Au Kurdistan iranien aussi, les multiples raisons de la colère

La mort de Mahsa (Jhina) Amini, une femme de 22 ans d’origine kurde arrêtée à Téhéran par les agents de la « Brigade des mœurs » parce que son voile était mal ajusté a provoqué des manifestations qui se sont étendues à l’ensemble de l’Iran. Elles ont été particulièrement nombreuses au Kurdistan, où la politique de Téhéran est regardée avec méfiance.

Manifestation organisée à Erbil (Irak) devant le siège de l’ONU par des Kurdes irakiens et iraniens, le 24 septembre 2022
Safid Hamed/AFP

Le 19 septembre 2022, six jours après l’assassinat de Mahsa Amini, commerçants et bazaris se sont mis en grève dans de nombreuses villes du Kurdistan iranien à l’appel de plusieurs partis kurdes. Des manifestations ont pris le relais à Sanandaj, Mahabad, Ashnoyeh, Saghez, Marivan, Bukan, Kamiyaran et Piranshahr. Des images diffusées sur les réseaux sociaux montrent les assauts et les tirs des Gardiens de la révolution et des forces de police locales contre les manifestants. À Bukan, lors d’une fusillade déclenchée par des agents antiémeute, une fillette de 10 ans a été atteinte par une balle à la tête. Ces derniers jours, au moins 1 500 Kurdes ont été arrêtés.

Étant donné leur histoire empreinte de discriminations, de luttes et de répression ainsi que leur situation géopolitique (la région se situe au nord-ouest du pays à la frontière de l’Irak et de la Turquie), les Kurdes tiennent une place particulière dans les mouvements de contestation iraniens.

Un dixième de la population

Ils sont près de dix millions, principalement sunnites, et représentent un dixième de la population iranienne. Les jeunes générations politisées de la région ne sont pas adeptes d’un islam rigoureux. Marginalisé comme celui du Baloutchistan au sud-ouest où des incidents armés ont fait une vingtaine de morts fin septembre, leur territoire pâtit d’un manque d’investissements de la part de Téhéran et, de ce fait, souffre d’un sous-développement chronique.

Victimes de persécutions, d’arrestations et d’assassinats ciblés, les oppositions kurdes iraniennes ont trouvé refuge dans la région du gouvernement autonome du Kurdistan d’Irak (GRK). Disposant de plusieurs milliers de combattants, le Parti démocratique du Kurdistan iranien (PDKI) est le plus important de ces groupes. Le Parti pour une vie libre au Kurdistan (PJAK), le (petit) frère du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), fondé en 2004, constitue la deuxième force politico-militaire majeure. Trois autres mouvements, le Komala, le Parti de la liberté au Kurdistan (PAK) et, jusqu’à récemment, le Parti démocratique du Kurdistan-Iran (issu d’une scission du PDKI en 2006) sont de moindre importance.

Une éphémère république après-guerre

L’histoire légendaire du PDKI remonte à 1946, lorsqu’il proclama la République de Mahabad après le retrait de l’armée iranienne du Kurdistan après une intervention anglo-soviétique en 1941. Britanniques et Soviétiques souhaitaient empêcher l’Allemagne de s’emparer du pétrole iranien. La République de Mahabad s’employa à développer l’instruction, l’hygiène publique, fit construire des routes, imprima des livres scolaires en kurde, mit sur pied une armée. Mais l’expérience tourna rapidement court, la république n’étant pas en mesure de résister à l’attaque des troupes iraniennes, encouragées par les États-Unis. Son leader, Qazi Muhammad, sera pendu en 1947, ainsi que d’autres responsables kurdes.

En dépit de sa brève existence, la République de Mahabad demeure emblématique dans l’histoire et l’imaginaire collectif des Kurdes.. Bien que décapité, le PDKI retrouvera peu à peu de la vigueur et, en 1979, lors de la Révolution islamique, il prendra une part active au renversement de Reza Shah Pahlavi dans les zones à majorité kurde pour lesquelles il propose un Kurdistan autonome au sein d’un Iran démocratique. La région devait être dotée d’un parlement, les questions de défense, de politique extérieure et de planification économique relevant du gouvernement central. Le PDKI demande également la reconnaissance de la langue kurde comme langue nationale au même titre que le persan. Toutes ces revendications resteront lettre morte, Téhéran refusant d’y souscrire.

En 1988, à l’occasion d’une vague d’exécutions de milliers de militants et de dirigeants des partis d’opposition, Abdol Rahman Ghassemlou, le dirigeant du PDKI, est assassiné par un agent du ministère du renseignement, le redoutable Vevak. Dans ses mémoires, l’ayatollah Hashemi Rafsanjani, président de la République islamique de 1989 à 1997, précise que Ghasemlou négociait avec des diplomates iraniens au moment de son assassinat. En 1992, Sadegh Sharafkandi, le secrétaire général du parti, venu rencontrer des dirigeants suédois, est assassiné à son tour dans un restaurant grec de Berlin avec deux de ses camarades et un interprète. Après une décennie de mise en sommeil, le PDKI, dirigé depuis 2010 par Moustafa Hijri, a de nouveau repris ses activités militaires et diplomatiques. En juin 2018, Hijri a été reçu par plusieurs membres du Congrès et du département de la Défense américaine.

Depuis le début de la révolution, les États-Unis sont conscients du rôle que pourraient jouer les Kurdes dans un scénario qui viserait au renversement du régime iranien. Ainsi que le souligne le chercheur Émile Bouvier, « l’intérêt des Américains pour le PDKI est évident : en août 2017, avant d’être nommé conseiller à la sécurité nationale, John Bolton publiait un éditorial dans lequel il appelait l’administration américaine à s’entendre avec les minorités ethniques d’Iran, au premier rang desquelles les Kurdes, les Arabes du Khouzistan et les Baloutches, afin de créer un réseau d’alliés régionaux contre l’Iran. ».

Téhéran aussi a bien compris l’enjeu de ces alliances potentielles ; c’est pourquoi ces mouvements, s’ils ont été approchés par les Américains, l’ont été aussi par la République islamique. En 2019, alors que les accrochages à la frontière entre les combattants kurdes et les forces iraniennes avaient nettement diminué, des négociations ont été engagées entre le gouvernement et le PDKI afin d’arrêter les combats. Ceux-ci ayant repris l’année suivante, l’initiative qui n’a pas abouti. À la mi-novembre 2021, une vague d’arrestations a eu lieu dans le Kurdistan iranien. Puis, en juillet 2022, Téhéran a annoncé l’arrestation de cinq membres du Koumala, les accusant de complicité avec les services de renseignement israélien afin de faire sauter un site « sensible ».

Des raids militaires en territoire irakien

Le mois suivant, seize ans après leur séparation, le Parti démocratique du Kurdistan d’Iran (PDKI) et le Parti démocratique du Kurdistan (PKI), faisaient état de leur réunification. Khalid Azizi, le porte-parole du PDKI, a déclaré à la section en persan de Voice of America : « La situation interne de l’Iran et plus particulièrement l’intensité de la lutte du peuple en général et des Kurdes en particulier, contre la République islamique sont des facteurs importants de cette décision ».

Comme en réponse à cette réconciliation, l’agence de presse officielle Tasnim a publié le 24 septembre un communiqué dans lequel il est précisé que « suite à une offensive armée de grande ampleur, des groupes terroristes Komala et PDKI dans les villes frontalières du pays, afin de semer le chaos, les forces terrestres des Gardiens de la révolution islamique ont attaqué le quartier général de ces groupes dans la région du Kurdistan irakien ». L’attaque conduite à l’aide des drones Shahed-136 et de missiles a tué au moins 13 personnes et en a blessé 58. Le siège du PDKI situé à Koya, à 65 kilomètres à l’est d’Erbil, capitale du GRK, a été particulièrement touché. Le gouvernement fédéral irakien et le GRK ont élevé des protestations contre ces intrusions barbares.

Avec cynisme, l’agence Tasnim conclut : « L’ennemi cherche toujours un prétexte pour déstabiliser cette région et tout le pays. Cette fois, ils ont utilisé la mort de Mehsa Amini, bien que nous-mêmes soyons désolés et affectés par la mort de cette fille du Kurdistan ».

Les vraies causes de la déstabilisation

Mais le pays est avant tout déstabilisé par la politique menée par le pouvoir. Depuis les années 1980, tous les partis et syndicats indépendants ont été interdits. Les restrictions liées à l’absence de liberté pour les femmes, la presse, les médias, les artistes, les associations et les syndicats se sont banalisées. Elles freinent, mais n’empêchent pas la colère des populations de s’exprimer. Ces dernières années, des heurts à caractère spontané ont éclaté dans la province à majorité arabe du Khouzistan, dans le sud-ouest du pays, aux confins de l’Irak et du golfe Persique. Des manifestations ont eu lieu à Ispahan contre le manque d’eau et les conditions de vie difficiles. Des enseignants et des conducteurs de bus ont fait grève, les retraités ont manifesté pour leur pouvoir d’achat, etc. Les frustrations s’accumulent. Le chômage, l’inflation, la corruption, la contrebande, l’omniprésence des réseaux mafieux et le manque de perspectives — notamment pour les jeunes — ont créé un terreau favorable aux protestations.

Le poids des élites économiques corrompues et le fossé entre les riches et les classes moyennes et populaires se sont aggravés, les sanctions américaines contribuant au délitement social. Alors qu’environ 45 % des Iraniens vivent sous le seuil de pauvreté et que 10 % d’entre eux sont sous-alimentés, début mai 2022, dans un contexte marqué déjà par une importante inflation (de l’ordre de 40 %), des mesures d’austérité comme la diminution des subventions sur une partie des denrées alimentaires de première nécessité ont été annoncées par le gouvernement. Au même moment, un durcissement s’est traduit par des arrestations de cinéastes, de journalistes, de bahaïs (une obédience chiite hétérodoxe née à la fin du XVIIIe siècle), de pressions sur les syndicalistes et les binationaux ainsi que sur des institutions culturelles, mais aussi par le retour massif des patrouilles de la Brigade des mœurs, moins nombreuses sous la présidence d’Hassan Rouhani.

Les hackers d’Anonymous ont revendiqué des attaques sur plusieurs sites du gouvernement, mais également sur ceux des médias officiels. Le nombre de vues du hashtag #Mahsa Amini, avoisinant les 100 millions, a franchi des records mondiaux de diffusion. Les réseaux sociaux sont bombardés de vidéos et de messages relayant les informations et des images de la contestation. La plupart de ces vidéos d’amateurs sont envoyées lorsqu’un VPN (casseur de filtre) le permet, et surtout les premiers jours quand Internet n’était pas encore coupé et que les sites des influenceurs ou des médias de la diaspora iranienne étaient accessibles.

Reste que si le mouvement a été populaire sur les réseaux et s’est répandu dans tout le pays, l’absence d’opposition politique structurée laisse planer des doutes sur ses perspectives. Peut-il déboucher sur une remise en cause en profondeur du régime ou assistera-t-on au contraire à une répression accrue et à une déstabilisation mortifère de l’Iran ?

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