Algérie. Le régime se divise face à la rue

Le sixième vendredi a confirmé le verdict du cinquième : les Algériens, par millions, dans le calme et la bonne humeur, ont une nouvelle fois le 29 mars manifesté leur rejet du maintien au pouvoir de la famille Bouteflika. L’armée s’est prononcée à son tour dans ce sens, mais le clan présidentiel et des anciens de la police politique s’y opposent encore plus ou moins ouvertement. Un premier pas a été fait : un cabinet de compromis a été mis en place. La rue se prononcera vendredi prochain.

31 mars 2019
Stephane de Sakutin/AFP

Les militaires ont rallié les anciens combattants de la guerre d’indépendance, les étudiants, les avocats, les juges, les syndicats autonomes, les hospitaliers, les architectes, les employés communaux, les retraités, les pompiers, les comptables, les handicapés, les grandes et les petites villes, pour demander à leur tour le départ du président de la République, Abdelaziz Bouteflika. Le 18 mars, en visite dans la troisième région militaire qui, face au Maroc abrite le gros de l’armée algérienne, le général Ahmed Gaïd Salah, vice-ministre de la défense depuis 2014 et chef d’état-major de l’Armée nationale populaire (ANP) depuis 2004, a expliqué qu’il existait toujours « plusieurs solutions à un problème ». En clair, le plan de sortie de crise du 11 mars 2019 proposé par le chef de l’État (une conférence nationale, un nouveau gouvernement et la révision des règles électorales) n’est pas le seul et il peut en exister d’autres.

Quarante-huit heures plus tard, depuis Berlin où il était en visite officielle, le ministre des affaires étrangères Remtane Lamamra répétait la position de la présidence : il n’y a qu’un plan de sortie de crise, celui des Bouteflika. Le 22 mars, les manifestants le rejettent une nouvelle fois et le 26 mars depuis Ouargla, siège de la quatrième région militaire, Gaïd Salah propose le recours à l’article 102 de la Constitution réformée il y a trois ans par l’actuel président, qui prévoit l’état d’empêchement du chef de l’État « pour cause de maladie grave et durable ». Le Conseil constitutionnel le constate à l’unanimité et le Parlement le déclare à la majorité des deux tiers. Le président du Conseil de la nation, le sénat local, assure l’intérim pour au plus quatre mois et demi et organise une élection présidentielle.

Une procédure lourde, lente et périlleuse

Le choix est majeur : la Constitution resterait le cadre de l’évolution du régime, l’hypothèse de s’en écarter étant exclue. Pourtant la procédure retenue est lourde, lente et périlleuse : le tiers du Conseil constitutionnel, 30 membres du Conseil de la nation ont été nommés directement par le président Bouteflika ; le parti historique, le FLN, qui est majoritaire à l’Assemblée nationale, reste fidèle à son chef si l’on en croit son leader actuel. Surtout, la solution retenue revient à se débarrasser des Bouteflika mais pas du régime. Elle est de surcroit desservie auprès de la rue par l’impopularité du président du conseil, Abdelkader Bensalah, 76 ans, en poste depuis 2002 et heureux propriétaire d’un château de plusieurs dizaines de pièces à 20 km de Tlemcen.

Les manifestations du 29 mars ont bien reflété la perplexité de l’opinion favorable au dégagement du « système » plus qu’à l’article 102. Les pancartes mettant en cause le général Gaïd semblaient moins nombreuses que celles exaltant l’union de l’armée et du peuple, les Algériens drapés dans le drapeau national l’emportaient sur les porteurs de pancartes.

On comprend d’autant mieux ces hésitations que la solution de rechange à la voie constitutionnelle se dessine mal. Dimanche 24 mars, les partis de l’opposition, en dehors des deux partis kabyles, s’entendent sur une « instance présidentielle » collégiale, d’une durée de six mois, chargée de nommer un gouvernement et d’organiser la transition. Les membres de l’instance ne seront pas candidat à la présidentielle et n’y soutiendront personne. Le lendemain, Abderrazak Makri, leader d’un petit parti inspiré des Frères musulmans, se prononce en faveur d’un président intérimaire unique ; le mardi c’est Ali Benflis, ancien chef de gouvernement durant le premier mandat de Bouteflika et ex-secrétaire général du FLN qui prône un « triumvirat présidentiel ». L’accord a vécu moins de 48 heures !

La cacophonie ne s’arrête pas là. Treize syndicats autonomes, forts surtout dans l’enseignement secondaire et chez les hospitaliers, réclament un « gouvernement national de transition » et un nouveau mode de scrutin. Quant au Parti des travailleurs, une minuscule organisation trotskyste, il favorise des comités populaires à installer « partout » ; qui s’agrégeront pour former une assemblée constituante. Compte tenu de ses divisions et de sa faible notoriété due à l’omniprésente et exclusive présence médiatique du président Bouteflika pendant vingt ans, les oppositions ne semblent pas en mesure d’imposer leurs vues.

L’application de l’article 102 n’en est pas facilitée pour autant. À l’intérieur du « système », les clans continuent à s’affronter. Contrairement à ce qui avait été annoncé, le Conseil constitutionnel ne s’est pas réuni immédiatement après l’annonce du général Gaïd et deux jours plus tard le gouvernement et le président n’ont pas démissionné comme attendu. Surtout, l’ex-premier ministre Ahmed Ouyahia, chef du Rassemblement national démocratique (RND), le second parti en importance de l’Alliance présidentielle, a demandé la démission de Bouteflika plutôt que son empêchement. Avant de partir, il doit nommer « de nouveaux ministres afin d’éviter toute rupture gouvernementale ».

L’ombre des services

Derrière cette initiative inattendue d’une personnalité largement discréditée à qui son propre frère conseille de s’effacer, ses adversaires ont vu la main du général Mohamed Médiène, dit Tewfik, chef de la Direction du renseignement et de la sécurité (DRS) de 1990 à sa retraite en 2015, qui ne pardonne pas à Gaïd d’avoir aidé Bouteflika en 2014-2015 à le démettre pour cause d’opposition au quatrième mandat. On prête beaucoup aux « services », les fameux moukhabarat en place dans tous les pays arabes où ils régentent plus ou moins violemment la vie politique. Mais ils ne sont jamais loin et la paternité de certaines pancartes comme « Bouteflika, tu vas partir, prends avec toi Gaïd et Bensalah ! » leur a été attribuée. A contrario, la gendarmerie, qui est installée à demeure sur les hauteurs d’Alger, a intercepté sur l’autoroute vers Alger le 29 mars au matin des bus remplis de manifestants visiblement trop hostiles à Gaïd. Le conflit est désormais sur la place publique. Samedi 30 mars, en fin de journée, un communiqué du ministère de la défense a ouvertement menacé les opposants de l’application de l’article 102, se rangeant une nouvelle fois du côté de la rue qui veut que les Bouteflika « dégagent ».

Une semaine ou presque après l’invocation de l’article 102 par le chef de l’armée, la bataille tourne désormais autour de la nomination du nouveau gouvernement, enjeu majeur puisque c’est lui, plus que Bensalah, qui conduira les affaires publiques durant son intérim et nommera les responsables des postes stratégiques. Selon l’article 104 de la Constitution, « le gouvernement en fonction au moment de l’empêchement, du décès ou de la démission du président de la République ne peut être démis ou remanié jusqu’à l’entrée ne fonction du nouveau Président de la République ».

Impensable de garder Noureddine Bedoui et Remtane Lamamra au palais du gouvernement, les deux seuls ministres nommés le 11 mars par le clan présidentiel, réduit aujourd’hui aux frères Bouteflika et à la richissime famille Kouninef, qui dispose de fidèles dans l’appareil d’État et fait de la résistance grâce à son alliance inattendue de la dernière chance avec Tewfik pour contrecarrer l’armée. Les deux camps se précisent, le clan présidentiel et Tewfik d’un côté, les militaires, et pas seulement Gaïd de l’autre, à qui ses adversaires ne veulent pas laisser le monopole de la désignation du nouveau cabinet.

Combien de temps l’épreuve de force durera-t-elle ? Un premier compromis est intervenu le 31 mars au soir : Bedoui reste mais Lamamra s’en va , les autres ministres sont des inconnus, haut-fonctionnaires ou technocrates. Reste à enclencher le départ du Président avant le 28 avril. Autrement ce serait, selon Fatiha Benabbou, juriste appréciée et professeur à l’université d’Alger, un « vide constitutionnel » qui laisserait le champ libre à toutes les improvisations et à toutes les voies de fait dont une solution à l’égyptienne : un conseil militaire suprême régentant la transition à sa main.

La dynamique de la révolte à l’œuvre actuellement apporte chaque jour de la nouveauté et du changement. De nouveaux sujets de contestation apparaissent, des clivages se précisent, de nouvelles personnalités se dégagent dans les comités d’étudiants qui organisent les manifestations à partir des facultés, parmi les responsables des services d’ordre et de nettoyage ; les plumes se libèrent sur les réseaux sociaux très actifs. Les comportements changent ; Saïda Benhabylès, présidente du Croissant Rouge algérien et membre d’une famille « révolutionnaire », se fait virer de son propre meeting à Bordj-Bou-Arreridj. Le bâtonnier d’Alger, Me Abdelmajid Silini demande à la justice d’agir contre « la fuite des capitaux » ; le procureur d’Alger fait libérer un journaliste interpellé par la police judiciaire sans mandat du juge.

À l’inverse, la menace de l’aventure inquiète les couches les plus conservatrices d’un pays où elles sont nombreuses. Le spectre de la Tunisie avec son cortège de troubles et la dégradation catastrophique de son économie fait peur à une population consciente que les échéances pétrolières et financières se font de plus en plus pressantes. Alger, qui accapare 50 % du PIB du pays pour 10 % de sa population, n’est pas toute l’Algérie, même si la mobilisation est nationale et sans précédent. « Il ne faut pas confondre la foule et le peuple » remarquait au XIXe siècle Victor Hugo, un illustre écrivain populaire qui vécut de nombreuses révolutions...

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