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Histoire

Après la défaite, la gauche arabe à l’offensive

Juin 1967, une guerre de six jours qui n’en finit pas · La défaite des armées arabes en juin 1967 ne débouche pas immédiatement sur l’ascension des mouvements islamistes. Durant une courte période, c’est la gauche qui occupe le vide. En novembre naît la République populaire et démocratique du Yémen (Yémen du Sud), avec à sa tête un Front de libération nationale qui a combattu les Britanniques depuis 1963. En juin 1969, c’est la tendance marxiste du FLN qui prend la tête de la jeune République. Si les armées arabes sont à genoux, le fond de l’air vire au rouge.

L'image présente un groupe de personnes se déplaçant ensemble. Elles portent des foulards autour de la tête et semblent marcher avec détermination. Le style de l'image est en noir et blanc, ce qui lui donne un aspect graphique et puissant. Les visages des individus sont partiellement dissimulés, créant une atmosphère de mystère et d'unité. Leurs vêtements sont sombres, ce qui renforce le contraste avec l'arrière-plan. Cette composition évoque des thèmes de solidarité et de résistance.
Années 1970. — Militantes palestiniennes à l’entraînement (affiche).

1967 est « une étrange défaite »1. D’un côté, une faillite des États arabes face à Israël qui réveille les spectres de la Nakba (« Catastrophe ») de 1948 : des Palestiniens prennent le chemin de l’exil. De l’autre, une radicalisation à gauche tous azimuts. Un nouveau cycle de contestation s’ouvre dans un monde arabe qui n’est pas insensible au mouvement de libération nationale vietnamien. Aden peut être un nouveau Cuba2. La Chine apparaît moins sclérosée que l’URSS : la révolution culturelle de 1966 est celle des jeunes Gardes rouges. Dans le monde arabe, la radicalisation à gauche issue de la défaite de 1967 est également une affaire de générations nouvelles, tournées vers le vieux continent. Ainsi les évènements du mai 1968 français seront scrutés avec attention par de jeunes étudiants tunisiens, libanais ou palestiniens en exil qui prendront langue, un peu plus tard, avec les maoïstes de la Gauche prolétarienne (GP).

Centralité de la question palestinienne

Cette radicalisation à gauche était en germe depuis le milieu des années 19603. En 1965, des militants baasistes syriens fondent le Parti révolutionnaire arabe des travailleurs, autour de Yassine Hafez et Elias Morqos, deux intellectuels qui tentent de concilier nationalisme arabe et marxisme. Au sein même du Baas, de jeunes officiers réunis autour de Salah Jedid opèrent un coup d’État, le 23 février 1966. C’est désormais l’aile gauche du parti Baas qui est au pouvoir à Damas, au moins jusqu’à l’éviction de Salah Jedid par Hafez Al-Assad, son ministre de la défense, en 1970.

Au Liban, une « nouvelle gauche » éclot dès 1965. Trois jeunes étudiants, Fawwaz Traboulsi, Waddah Charara et Ahmed Beydoun fondent Liban socialiste (Lubnan Ishtiraki), qui cherche une alternative aux voies chinoises et soviétiques — la rupture entre Moscou et Pékin est consommée — tandis qu’un Courant léniniste (al-Tayar al-linini), future Union des communistes libanais (UCL), sort progressivement du Parti communiste libanais (PCL). Ses dirigeants, Nakhlé Moutran et Admoun Aoun, appellent à la démocratisation du PCL. En Tunisie, le Groupe d’études et d’action socialiste (Geast) et la revue Perspectives critiquent Habib Bourguiba depuis 1963.

Avec la défaite de 1967, la dynamique de radicalisation à gauche s’emballe dans l’ensemble du monde arabe. C’est l’heure de la « nouvelle gauche » (al-Yassar al-jadid). L’expression ne doit pas complètement tromper : la comparaison avec les « nouvelles gauches » françaises — Jeunesses communistes révolutionnaires, Union des jeunesses communistes marxistes-léninistes — a ses limites. Les « nouvelles gauches » arabes ne sortent pas majoritairement de la matrice des partis communistes, mais bien de celle du nationalisme arabe. La question nationale et décoloniale prime : la Palestine est au centre.

C’est d’abord le Mouvement des nationalistes arabes (MNA) qui est touché de plein fouet par la défaite de juin 1967 : ses membres, du Golfe au Liban, vont tout à la fois marxiser le nationalisme et nationaliser le marxisme. En son sein, les Palestiniens ont un rôle moteur. Inspiré des idées du professeur Constantin Zureik, professeur à l’université américaine de Beyrouth, le MNA est emmené depuis le début des années 1950 par un jeune Palestinien d’une trentaine d’années, étudiant en médecine au Liban : Georges Habache. À ses côtés, Waddi Haddad, un Palestinien réfugié originaire de Safed, et Hani Al-Hindi, un Syrien qui avait combattu les milices sionistes en 1948 au sein des Phalanges du sacrifice arabe (Kata’eb al-Fida al-arabi). Le MNA a des sympathies nassériennes. Il a essaimé, tout au long des années 1950 et 1960, au Liban, en Syrie et au Yémen et participé à la lutte contre les Britanniques au Yémen du Sud de 1963 à 1967.

Mais la défaite arabe de juin 1967 amène les membres du MNA à une profonde révision stratégique. Les espoirs mis dans l’Égypte nassérienne sont douchés : c’est une seconde déception pour les membres du MNA, après l’éclatement en 1961 de la République arabe unie créée en 1958 par l’union de l’Égypte et de la Syrie. Au sein du mouvement national palestinien, Georges Habache affronte la concurrence du Fatah de Yasser Arafat, qui a pris les devants depuis 1965, en lançant une lutte armée contre Israël, partie du Sud-Liban et des frontières jordaniennes. Il faut donc se recentrer sur la Palestine et moins attendre des régimes arabes.

De Tunis à Aden

La défaite de 1967 a alors un effet paradoxal sur le MNA : il se dissout progressivement. Cependant ses différentes branches nationales donnent naissance à des formations politiques qui pèseront à l’avenir. Georges Habache et Waddi Haddad fondent le Front populaire de libération de la Palestine (FPLP) en décembre 1967 : l’heure est à la « guerre populaire de libération » inspirée en partie du modèle maoïste. Le marxisme-léninisme devient une référence centrale : au Liban, les militants du Mouvement des nationalistes arabes, réunis autour de Mohsen Ibrahim, fondent l’Organisation des socialistes libanais (OSL) en 1969. Un an plus tard, ils créent l’Organisation d’action communiste au Liban (OACL) ; symbole de la nouvelle gauche, elle agrège les anciens du MNA, les partisans de Liban socialiste, des dissidents de l’Union des communistes libanais, sortis du PCL, des maoïstes et des trotskistes. C’est un modèle de nouvelle gauche difficilement imaginable en Europe occidentale. L’OACL, aujourd’hui disparue, s’allie avec Kamal Joumblatt, le leader druze du Parti socialiste progressiste (PSP) et avec le Parti communiste lors de la guerre civile ouverte en avril 1975 et fait partie des organisations fondatrices du Front de résistance nationale libanais (Jammul), fondé à l’été 1982 pour résister à l’invasion israélienne. Au cours de la guerre civile libanaise, l’OACL est proche du Fatah palestinien et du Front démocratique pour la libération de la Palestine (FDLP) de Nayaf Hawatmeh ; aussi l’OACL est-elle concurrencée par d’autres formations d’extrême gauche. Ainsi, des Libanais proches du FPLP de Habache fondent un Parti d’action socialiste arabe, au milieu des années 1970.

Si la Palestine est centrale dans l’émergence de ces nouvelles gauches, il est une autre expérience qui fascine : celle du Yémen et d’Oman. Depuis 1969, le Front de libération nationale a fait du sud du Yémen un modèle socialiste, inspiré de ceux de la République démocratique allemande (RDA) et des républiques soviétiques. La République populaire et démocratique du Yémen du Sud offre une base arrière aux organisations palestiniennes. À Oman, un Front de libération du Dhofar affronte le sultan, allié aux Britanniques, depuis 1963. Soutenu par le Yémen du Sud, les guérilleros omanais se marxisent et adoptent le nom de Front populaire de libération du Golfe arabique occupé4 en 1968.

Les nouvelles gauches, enfin, essaiment au Maghreb. Si en Algérie, le FLN tient bien les rênes du pouvoir, ayant éliminé depuis 1965 la tendance la plus gauchisante et « autogestionnaire » du Front autour de Ahmed Ben Bella, c’est au Maroc et en Tunisie que la contestation prend, notamment sur les campus étudiants. Le mouvement marocain En avant (Ila-l-Amam) est fondé en 1970, tandis qu’à Tunis, Le Travailleur tunisien prend le relais du Groupe d’études et d’action socialiste en 1969. Le Travailleur tunisien entretient un rapport duel au nationalisme arabe et au marxisme. Certains de ses membres sont issus du parti Baas : les frères Chebbi, Ahmed et Issam, le premier devenant ministre du développement régional dans le premier gouvernement tunisien de transition après la chute de Zinedine El-Abidine Ben Ali en janvier 2011.

Le maoïsme influence également les jeunes Tunisiens contestataires de Habib Bourguiba. Le Travailleur tunisien a sa politique palestinienne5 : plusieurs de ses membres partent s’entraîner dans les rangs d’organisation palestiniennes au Liban. Il arabise également le marxisme : le français, langue usuelle de la revue Perspectives, est progressivement abandonné.

Ces nouvelles gauches apparues à la suite de la défaite arabe de juin 1967 n’ont pas forcément un modèle européen. Certes, « la question ouvrière » — et paysanne — pèse : au Liban, la fin des années 1960 et le début des années 1970 sont marquées par les des grèves de l’usine Ghandour à Beyrouth ou celles des travailleurs du tabac, tandis qu’en Égypte, les mesures d’austérité imposées par le gouvernement à la suite de la défaite de juin 1967 sont combattues par les chauffeurs de taxis ou les ouvriers du textile. C’est toutefois bien la révolution palestinienne, avant-garde de la révolution arabe, qui est devenue centrale dans la naissance de ces nouvelles gauches, du Maroc au Yémen. Ces gauches radicales sont issues de la matrice nationaliste arabe, bien souvent, et non de celle des partis communistes. Ces derniers, liés à l’Union soviétique, ont été également fortement affectés par la défaite de juin 1967 et vivent aussi leurs radicalisations à gauche.

Le tournant stratégique des partis communistes

Si depuis le milieu des années 1960, des étudiants — mais aussi de jeunes officiers — regardent plus volontiers vers le Mouvement des nationalistes arabes et le parti Baas que vers les partis communistes, c’est que ces derniers paient depuis longtemps le prix de leur alignement sur l’Union soviétique. L’URSS a en effet accepté le plan de partage de la Palestine de novembre 1947, et reconnu Israël, la priorité de Joseph Staline à l’époque étant d’affaiblir les Britanniques au Proche-Orient.

L’occupation israélienne de la Cisjordanie, de Jérusalem-Est, de la bande de Gaza, du Golan syrien et du Sinaï égyptien à partir de l’été 1967 change la donne pour les partis communistes. Ils prennent leurs distances avec la reconnaissance d’Israël et s’engagent auprès des mouvements de libération nationale palestiniens. C’est le PCL qui opère le plus rapidement et le plus clairement ce tournant stratégique. Son secrétaire général Nicolas Chaoui publie plusieurs articles dans la presse du parti, au mois d’août et septembre 1967, appelant à lutter plus fermement contre Israël.

Le deuxième congrès du PCL de juillet 1968 est un congrès de refondation : une nouvelle direction est élue, rajeunie. Opérant une autocritique radicale, le parti se fait plus sensible à la thématique de l’unité arabe et reconnaît le rôle central de la question palestinienne dans le « mouvement arabe de libération ». Le troisième congrès de janvier 1972 appelle à l’unité, non plus des seuls partis communistes arabes, mais de toutes les forces « progressistes » : Organisation de libération de la Palestine (OLP), Union socialiste arabe dans laquelle se sont fondus les communistes égyptiens depuis 1965, Front national de libération yéménite, Baas irakien et syrien. Le PCL ne dénonce pas seulement Israël, mais aussi l’Arabie saoudite et les régimes « réactionnaires ». Pourtant dans les alliances de classes à opérer, il reconnaît l’existence « d’éléments anticolonialistes au sein de la petite bourgeoisie »6.

Les années post-1967 sont également celles du passage à la lutte armée contre Israël : le Parti communiste libanais ne se rapproche pas seulement du Fatah et de l’OLP. Il fonde, à partir de 1970, les Forces des partisans (Quwat al-Ansar), au Sud-Liban, avec le soutien des partis communistes syrien, jordanien et irakien. Le Parti communiste syrien (PCS) de Khaled Bagdash, quant à lui, s’est rapproché du parti Baas syrien depuis février 1966 et a intégré le gouvernement de Salah Jedid. Son troisième congrès de juin 1969 reconnaît également le principe de la lutte armée contre Israël. Cependant, à partir de 1970 et de l’arrivée au pouvoir de Hafez Al-Assad, le PCS suivra à la lettre le Baas syrien — y compris lorsque ce dernier affronte les troupes de l’OLP au Liban en juin 1976. Un Parti d’action communiste en Syrie (PACS), fondé la même année, conteste la politique du PCS et appelle à la chute du régime d’Assad.

En Irak, le puissant Parti communiste est en crise. La majorité du bureau politique appelle à un « gouvernement de défense nationale » à la suite de la défaite arabe de 1967, mais ne souhaite pas la chute du premier ministre Abdel Rahman Aref, pourtant très décrié. Une fraction radicale, le Courant des cadres, se détache du PCI et lance un mouvement de guérilla contre le régime d’Aref en mai 1968, lequel est renversé deux mois plus tard par Saddam Hussein et Ahmad Hassan Al-Bakr. Le Baas s’engage dans une longue répression contre les communistes irakiens, qui disparaissent peu à peu du paysage politique.

Avant 1967, les communistes du monde arabe ont vu leur influence s’affaiblir pour deux raisons. Un alignement sur la position soviétique concernant le partage de la Palestine mandataire d’abord : le Mouvement des nationalistes arabes et le parti Baas les ont largement concurrencés sur ce terrain. Une sous-estimation de la question de l’unité arabe ensuite : en s’opposant à la République arabe unie, ils se sont également aliéné nombre de jeunes officiers et étudiants sensibles à un discours unitaire et voulant dépasser les États-nations issus des grands partages coloniaux et mandataires. Après 1967, un tournant s’opère, qui profite surtout au Parti communiste libanais. En s’alliant aux Palestiniens et également à la nouvelle gauche de l’Organisation d’action communiste au Liban, il devient un acteur incontournable de la guerre civile libanaise à partir de 1975 et de la résistance à l’occupation israélienne du Sud-Liban, à partir de 1978.

Ce qui reste des radicalités post-1967

En 2017, les nouvelles gauches issues de la défaite de 1967 se sont essoufflées. L’OACL et le Travailleur tunisien ont disparu. La République démocratique et populaire du Yémen s’est effondrée au début des années 1990. Le Parti d’action communiste syrien, partisan en 2011 d’une opposition modérée à Bachar Al-Assad et hostile à l’opposition armée, a vu néanmoins son principal dirigeant, Abdel Aziz Al-Kheir, « disparaître » sur la route de l’aéroport de Damas, en septembre 2012, enlevé par les forces de sécurité.

Il y a néanmoins quelques survivants. Le Front populaire pour la libération de la Palestine a ses députés au Conseil législatif palestinien et peut encore rassembler plusieurs dizaines de milliers de partisans lors de meetings tenus dans la bande de Gaza. Le Parti communiste libanais est loin d’avoir disparu : il maintient de petites bases populaires au Sud-Liban et dans la plaine de la Bekaa, a ses appuis syndicaux, et a obtenu de bons scores aux élections municipales de mai 2016. En Tunisie, les députés du Front populaire et du Parti des travailleurs sont aussi les héritiers du Travailleur tunisien.

Au contraire du mai français, le « mai 68 » italien est souvent décrit comme « rampant », culminant dans la seconde moitié des années 1970. Les radicalités de gauche post-1967 dans le monde arabe sont aussi « rampantes » : pas de grand soir décolonial, de soudaines grandes grèves générales ni de révolutions arabes unanimes, mais une « étrange défaite » qui ouvre un cycle de révoltes civiles et armées qui dureront plus d’une dizaine d’années. S’agissant de la contestation des régimes arabes, ou de l’opposition à Israël, la gauche a précédé l’islam politique dans le temps. Toutefois le cycle rouge s’éteint doucement : la révolution iranienne de 1979 et la montée, tout au long des années 1980, d’organisations islamistes – du Hezbollah au Hamas, en passant par le Mouvement de la tendance islamique tunisien — ont coupé l’herbe sous le pied des gauches radicales, le plus souvent en reprenant à l’époque une partie de leur programme anti-impérialiste7

Ce qui reste de cette période ? Des organisations politiques qui, au Liban, en Palestine ou à Tunis, en entretiennent patiemment le patrimoine. Des mouvements sociaux qui parfois réveillent les revendications anciennes ; un héritage intellectuel également ; et enfin une politique de la mémoire, un peu mélancolique, entre documentaires, archivage patient des images et posters de la grande époque de l’OLP ou publication des mémoires d’anciens militants. En attendant mieux.

1Marc Bloch, L’étrange défaite, Gallimard, Paris, 1990.

2Chris Kutschera, «  L’étoile rouge pâlit-elle à Aden  ?  », Le Monde diplomatique, octobre 1982.

3Sur l’histoire des mouvements nationalistes arabes et de gauche dans le monde arabe depuis 1948, se reporter à l’ouvrage de référence coordonné par Muhammad Jamal Barout : Al-Ahzab wa-l-Harakat wa-l-Tandhimat al-Qawmiyya fi-l-Watan al-‘arabi (Les partis, mouvements et organisations nationalistes dans la patrie arabe), Centre d’études pour l’unité arabe, Beyrouth, 2012 (en arabe).

4Jean-Pierre Viennot, «  La guérilla du Dhofar entre dans une nouvelle phase  », Le Monde diplomatique, août 1972.

6Tareq Y. Ismael et Jacqueline S. Ismaël, The Communist Movement in Syria and Lebanon, University Press of Florida, 1998.

7Nicolas Dot-Pouillard, «  De Pékin à Téhéran, en regardant vers Jérusalem : la singulière conversion à l’islamisme des ‟maos” du Fatah  », Cahiers de l’Institut Religioscope, numéro 2, décembre 2008.

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