Arbaïn, c’est le quarantième jour après Achoura, qui commémore le martyre de l’imam Hussein lors de la bataille de Karbala, en 680, et qui reste le principal pèlerinage chiite. L’histoire sacrée chiite rapporte que les rescapés, amenés captifs auprès du calife de Damas qui avait demandé qu’on lui apporte la tête de l’imam, purent repartir avec celle-ci et allèrent l’enterrer à Karbala, où se trouvait son corps. Ce « retour de la tête » fait l’objet du pèlerinage. Il s’agit aussi de reproduire les premiers rituels de deuil observés sur le tombeau de Hussein par sa famille, notamment sa sœur Zaynab. L’accomplissement de cette visite pieuse d’Arbaïn, selon un hadith chiite, est l’un des signes qui distinguent le croyant.
« L’amour pour Hussein nous rassemble »
Après 2003, ce pèlerinage a connu une explosion et il est devenu un véritable rassemblement de la communauté, drainant des pèlerins non seulement d’Irak, mais de toutes les régions du monde où se trouvent des chiites : l’Iran voisin, le Liban, l’Azerbaïdjan, le Golfe, le Pakistan, l’Afghanistan, l’Inde, sans compter certains pèlerins venant de Turquie ou d’Indonésie, d’Europe (dont la France), d’Afrique ou d’Amérique. Chacun vient marquer sa dévotion à Hussein ; tous, leur appartenance à la communauté qui s’agrège autour de l’imam. « L’amour pour Hussein nous rassemble », dit un slogan.
En Irak, Arbaïn a une charge politique à laquelle ont été confrontés tous les gouvernants. Selon une tradition établie au XIXe siècle, un cortège se formait à Najaf (où se trouve le mausolée d’Ali, premier imam et père de Hussein), trois jours avant la date d’Arbaïn, pour couvrir à pied les 80 km qui séparent la ville de Karbala. Organisés sous l’autorité de responsables de quartiers et de corporations et des notables tribaux, souvent issus de familles de sayyid, c’est-à-dire de descendants du Prophète, les groupes processionnaires se livraient à divers rituels de deuil. À l’époque ottomane, durant le mandat britannique et sous la monarchie, le cortège fut plusieurs fois perturbé par des affrontements entre factions tribales adverses ou utilisé comme vecteur de contestation.
Au début des années 1970, les mouvements islamiques chiites investissent le pèlerinage pour exprimer leur opposition au parti Baas au pouvoir qui tente de prohiber la procession. En février 1977, l’interdiction engendre un soulèvement populaire brutalement réprimé par les forces spéciales. Les forces régulières, majoritairement chiites, refusent de tirer sur la foule. Dans les années suivantes, Saddam Hussein se garde d’interdire les processions, mais les fait infiltrer par ses services de sécurité qui imposent des limites aux rituels de deuil. Pour contourner les restrictions, un circuit clandestin se met en place, passant de nuit par les zones rurales.
Le contrôle des pèlerins se fait encore plus strict après la révolution iranienne de 1979, de crainte que les célébrations ne tournent à la manifestation de soutien à la République islamique. La guerre Iran-Irak (1980-1988) ferme l’accès des Iraniens aux lieux saints d’Irak. En dépit de tous ces obstacles, le nombre des participants aux processions ne cesse de croître — il est estimé à 2,4 millions en 2001, représentant 10 % de la population irakienne de l’époque.
Le « réveil chiite »
En avril 2003, le régime baasiste tombe deux semaines avant Arbaïn. En un mouvement que certains commentateurs ont qualifié de « réveil chiite », plusieurs millions d’Irakiens se lancent sur les routes qui mènent à Karbala depuis toutes les régions chiites du pays. Les cortèges sont pavoisés de drapeaux où les formules religieuses le disputent aux slogans politiques. La foule mêle à la déploration de l’imam la célébration de la libération du joug non seulement du dictateur, mais de siècles de domination sunnite, la promesse de venger les martyrs tombés sous la répression du Baas, les appels au départ des forces d’occupation, et la revendication d’un gouvernement dirigé par la marja‘iyya, l’autorité religieuse chiite1.
Dans les années qui suivent, si la marja‘iyya établie à Najaf, l’ayatollah Ali Sistani en tête, se tient à distance du nouveau pouvoir politique de Bagdad, elle récupère les institutions religieuses nationalisées par le Baas, dont l’administration des mausolées des imams, et reprend à son compte l’encadrement des processions d’Arbaïn. En 2018, selon les chiffres officiels, le nombre de pèlerins a atteint les 15 millions ; l’immense majorité sont des Irakiens, mais il y également 2 millions d’Iraniens et quelques milliers venant d’autres pays.
Tant pour la marja‘iyya que pour les partis chiites au pouvoir à Bagdad, Arbaïn est un outil de légitimation. Il s’agit à la fois de marquer Karbala et les autres lieux saints chiites du pays du sceau de la souveraineté irakienne, de les rendre accessibles aux chiites du monde entier, et de faire d’Arbaïn une puissante manifestation de l’identité collective, une « fierté chiite », pour reprendre l’expression que le Los Angeles Times fut le premier à utiliser en 2005. Les mouvements djihadistes sunnites ont fait planer une menace après 2003 en lançant des attentats-suicides contre les pèlerins, faisant de la sécurité d’Arbaïn un enjeu central pour la marja‘iyya et l’État. Ceux-ci collaborent étroitement au maintien d’un dispositif assurant la protection des lieux saints et des personnes le long des trois axes reliant Bagdad, Hilla et Najaf à Karbala, dédiés aux processions. Le niveau de violence a considérablement baissé depuis 2008, permettant l’augmentation constante du flux de pèlerins, et l’année dernière, aucun attentat n’a perturbé le pèlerinage.
Trente mille groupes de bénévoles
Celui-ci commence désormais deux semaines avant la date d’Arbaïn. Un flux constant de visiteurs arrive à pied à Karbala, fait ses dévotions au tombeau de Hussein puis à celui d’Abbas (demi-frère de l’imam qui a également péri dans la bataille), visite des sanctuaires secondaires, passe une ou deux nuits dans la ville ou en périphérie puis repart. Plus on s’approche de la date d’Arbaïn, plus la densité des pèlerins augmente.
Sur les voies du pèlerinage et depuis les postes-frontière avec l’Iran et la ville irakienne de Bassora, située à 500 km plus au sud, des dizaines de milliers d’équipements temporaires ou ne fonctionnant que durant Arbaïn permettent aux visiteurs de se rassembler pour des séances de déploration, prier, se restaurer ou dormir, utiliser les sanitaires, être soignés ou évacués vers les hôpitaux, se fournir en médicaments, retrouver les égarés, charger leurs téléphones mobiles et faire laver leur linge et réparer chaussures, sacs de voyage, fauteuils roulants ou poussettes. Sur cet immense réseau de circulation à l’urbanisation éphémère, toutes les prestations sont fournies gratuitement, en majeure partie grâce à 30 000 groupes de bénévoles enregistrés en tant que « processions de service » auprès d’une commission spécialisée sous l’égide des sanctuaires de Karbala.
La plupart des processions de service se constituent sur la base de liens familiaux, professionnels, résidentiels ou d’affinité assurent les prestations grâce à des dons financiers ou en nature collectés auprès de leur entourage. Néanmoins, le nombre croissant des groupes affiliés aux partis et milices chiites pose la question de l’origine de certains financements. Les groupes de bénévoles étrangers sont également de plus en plus présents, tout particulièrement ceux émanant de fondations religieuses iraniennes entretenant des liens avec le régime de Téhéran. C’est l’une des portes empruntées par l’Iran pour étendre son emprise sur Arbaïn. Toutefois, l’engagement des institutions religieuses irakiennes reste prépondérant : elles ont construit trois immenses cités pour les pèlerins aux abords de Karbala.
Divertissement et convivialité cosmopolite
Dans le cortège, l’ambiance était grave durant « les années Daesh ». Les pèlerins bravaient le risque terroriste pour exprimer la cohésion de la communauté chiite face à une menace existentielle. Ils manifestaient leur solidarité avec les combattants qui luttaient et mouraient dans le nord de l’Irak et en Syrie, priaient pour l’âme des martyrs et réconfortaient les familles endeuillées. Fin octobre 2018, moins d’un an après la libération de Mossoul, Arbaïn glissait vers le divertissement populaire dans une convivialité cosmopolite, dans la mixité et le mélange des générations. Une ambiance bon enfant y régnait où se mêlaient la piété, la quête de l’expérience individuelle et le plaisir d’être ensemble. La route menant de Najaf à Karbala, noire de marcheurs endeuillés, était émaillée des couleurs vives des drapeaux qu’ils brandissaient : le rouge du sang des martyrs et le vert des Alides, les descendants de la lignée de l’imam Ali.
Les attractions se disputaient l’attention des pèlerins : haut-parleurs diffusant des chants religieux, illuminations au néon et décorations bariolées mêlant références religieuses et profanes, stands où nourriture, boissons et friandises étaient offertes à profusion, pavillons exposant portraits des martyrs tombés face à l’organisation de l’État islamique (OEI) ou posters et objets représentant la tragédie de Karbala. Des camelots proposaient à la vente un bric-à-brac d’articles allant de la perche à selfie au t-shirt « I walked to Karbala » ou au sac à dos à l’effigie de Hussein. L’impression de kermesse s’exacerbait en arrivant dans les quartiers résidentiels de Karbala, où les habitants s’empressaient auprès des marcheurs pour les inviter à goûter aux douceurs locales et à se reposer (voire, pour les hommes, à se faire masser) dans des tentes. Même si le parc d’attractions de Karbala était fermé et sa grande roue au point mort, les pèlerins eux-mêmes, malgré les difficultés et la fatigue de la marche, parlaient de « carnaval ».
À l’ombre du soulèvement populaire
Sur les dernières lignes droites menant au mausolée de Hussein, quelque 2 000 « processions de deuil » se succédaient jour et nuit, chacune y allant de sa performance. Au son de chants religieux tantôt énergiques et rythmés, tantôt tristes et poignants, des hommes de tous âges défilaient, rivalisant de moyens pour exprimer ferveur et émotion, notamment à travers les latmiyyat, ces frappes sur la poitrine qui peuvent engager tout le corps, dans une sorte de chorégraphie spécifique à chaque groupe2. Larmes et recueillement laissaient place aux démonstrations de force à l’approche du mausolée d’Hussein, but ultime de leur périple.
Que sera, cette année, Arbaïn, qui tombe le 19 octobre ? Les manifestations populaires qui secouent Bagdad et le sud du pays depuis le début du mois d’octobre, et surtout la violence de la répression (on parle de plus de 100 morts, de 6 000 blessés, sans compter les arrestations) ont fait craindre que le mouvement de colère ne déborde sur le pèlerinage. Les manifestants, jeunes et massivement issus des milieux chiites, même s’ils ne sont pas tous religieux, brandissent côte à côte drapeaux irakiens et bannières « Ya Hussein » (O Hussein). Ils se cherchent un avenir dans un pays déchiré par le communautarisme, miné par la corruption généralisée et par l’interventionnisme des voisins.
Le couvre-feu a été imposé dans plusieurs villes du sud et le gouvernement a promis des réformes. La plupart des manifestants les estiment cependant insuffisantes et les tentatives d’apaisement de l’ayatollah Sistani n’ont pas calmé leur ardeur. L’Iran a appelé ses ressortissants à ne pas se rendre au pèlerinage et fermé ses frontières avant de les rouvrir, quelques jours plus tard, laissant passer pèlerins et forces de sécurité de la République islamique dont la présence semble avoir convaincu les manifestants qu’une trêve était nécessaire.
Un moment a plané le risque que, pour la première fois, Arbaïn serve de tribune à la contestation d’un pouvoir politique chiite depuis l’intérieur même de la communauté, en présence de dizaines de milliers d’étrangers sur le sol irakien. La trêve de l’Arbaïn semble néanmoins acceptée alors que, le 11 octobre, Sistani a accusé le gouvernement d’être responsable des violences et lui a donné deux semaines pour rendre les résultats de son enquête.
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1La marja‘iyya est l’institution qui matérialise l’autorité religieuse dans l’islam chiite. Elle est exercée par un grand clerc, le marja, « référent » pour ceux qui suivent ses préceptes. À Najaf aujourd’hui, la marja’iyya est constituée de plusieurs marja dont Ali Sistani, le plus suivi par les fidèles.
2Lors des célébrations d’Achoura ou des visites pieuses qu’ils rendent aux mausolées des imams ou des martyrs de Karbala, les chiites se frappent la poitrine en signe d’affliction.