Pays du Golfe

Au paradis de l’or noir, changement de discours sur le climat

Les six pays du Conseil de coopération du Golfe (CCG) figurent parmi ceux dont les émissions de CO₂ par habitant sont les plus élevées au monde. À l’heure du combat pour la décarbonation de l’économie mondiale, ces pétromonarchies affichent des objectifs de neutralité carbone sans pour autant abandonner l’exportation d’hydrocarbures.

Raffinerie de pétrole dans la nouvelle ville industrielle d’Al-Jubail (Madinat Al-Jubail Al-Sinaiya) en Arabie saoudite
Giuseppe Cacace/AFP

À contre-courant de l’opinion internationale, le prince Abdulaziz Ben Salman assure que « chaque molécule » des 297 milliards de barils de brut qui gisent dans le sous-sol saoudien sortira de terre. Le ministre de l’énergie de cette monarchie héréditaire qui fournit près de 10 % du pétrole brut consommé dans le monde nourrit l’ambition de voir son pays conserver son leadership sur les marchés énergétiques. Quitte à demander aux scientifiques des Nations unies de retirer un appel à « l’élimination progressive des combustibles fossiles » d’un rapport climatique publié mi-2021. Pour justifier le fait que son prochain véhicule ne sera « assurément » pas électrique, Abdulaziz Ben Salman affirme lors du lancement d’une « initiative verte » saoudienne : « Je dois être fidèle à mes convictions ».

Pourtant, malgré un positionnement sans ambiguïté tourné vers la continuation de l’ère du tout-pétrole, l’Arabie saoudite, comme les autres pétromonarchies du golfe Arabo-Persique, cherche à tirer profit de l’émergence de l’économie décarbonée. En 2019, le fonds d’investissement étatique saoudien (Public Investment Fund) acquiert les deux tiers du capital de Lucid Motors, un constructeur de véhicules électriques haut de gamme. La startup américaine annonce l’ouverture d’une usine dans le royaume en 2024 pour servir un marché local de 35 millions d’habitants encore vierge. Le réseau de bornes de recharge est quasi inexistant et les permis requis pour importer des véhicules électriques sont délivrés au compte-gouttes.

Dans la ligne d’un positionnement assumé qui joue sur les deux tableaux, les Émirats arabes unis (EAU) se sont engagés en amont de la 26e conférence annuelle de l’ONU sur le climat (COP26) à atteindre la neutralité carbone en 2050, une première pour un pétro-État du Proche-Orient. Dans leur sillage, l’Arabie saoudite et le Bahreïn visent à présent la neutralité carbone en 2060, rejoignant plus de 130 nations déterminées à contrôler leurs émissions de gaz à effet de serre. « C’est une décision qui change la donne, qui change l’histoire », salue Patricia Espinosa, secrétaire exécutive de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC). À noter le silence du Koweït, d’Oman et du Qatar. L’organisateur de la Coupe du monde de football 2022 promet néanmoins un tournoi neutre en carbone, sans en préciser le mode opératoire. « D’après mes conversations avec les officiels, ils ne sont pas vraiment partants pour un plan ”net zéro” », révèle Sayeed Mohamed, spécialiste des politiques environnementales et directeur de la stratégie à l’ONG qatarie Mouvement des jeunes Arabes pour le climat (Arab Youth Climate Movement).

Dix milliards d’arbres en Arabie saoudite

« Qu’il s’agisse des Émirats arabes unis, de la Chine, du Japon ou des États-Unis, il est déjà important d’avoir un objectif "net zéro", puis vient le débat évident sur la crédibilité de cet objectif et sur la manière dont ils vont y parvenir », analyse Assaad Razzouk, un entrepreneur libano-britannique basé à Singapour et spécialisé dans les énergies renouvelables. Mais des voix s’élèvent pour questionner le mouvement neutralité carbone rejoint par un nombre croissant d’États et d’entreprises à travers le monde. Dans un tweet publié en marge de la COP26, Greta Thunberg s’offusque des stratégies de compensation des gaz à effet de serre émis. L’activiste suédoise assimile ces dernières à un permis de polluer en lieu et place d’une réduction des émissions d’origine humaine : « Les profiteurs-pollueurs considèrent la compensation comme leur “carte de sortie de prison gratuite” dans le jeu climatique ».

En effet, si la neutralité carbone implique une réduction des émissions de gaz à effet de serre, elle signifie avant tout la compensation du carbone qui continue d’être émis, notamment via son stockage dans des formations souterraines ou des solutions naturelles telles que des forêts. « Ces arbres ne vont pas aspirer le dioxyde de carbone immédiatement. C’est un habitat naturel, il faut du temps pour qu’ils poussent et commencent à absorber le dioxyde de carbone », nuance Sayeed Mohamed à propos du projet porté par l’Arabie saoudite de planter dix milliards d’arbres à travers le pays dans les décennies à venir, s’épargnant au passage l’épineuse question d’une profonde remise en question d’un modèle de société carboné apprécié de la population locale.

Les pays du Golfe n’ont pas encore révélé leur feuille de route pour atteindre l’objectif de neutralité carbone, mais la compensation devrait jouer un rôle central, en ligne avec l’approche saoudienne qui refuse de voir le pétrole comme un ennemi, préférant faire campagne pour la compensation. Selon l’Agence internationale de l’énergie (AIE), un organisme longtemps réputé proche des groupes pétroliers, la neutralité carbone à l’horizon 2050 est compatible avec les efforts visant à limiter le réchauffement de la planète à + 1,5° C par rapport à l’ère préindustrielle.

Une consommation énergétique hors normes

Sur le front énergétique, les six pays membres du Conseil de coopération du Golfe (CCG) disposent d’un vaste potentiel pour faire mieux. À ce jour, ils enregistrent en effet l’une des plus importantes consommations énergétiques par habitant au monde, notamment causée par l’omniprésence de climatiseurs pour isoler les habitants des torrides chaleurs estivales dépassant régulièrement les 50° C. Et ceux-ci fonctionnent grâce à un courant électrique polluant : malgré un taux d’ensoleillement généreux, l’Arabie saoudite ne produit en 2018 que 0,04 % de son électricité à partir d’énergies renouvelables. La monarchie continue d’être l’un des derniers pays au monde à produire plus de 40 % de son électricité dans des centrales électriques fonctionnant au pétrole et engloutit chaque jour trois millions de barils de brut pour assouvir ses besoins énergétiques domestiques et faire tourner ses usines de dessalement d’eau de mer, soit autant que le Brésil, un pays pourtant six fois plus peuplé.

Face à la chute des coûts de production de l’électricité renouvelable (le solaire est désormais l’électricité la moins chère de l’Histoire) et au besoin d’assainir ses finances publiques, la première économie arabe vise à atteindre 50 % d’électricité issue du renouvelable en 2030. « Ils n’atteindront peut-être pas tous les objectifs, mais voir la part des énergies renouvelables dans la production d’électricité passer à 10-20 % dans les cinq à sept prochaines années est réaliste », indique une source dans le secteur énergétique saoudien.

Au-delà de migrer vers une production d’électricité et d’eau potable moins gourmande en énergies fossiles, les États du Golfe peuvent également miser sur un fort taux d’urbanisation, compris entre 84 % en Arabie saoudite et 100 % au Koweït, pour optimiser le coût environnemental par habitant des infrastructures. L’AIE alerte sur l’importance d’optimiser « l’efficacité énergétique des bâtiments », sans quoi les pays ne peuvent « pas atteindre leurs objectifs climatiques ». Si les bâtiments accrédités « verts » sont encore rares dans la péninsule Arabique (seulement 12 à Oman), tout comme est peu répandue l’utilisation de capteurs intelligents pour l’éclairage et les thermostats, ou d’algorithmes d’efficacité énergétique pilotés par l’intelligence artificielle, les EAU donnent la direction, avec 869 bâtiments classés verts et l’obligation depuis 2014 pour tout nouvel édifice de se conformer à la réglementation des bâtiments verts.

« Les politiques d’urbanisme peuvent encourager les bâtiments à haut rendement énergétique et prévoir l’intégration de la production d’énergie sans carbone dans l’environnement déjà bâti », commente Huda Shaka, experte en villes durables et fondatrice du blog sur le développement durable dans les villes arabes The Green Urbanista. Les forts taux d’urbanisation sont également une aubaine pour repenser la mobilité golfienne autour d’un meilleur usage des transports en commun. Dans les rues du centre commercial du Golfe à Dubaï, les réseaux de métro, de tramway et de bus qui ont enregistré environ 212 millions de voyages en 2020 sont d’ores et déjà une réalité de la vie quotidienne pour de nombreux travailleurs étrangers.

En Arabie saoudite, le prince héritier Mohamed Ben Salman annonce The Line, une ville sans voitures de 170 kilomètres de long qui promeut un mode de vie communautaire, décarboné et bâti autour de nœuds de transport. Les critiques demeurent cependant dubitatifs, soulignant les mauvais résultats de la région dans la mise en pratique de ses objectifs ambitieux. Et l’exemple omanais révèle l’ampleur de la tâche. « Les autorités rencontrent des difficultés à faire évoluer les mentalités, notamment pour réduire la dépendance à l’égard des voitures », note Islam Bouzguenda, experte en durabilité sociale et maître de conférences à l’université de Twente aux Pays-Bas, après plusieurs expériences professionnelles en Oman.

Prendre place à la table des négociations climatiques

Les six pays du CCG figurent parmi les douze pays dont les émissions de dioxyde de carbone (CO₂) par habitant sont les plus élevées au monde. Les émissions de CO₂ de l’Arabie saoudite sont estimées en 2019 à près de 580 millions de tonnes, soit par habitant près de quatre fois plus qu’en France. Mais l’apparente consommation énergétique débridée des pays du Golfe masque en réalité la responsabilité de l’économie mondiale dans ces mauvais scores environnementaux. En effet, une part importante des émissions de la région est le résultat de la production de combustibles fossiles pour les marchés de consommation finale.

Une étude conduite par Sayeed Mohamed révèle que 64 % du CO₂ émis sur le territoire qatari est ensuite exporté. L’émirat est le premier exportateur mondial de gaz naturel liquéfié et l’Arabie saoudite et les EAU produisent respectivement 11,5 et 3,65 millions de barils de pétrole par jour, dont une large majorité est exportée. Les États de la région « ne se sont pas défendus correctement » depuis le début des négociations sur le climat en 1992, commente l’analyste spécialiste des politiques environnementales. « L’accord de Paris en 2015 était le bon moment pour eux de marquer un point, mais ils l’ont raté, et maintenant il est trop tard », indique-t-il, pour exiger un partage égal entre producteurs et clients de la responsabilité des émissions liées à la production de combustibles fossiles.

Alors que la pression internationale pour lutter contre le changement climatique s’intensifie, les exportateurs golfiens d’hydrocarbures refusent catégoriquement d’endosser seuls la responsabilité du CO₂ rejeté dans l’atmosphère lors de la production destinée à l’exportation, notamment vers les pays asiatiques. Une approche qui contraste avec l’attentisme dont ils ont longtemps fait preuve sur la question, permettant ainsi aux clients finaux de s’affranchir de la charge environnementale liée à la matière première consommée. Les annonces de neutralité carbone des pays du Golfe prennent soin d’exclure du décompte toute émission associée à des produits destinés à l’export, limitant ainsi leurs engagements à la consommation énergétique domestique. Une stratégie qui permet aux États de la région de poser la question d’un partage égal du coût de la décarbonation de l’économie mondiale.

Après des décennies d’intense lobbying anti-climat, la région change son fusil d’épaule sur la question environnementale. Les annonces de neutralité carbone offrent à la région un siège à la table des négociations climatiques. À titre d’exemple, les EAU viennent d’obtenir l’organisation de la COP28 en 2023. Dans la ligne de mire des pétromonarchies du Golfe, la préservation de leurs intérêts économiques et la mise en avant d’un discours propice au maintien des combustibles fossiles dans le mix énergétique mondial. « Il est impératif que nous reconnaissions la diversité des solutions climatiques, et l’importance de la réduction des émissions comme stipulé dans l’Accord de Paris, sans aucun parti pris pour ou contre une source d’énergie particulière », commente Abdulaziz Ben Salman à la COP26.

Quelques mois plus tôt, fidèle à sa ligne de conduite qui consiste à s’opposer à tout effort de reléguer l’or noir aux annales de l’histoire de l’humanité, le ministre de l’énergie saoudien rejette en bloc une feuille de route de l’AIE pour atteindre la neutralité carbone planétaire en 2050 qui prône le déploiement massif de toutes les technologies énergétiques propres disponibles, au détriment des combustibles fossiles. « Ce rapport est la suite du film La La Land1, ironise-t-il. Pourquoi devrais-je le prendre au sérieux ? »

1NDLR. Comédie musicale romantique (2016) du réalisateur franco-américain Damien Chazelle.

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