Un jeudi soir ordinaire dans la capitale égyptienne, où la brise dépose par endroit sa poussière de sable. Un couple, l’air malicieux, se faufile entre les branches et les lianes du banian centenaire situé au pied de la tour du Caire, sur l’île cossue de Zamalek. Ils se nichent dans son tronc pour une dernière photo, un dernier moment d’intimité dans cette mégapole très densément peuplée et sous constante surveillance. Ce banian symbolique si apprécié des Cairotes, n’en est pas moins l’arbre qui cache la forêt arrachée. Ce genre de figuiers, importé d’Inde par le khédive Ismaël lors de la seconde moitié du XIXe siècle dans le cadre de sa stratégie d’embellissement urbain, s’avère en effet de plus en plus menacé.
Et ce n’est pas le seul. Les ficus, sycomores, acacias, camphriers, flamboyants, manguiers, palmiers dattiers, jacarandas, et tant d’autres espèces, ne sont pas épargnés par l’urbanisme démesuré du gouvernement égyptien. Selon une récente étude1, Le Caire aurait perdu 2 128 280 m2 d’espaces verts entre 2006 et 2020, dont 40 % depuis 2017, diminuant la part individuelle à 0,74 m2, soit bien en dessous des standards préconisés. Les principaux territoires affectés se trouveraient à Héliopolis et à Nasr City, soit sur l’axe entre Le Caire et la nouvelle capitale administrative.
Au-delà des mégaprojets, en particulier de cette nouvelle capitale au coût écologique et financier exorbitant, la bétonnisation s’est accélérée ces dernières années, comme en témoigne la poursuite par le gouvernement de la construction d’un millier de routes, de ponts et de tunnels. Il s’agit pour la présidence de la République, qui se veut responsable du « développement » du pays, de faire voir, concrètement, l’aménagement de l’espace. Cette mise en scène de la construction à l’échelle du pays, qui bénéficie en premier lieu à l’ingénierie militaire, ne laisse toutefois personne dupe quant à la paupérisation croissante de la population. Les priorités semblent juste bien ailleurs.
Des parcs privatisés et mal entretenus
Partout au Caire, mais en particulier à Héliopolis, Maadi, Manial, Zamalek, Nasr City ou encore Ain Shams, les exemples d’abattages d’arbres ne manquent pas, ainsi que les fermetures de parcs ou leur changement d’usage. Il arrive de voir des « jardins se faire transformer en parkings ou en stations-service », confie Ahmed*, dépité, lui qui a toujours vécu dans le quartier de Dokki, où il est fréquent de voir des arbres enlacer leurs feuillages supérieurs en canopée d’un côté et de l’autre de la rue. « Et cela se produit partout et de plus en plus ». En plus de leur faible nombre — une cinquantaine — rapporté à une démographie croissante, les parcs sont mal entretenus en raison de la privatisation de la maintenance et d’un maigre budget, et leur coût d’entrée tend à augmenter, favorisant de fait une ségrégation sociospatiale. Cette tendance n’est pas sans rappeler qu’avant l’arrivée de Gamal Abdel Nasser au pouvoir dans les années 1950, le quartier central de Garden City était lui aussi organisé de façon à restreindre son accès aux plus défavorisés.
Dans un pays parmi les plus exposés aux changements climatiques, la diversité des arbres et leur multiplicité constituent un atout en soi, en plus de leurs effets bénéfiques pour l’environnement, l’aménité de la ville et le bien-être des habitants. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) intègre dorénavant la plantation d’arbres dans ses recommandations de santé publique. Ces derniers, plantés sur les trottoirs, permettraient aussi une meilleure visibilité des piétons et des automobilistes, et réduiraient ainsi le risque d’accidents2 Enfin, l’esthétique de la cité n’en est que renforcée et « planter la ville » permet de reconsidérer la flore dans la planification urbaine, tant pour la vue de tous que pour les usages de chacun. Par ailleurs, il s’avère que les arbres arrachés sont transformés en charbon de bois par des travailleurs aux conditions des plus précaires, ce qui participe là encore à la pollution de l’air. Après avoir séché pendant un an, ils sont brûlés pendant une dizaine de jours et transformés en charbon pour différents usages ; pour exemple, celui issu de manguiers et d’orangers est utilisé pour la consommation de narguilés3.
Une promenade réservée aux riches
L’assaut sur les espaces verts va de pair avec une privatisation de l’espace toujours plus importante, sur le modèle des Émirats arabes unis, et leurs territoires exclusivement réservés à la consommation. Dans le sillage de la destruction, l’été 2022, des maisons flottantes du quartier de Kit Kat (les awamat), l’actuel projet d’aménagement urbain de la rive orientale du fleuve Mamsha Ahl Misr (« passerelle du peuple égyptien ») prévoit une promenade sur deux niveaux, dont un accessible librement le long de la route et l’autre en deçà, au bord du Nil, soumis à un droit d’entrée (20 livres égyptiennes, soit environ 0,60 euros) et rassemblant cafés et restaurants. La privatisation, distinguant et excluant, concerne également l’immense parc de Merryland à Héliopolis, dont la surface verte a été significativement réduite, de façon à notamment accueillir un café Starbucks.
Rares sont les Cairotes qui pourront se permettre de fréquenter ces promenades. Les espaces verts se concentrent majoritairement au sud et à l’est du Caire ; si bien que les quartiers défavorisés du nord en sont moins pourvus, comme de lieux publics en général. Certains endroits, comme le zoo de Gizeh, le plus ancien du continent, permettent néanmoins à tous, pour 5 livres égyptiennes, de faire une sortie, souvent familiale, dans un espace vert, vaste et aéré. Ce dernier est toutefois menacé de fermeture pour rénovation. En plus de l’atteinte aux souvenirs de jeunesse d’une majorité de Cairotes, les investisseurs émiratis du projet auront sans aucun doute pour souci premier de maintenir cette accessibilité sociale4.
Lorsque des parcs sont rénovés, comme celui d’Al-Andalous à Zamalek, datant de 1929, il arrive qu’ils restent fermés, inaccessibles au public, comme s’il fallait les préserver des usagers, dans une logique aseptisée de vitrinisation. Comme si la priorité était de rendre visible, de laisser voir, de faire percevoir la ville plutôt que de la pratiquer et de la partager. L’usage importe moins que le spectacle et sa théâtralité, un peu à l’instar des mégaprojets qui suscitent tant de constructions, mais si peu de sociabilité. Un peu aussi comme les affiches de propagande, sur les principales avenues de la ville, qui vantent les « huit années de succès » du président, ou encore comme l’immaculée place-monument en hommage au « développement des routes et des axes à l’est du Caire », à Héliopolis, également interdite d’accès.
COP27, des promesses non tenues
Malgré l’accueil de la COP 27 à Charm El-Cheikh, du 6 au 18 novembre 2022, la tendance à la destruction des arbres se poursuit. Une initiative présidentielle prévoyait pourtant, dans le même temps, de planter « 100 millions d’arbres », via le ministère du Logement et la puissante New Urban Communities Authority : 635 000 d’entre eux auraient pour l’heure été plantés dans des villes nouvelles. Mais comme le déplore Rania*, résidente d’Héliopolis, « Où sont ces 100 millions d’arbres ? Dans les compounds ? », on peut légitimement s’interroger sur ce projet qui viserait de nouveaux quartiers, déjà favorisés, plutôt que l’existant.
Fort d’un endettement multiplié par trois en dix ans et d’une chute des réserves en dollars, la détérioration de la situation économique en Égypte marquée par les récentes dévaluations de la livre égyptienne et son inflation consécutive impose au gouvernement de trouver des financements, en particulier auprès de bailleurs internationaux, FMI en tête, et d’investisseurs du Golfe, mais aussi de capter et monétariser la moindre parcelle. Partant, les considérations écologiques ont d’autant moins de chance d’être prises en compte que le ministère de l’environnement, véritable coquille vide, ne dispose d’aucun levier face aux autorités militaires.
Des mobilisations citoyennes, principalement dans les quartiers aisés
Sous un régime plus liberticide que le précédent, certains citoyens s’organisent néanmoins, depuis plusieurs années, contre la destruction des arbres et des espaces verts. Comme le confie Mahmoud*, fondateur d’une ONG dédiée à l’environnement, « Peu d’ONG s’emparent de la cause des espaces verts publics étant donné son caractère politique controversé ; il s’agit surtout de groupes informels ». Il existe en effet différents groupes comme l’Heliopolis Heritage Initiative, la Tree Lovers Association à Maadi ou encore Save Zamalek, qui, comptant de plus 6 000 membres sur Facebook, offre une plateforme de publications et d’échanges sur les aménagements contestés. Les réseaux sociaux, malgré le danger que constitue toute prise de position publique, voient fleurir un certain nombre de hashtags qui marquent une opposition aux projets urbains autoritaires et une volonté pour les habitants de ne pas être dépossédés de leurs quartiers. Même la sauvegarde du zoo de Gizeh a donné lieu à la constitution d’un tel groupe.
Le répertoire de mobilisations va de la pétition aux requêtes juridiques (avec, rarement, des manifestations) — vu que l’article 45 de la Constitution de 2014 prévoit bien la protection des espaces verts en milieu urbain par l’État — en passant par les rassemblements pacifiques. Tel qu’illustré début décembre 2022, à Zamalek, en protestation contre l’aménagement de la corniche Siraya Al-Gezirah en garage. Les habitants du quartier huppé de l’île s’étaient également activés lorsque circulait la rumeur de transformation du jardin aux poissons, l’Aquarium Grotto, en parking. La mobilisation d’une classe aisée ainsi que de personnalités influentes — un ancien ministre de l’actuel gouvernement a clairement manifesté son opposition — rend plus délicate la répression, et même la censure. Fait suffisamment rare pour être souligné, la presse égyptienne a couvert les dernières contestations. Il apparaît toutefois légitime de questionner l’intérêt environnemental de certains résidents, et de se demander si la défense de leur patrimoine immobilier n’est pas l’objectif primordial recherché. On se souvient en outre des contestations locales vindicatives suscitées par la construction de la station de métro Safaa Hegazy, qui traverse Zamalek, et menaçait de rendre l’île davantage accessible à d’autres classes sociales.
Malgré l’inégale répartition des espaces verts au Caire et leur accès plus excluant encore, les velléités de préservation de ces lieux en général, et des arbres en particulier, conduisent à des mouvements, qui, aussi limités soient-ils, organisent une forme de contestation. Et ce n’est pas rien vu le contexte politique. À Istanbul, en mai 2013, les premiers opposants à la destruction du parc Taksim Gezi, donnant lieu à une révolte d’ampleur contre l’autoritarisme, n’étaient eux aussi que quelques dizaines…
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1Dalia Aly et Branka Dimitrijevic, « Public Green space quantity and distribution in Cairo, Egypt », Journal of Engineering and Applied Sciences, vol. 69, no. 15, février 2022.
2Safa Ashoub et Mohamed W. Elkhateeb, « Enclaving the city ; new models of containing the urban populations : a case study of Cairo », Urban Plan, vol. 6, no. 2, mai 2021.
3« En Égypte, les courageux artisans du charbon de bois », AFP Reportage du 13 février 2020.
4« Egyptians fear for historic Giza Zoo as UAE investor steps in », Middle East Eye, 15 janvier 2023.