 millions de DA (1,35 à 1,42 million d’euros). Dessus, on peut construire 3 000 m2 d’appartements et revendre le tout pour 1,2 milliard de DA (environ 85 millions d’euros). Six fois la mise !

Toute cette activité se déroule à l’écart des autorités. « Je ne leur demande rien, car je ne veux rien avoir à faire avec eux », s’exclame un néo-fermier. L’administration n’a pas bonne presse. « La population déteste la bureaucratie encore plus que les militaires », constate un ancien ministre. Et pour cause. Les agents de l’État n’ont pas été augmentés depuis 2011, à part quelques rares revalorisations du point d’indice, à peine l’équivalent de 10 dollars (10 euros) sur une année. Aux prises avec une hausse des prix parfois à deux chiffres, qui a mangé au moins la moitié de leur pouvoir d’achat, beaucoup se rattrapent en faisant payer le moindre coup de tampon. Et Dieu sait si l’administration algérienne en consomme !

La fabrique des laissés-pour-compte

L’informel conforte les inégalités sociales. Les patrons ne font preuve d’aucune solidarité avec leurs employés, privés des droits sociaux les plus élémentaires. « L’État social » que revendique le régime se fait sans eux à la charge de la seule rente pétrolière qui tôt ou tard se révèle insuffisante pour faire face à tous les besoins. La caisse de chômage mise en place sous la présidence Tebboune est financée par le budget, et non par les entreprises comme partout ailleurs. Les jeunes — et d’abord les filles — sont les premières victimes de cette société schizophrène qui n’offre guère d’emplois rémunérateurs à ses millions de diplômés de l’université, en dehors du secteur public qui ne recrute presque plus.

Parmi les laissés-pour-compte, sans relations ni parrains influents, ils sont nombreux à choisir l’exil, quitte à s’embarquer sur des bateaux de fortune et à prendre le risque de se faire tirer dessus par les garde-côtes. D’autres se réfugient dans la drogue et en consomment ouvertement jusque devant les policiers. « Ils ne veulent pas de manifestation, mais pour la drogue, ils laissent faire », relève Ahmed, un marchand forain installé en France qui est allé voir sa mère après quatre ans d’absence. Le kif venu du Maroc est peu à peu supplanté par ce que les autorités rangent sous le nom générique de « comprimés psychotropes » qui, de Maghnia dans l’ouest à Laghouat dans le sud, inondent le pays malgré les saisies record des forces de l’ordre.

1Le taux officiel est d’environ 150 DA pour un dollar comme pour un euro. Au marché noir, ces deux devises dépassent 200 DA.

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