Quand il a vu arriver au loin les militaires dans son hameau situé à la périphérie de Djibo, une des principales villes du nord du Burkina Faso, Hamidou1 a cru à une patrouille de routine. La matinée touchait à sa fin ce jeudi 9 avril. Le soleil était presque à son zénith. Après avoir constaté que ces militaires étaient lourdement armés, et que certains d’entre eux portaient une cagoule, il a commencé à se méfier. « Je suis rentré chez moi, et j’ai tout fermé, raconte Hamidou. Les militaires arrêtaient tous ceux qu’ils croisaient, dans la rue, devant leur boutique ou autour du puits. Ils leur attachaient les mains et les faisaient monter dans leurs camionnettes. Ils sont restés quelques minutes, puis ils sont repartis avec des dizaines d’hommes ». Plus tard, Hamidou a entendu des coups de feu. Ce n’est que dans la soirée qu’il a appris que des dizaines d’hommes, dont ceux qui avaient été arrêtés sous ses yeux, avaient été passés par les armes et enterrés à la va-vite dans des fosses communes.
« Ils arrêtaient tous les hommes qu’ils croisaient »
Ce jour-là, au moins 31 hommes ont très probablement été exécutés à Djibo par les Forces de défense et de sécurité (FDS), au cours de ce que Corinne Dufka, directrice pour l’Afrique de l’Ouest de Human Rights Watch (HRW) a qualifié de « parodie brutale d’opération antiterroriste », susceptible de « constituer un crime de guerre ». Selon différents témoignages recueillis au téléphone par Orient XXI, les militaires ont mené des rafles dans plusieurs quartiers de la ville. « Ils sont arrivés vers 10 h dans le secteur 4, constitué de petits hameaux, où ils ont arrêté deux personnes, explique Moussa, un habitant de la commune qui, de par ses activités professionnelles, est au courant de tout ce qu’il s’y passe. Puis ils se sont rendus dans le secteur 8. Ils ont arrêté 5 personnes. Après, ils sont allés dans le secteur 7, où ils ont multiplié les arrestations ». Selon Harouna, un habitant de ce secteur, « ils arrêtaient tous les hommes qu’ils croisaient », y compris les déplacés — des personnes qui, ayant fui les violences dans leurs villages et notamment le joug des combattants de l’État islamique au Grand Sahara (EIGS), s’étaient réfugiés ces derniers mois dans les faubourgs de la ville, pensant qu’ils y seraient plus en sécurité.
« La rafle a duré plusieurs heures, poursuit Moussa. Vers 13 h-13 h 30, on a vu le convoi des militaires se diriger vers une petite montagne située près du cimetière du secteur 7. On a entendu des coups de feu, puis plus rien ». En fin d’après-midi, des habitants se sont rendus sur place et ont découvert plusieurs fosses dans lesquelles avaient été jetés les corps de 31 hommes, tous des Peuls âgés entre 20 et 60 ans. Plusieurs d’entre eux avaient les yeux bandés ou les mains liées, aucun n’était armé, affirment les témoins. « C’était horrible, raconte un homme qui a participé à leur exhumation. Certains étaient méconnaissables à cause des balles. Ils étaient enterrés dans quatre ou cinq trous différents ».
Dans un rapport publié le 20 avril, HRW, qui a pu s’entretenir avec plusieurs témoins, confirme ces allégations. « Les victimes ont été interpellées dans plusieurs quartiers ou « secteurs », alors qu’elles étaient en train d’abreuver leur bétail, de marcher ou étaient assises devant leurs domiciles. Elles ont été placées à bord d’un convoi formé d’une dizaine de véhicules militaires, dont des camionnettes, une voiture blindée et des motos », indique l’ONG, qui pointe du doigt le Groupement des forces antiterroristes (GFAT). Dans un communiqué rédigé quelques heures après la publication du rapport de HRW, le ministère de la défense burkinabé a indiqué avoir été informé de « ce type d’allégation » et avoir demandé à la justice militaire de mener sa propre enquête. « Si ces allégations sont avérées, des sanctions seront prises à l’encontre des auteurs », précise le document. Ce n’est pas la première fois que les militaires burkinabés sont accusés de tels faits, mais aucune suite judiciaire n’a pour l’heure abouti.
« On ne sait pas pourquoi les militaires ont fait cela »
Deux semaines après cette tuerie, les habitants de Djibo sont encore sous le choc. « Un ami à moi a perdu cinq membres de sa famille, s’indigne Hamidou. Aucun d’entre eux n’était djihadiste. C’étaient des bergers pour la plupart, qui n’avaient pas d’armes. On ne sait pas pourquoi les militaires ont fait cela ». C’est d’autant plus « incompréhensible », pour Hamidou, que les habitants de la ville subissent ce qu’ils appellent un« embargo » imposé depuis plusieurs semaines par les djihadistes. « On est coupés du monde depuis le 20 mars, poursuit-il, quand les djihadistes ont décidé de bloquer la circulation sur la seule route menant à Djibo qui était encore ouverte, celle qui va en direction de Ouagadougou ». Les deux autres axes menant à Ouahigouya, à l’ouest, et à Dori, à l’est, étaient bloqués depuis longtemps. « Aujourd’hui, plus personne ne peut rentrer à Djibo, ni en sortir. Et cela vaut aussi pour les marchandises. On manque de tout : de charbon, de riz, de gaz, de médicaments… »
Dans ce contexte, les habitants de Djibo s’attendaient à voir les forces de sécurité « tout faire pour lever le blocus », et non pas s’en prendre aux civils. Après cette rafle, plusieurs déplacés ont décidé de retourner dans leur village en dépit du danger représenté par les éléments de l’EIGS sur place. « Ils se disent que les djihadistes les tueront peut-être, mais pas de cette manière. Les djihadistes tuent des individus qu’ils ont ciblés, mais ils n’ont jamais fait de tueries de masse comme l’armée ».
C’est une vue de l’esprit : au Burkina et au Niger, les hommes de l’EIGS ont eux aussi commis plusieurs massacres de masse contre des civils ces dernières années sur des marchés, dans des églises, dans des campements… Mais ce constat est partagé par nombre d’habitants du Sahel.
Dans cette région, la crise sanitaire liée au coronavirus n’a en rien modifié le quotidien des personnes vivant dans les zones de combats. Le virus a fait des dizaines de morts : à la date du 27 avril, 42 décès avaient été constatés au Burkina Faso (pour 632 cas détectés) ; 29 au Niger (pour 696 cas) ; 23 au Mali (pour 389 cas). Mais ces chiffres sont bien inférieurs à ceux des victimes de la guerre qui fait rage dans ces trois pays, tombées sous les balles ou les coups de machette des insurgés djihadistes, des groupes dits d’autodéfense, mais aussi des armées nationales engagées avec la force française Barkhane dans la « lutte antiterroriste ». Depuis trois mois, les armées malienne, nigérienne et burkinabé se sont rendues coupables de plusieurs exactions contre des civils.
« Aucun lien avec les djihadistes »
À Djibo donc, au Burkina. Mais aussi très probablement dans la commune d’Inates, à la frontière entre le Niger et le Mali. Là, 102 personnes ont disparu après avoir été arrêtées par les Forces armées nigériennes (FAN) dans le cadre de l’opération Almahaw (tourbillon en langue zarma). Une première vague d’arrestations a eu lieu les 27, 28 et 29 mars dans les environs d’Ayorou. Quarante-huit hommes, pour la plupart des Touaregs issus de différentes tribus et originaires d’une dizaine de villages différents, mais aussi quelques Peuls ont été arrêtés. « Ce sont des gens qui allaient au marché ou en revenaient. On ignore pour quelles raisons ils ont été arrêtés, mais selon leurs proches, aucun n’avait de lien avec les djihadistes », explique Mahmoud, un proche du maire de la commune d’Inates à qui une liste des disparus écrite au stylo bille (avec nom, prénom, village d’origine et date d’arrestation) a été remise. Quelques jours plus tard, le 2 avril, 54 personnes, des Touaregs en majorité, présentés comme de simples bergers, ont été « traqués » par les FAN dans leurs campements ou autour des puits, à Ibroubak, Kodi, Issabé, Garey-Gomnika… Leurs proches n’ont plus eu de leurs nouvelles depuis.
Le maire d’Inates a envoyé la liste aux autorités, mais n’a eu aucun retour. « On attend. Pour nous, ils sont toujours portés disparus. On ne dit pas s’ils ont été exécutés. On veut savoir où ils sont détenus, et pourquoi », explique Mahmoud. Mais pour les habitants de la zone, il ne fait guère de doute que ces hommes ont été tués et enterrés. Des photos circulent sur les réseaux sociaux : elles montrent un pied sortant d’une terre fraîchement remuée, des objets abandonnés, des mottes de terre. « On a découvert des fosses communes dans certains villages où avaient eu lieu des arrestations, mais personne n’a osé les déterrer », explique Ibrahim, un habitant de la zone.
Cette prudence s’explique par les méthodes de l’armée nigérienne : depuis l’attaque du camp d’Inates, le 10 décembre 2019, au cours de laquelle, selon un bilan officiel, 71 soldats nigériens ont été tués par des combattants de l’EIGS, les forces de défense ont vidé plusieurs villages dans les zones de combat. Des milliers de villageois ont été sommés de quitter leur habitation du jour au lendemain. Ceux qui ont tenté de revenir pour récupérer leurs biens et leur bétail ou même de s’y réinstaller ont été à nouveau chassés, et certains brutalisés.
« Les gens n’osent plus s’y rendre. Aujourd’hui, les militaires inspirent la terreur », souligne Mahmoud. Jusqu’à ce début d’année, les FAN avaient rarement été accusées d’exactions. Le pouvoir politique avait un temps laissé faire le sale boulot à des milices venues du Mali. Mais depuis quelques semaines, elles sont à leur tour pointées du doigt. Elles sont notamment accusées d’avoir tué dix hommes, tous des Daoussak, les 23 et 24 février à Banibangou et Inekar, et cinq autres, des Peuls cette fois-ci, le 25 février à Bisso. D’autres exactions sont recensées dans un document rédigé mi-avril par des leaders des communautés peule et touarègue. Il est fait état de campements incendiés, mais aussi de tueries comme à Adabdabe, dans les environs de Banibangou, le 25 mars (15 hommes auraient été arrêtés et exécutés), ou encore à Boni, près d’Ayorou, le 3 avril (12 éleveurs auraient été arrêtés près d’un puits alors qu’ils abreuvaient leurs animaux puis exécutés à un kilomètre de là). Issoufou Katambé, le ministre de la défense, n’a pas formellement démenti ces allégations, indiquant par voie de communiqué que « des enquêtes seront menées afin de laver nos forces de tout soupçon ».
« Ils ont tiré sur tout ce qui bougeait »
Au Mali aussi, les civils payent un lourd tribut à la « lutte antiterroriste ». Rien de bien nouveau : en 2018, les Forces armées maliennes (Fama) s’étaient rendues coupables de plusieurs tueries dans le centre du pays, essentiellement dirigées contre des Peuls. Depuis le début de l’année, ils semblent avoir à nouveau adopté la stratégie de la terreur, notamment depuis l’attaque de la gendarmerie de Sokolo, le 26 janvier, revendiquée par le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM, ou JNIM), au cours de laquelle 20 gendarmes ont été tués.
Plusieurs cas d’exactions contre des civils ont été rapportés par des organisations peules en janvier et en février. Le plus meurtrier s’est déroulé dans le village de Belidanedji, le 16 février. Selon Moussa, un habitant du village, les militaires maliens seraient arrivés vers 11 h 30 à bord de 15 véhicules. « Ils ont entouré le village, et ont commencé à tirer sur tout ce qui bougeait. Immédiatement, on a fui pour se cacher en brousse. Ensuite, ils se sont rendus sur le lieu d’un baptême, ils ont pris 4 hommes et les ont tués sur place. Puis ils ont pillé le magasin où les cultivateurs entreposent leurs céréales. Ils sont repartis vers 17 h ». Moussa évoque 19 morts, « tous des hommes du village, tous des Peuls sauf un Bambara ». D’autres sources avancent un bilan moins sanglant (6 morts et 11 personnes arrêtées).
Plus récemment, des images postées sur Facebook ont suscité bien des interrogations quant aux méthodes des soldats maliens. Elles montrent des hommes armés et ensanglantés à terre, présentés comme quelques-uns des 7 combattants djihadistes qui auraient été tués par la Garde nationale le 12 avril à Sambere, dans le centre du Mali. Mais plusieurs détails laissent penser qu’il s’agit en réalité d’une exécution de simples bergers. Les hommes ont été égorgés les mains liées. L’arme, une kalachnikov présentée comme une preuve de leur culpabilité, est la même sur chacun des corps pris en photo individuellement (elle est facilement reconnaissable grâce à sa crosse couleur rouge). « Tout laisse à penser qu’il s’agit d’une mise en scène », estime un défenseur des droits humains basé à Bamako.
Certains observateurs s’interrogent sur les raisons de cette série d’exactions. Les autorités militaires, mises à rude épreuve par les offensives répétées des groupes djihadistes, profitent-elles de la crise du coronavirus pour faire régner la terreur dans les zones de guerre, où les civils sont souvent considérés comme les complices des insurgés ? Il est vrai que nombre d’ONG et d’organisations internationales, y compris les agences onusiennes, sont affectées par la crise : plusieurs de leurs employés expatriés ont quitté le pays et la plupart sont accaparées par l’urgence sanitaire. Cependant, la multiplication des attaques contre les civils avait débuté avant que le virus ne fasse son apparition au Sahel. Il semble plus vraisemblable que cette situation résulte du sommet de Pau qui s’est tenu le 13 janvier.
« Des enquêtes sur tous les massacres et exactions présumés »
Après ce sommet qui avait réuni le président français et les présidents des États membres du G5-Sahel (la Mauritanie, le Mali, le Burkina, le Niger et le Tchad), un « sursaut » avait été décidé afin d’obtenir des résultats au plus vite contre les groupes djihadistes. Il s’agissait, sinon d’en finir avec eux, du moins de stopper la série d’attaques sanglantes subies par les armées nationales et de contenir leur avancée. Depuis lors, la force Barkhane, renforcée par 600 nouveaux soldats, a multiplié les opérations au cours desquelles elle affirme avoir tué des dizaines de djihadistes.
De leur côté, les armées burkinabé, malienne et nigérienne ont elles aussi intensifié leurs opérations terrestres, souvent avec l’appui logistique et humain de l’armée française. Dans ce contexte, le besoin de résultats semble primer sur toute autre considération. Tout le monde semble avoir oublié que l’un des points de la feuille de route définie à Pau consistait à « lutter contre l’impunité par la judiciarisation des enquêtes sur tous les massacres et exactions présumés ».
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1Il s’agit d’un prénom d’emprunt, comme pour toutes les personnes témoignant dans cette enquête qui ont réclamé l’anonymat, craignant tout autant les représailles des autorités militaires que les pressions des éléments djihadistes.