Au Yémen, l’invention du confessionnalisme politique

La spirale de l’éclatement du pays · Au cours des dernières années, le Yémen a vu se développer un modèle appliqué du confessionnalisme politique qui est tout sauf un héritage du passé. Pour en sortir, les forces disparates du pays doivent s’engager en faveur d’une vision politique qui associe nationalisme et citoyenneté, faute de quoi le pays restera divisé.

Manifestants à Sanaa, lors d’une journée d’affrontement entre des membres de la tribu Hashed et les Gardes républicains, le 5 août 2011.

Historiquement, le Yémen ne prenait pas part dans les conflits confessionnels opposant les sunnites aux chiites, à tel point que certains considérèrent, à son apparition, la tradition zaydite originaire du Yémen1 comme la branche chiite du sunnisme ou la branche sunnite du chiisme.

Selon la tradition, ce serait l’imam Zaid ben Ali lui-même, le fondateur du zaydisme, qui aurait utilisé le terme al-rafidha les non consentants », « les désapprobateurs ») pour désigner ceux qui rejettent l’allégeance aux Compagnons du Prophète, les Sahaba2. De plus, l’imamat du Yémen s’appuya sur des alliances tribales qui le renforçaient ainsi que sur une architecture complexe qui impliquait à la fois l’inclusion de différentes factions zaydites du nord du Yémen et de certaines des régions du centre, et sur des tribus qui appartenaient à l’école de pensée sunnite chaféite.

Lors du coup d’État républicain du 26 septembre 1962 d’Abdallah Al-Sallal contre l’imamat, soutenu par l’Égypte de Nasser, le clan Ahmar mena l’alliance des tribus zaydites Hashed contre le pouvoir des imams zaydites, tandis que l’Arabie saoudite soutenait la rébellion des tribus pro-imam contre le nouvel ordre républicain. Le tout dans une lutte d’influence, d’intérêts et de conquête du pouvoir. Rien d’étrange à cela : la lutte pour le pouvoir et la position d’imam est à la base du vieux schisme confessionnel entre sunnites et chiites. Leurs différends ne concernaient pas la meilleure façon de se rapprocher de Dieu, mais plutôt des interprétations religieuses qui furent mises au service d’un conflit politique.

L’adaptabilité zaydite

À l’époque, le zaydisme a accepté et entériné la position de principe qui consiste à se retourner contre l’imam et à désavouer un gouvernant injuste ; dans son texte, il n’accorde pas d’infaillibilité a priori aux imams, pas plus qu’il ne leur accorde de transmission héréditaire du pouvoir. De même, le zaydisme3 ne rompt pas le lien avec les Compagnons du Prophète comme référence, mais il les reconnait comme tels.

Pendant le conflit qui fit rage au Yémen dans les années 1960, beaucoup de choses furent dites sur la versatilité des alliances tribales entre l’obédience nassérienne et l’obédience saoudienne. On disait que les tribus étaient républicaines le jour et royalistes la nuit, ou inversement. Le contrôle social était assuré par la tribu plutôt que par l’ordre religieux. Dans le cas de grandes tribus, dispersées géographiquement, la diversité confessionnelle était de mise.

Un régime politique fondé sur la citoyenneté ?

Pour que le zaydisme intègre une interprétation qui fasse du pouvoir de l’imam une caractéristique fondamentale, confirmant l’infaillibilité de ce dernier et le statut du Mahdi [[NDLR. Sauveur dont l’apparition marquera la fin des temps pour les musulmans. Les chiites duodécimains considèrent que le douzième imam, occulté au 10e siècle, doit réapparaître sous la forme du Mahdi.] comme condition méta-humaine, il a fallu procéder à une modification radicale dans la doctrine religieuse du rite. Ces modifications se sont opérées sous l’influence, d’une part des alliances politiques régionales avec l’Iran, et d’autre part des réactions à l’extension sunnite. L’extension du sunnisme résultait de l’alliance avec l’Arabie saoudite et de l’implantation du salafisme au sein de certains segments tribaux zaydites que le clan Al-Ahmar a soutenue et menée.

Les États-nations arabes ont échoué à construire une communauté politique fondée sur la citoyenneté et dont la cohésion reposerait sur des dénominateurs communs culturels, nationaux et autres. L’armée –- censée contribuer à forger une identité nationale moderne en fusionnant les identités régionales et tribales par le biais du port d’un uniforme militaire unique et d’allégeance à la nation –- a été infiltrée par plusieurs liens d’allégeance. Les membres d’une famille de la même tribu, région et voisinage sont ceux à qui on accorde allégeance et confiance au sein des sociétés traditionnelles. Dans le Machrek arabe, ces allégeances se recoupent avec l’identité confessionnelle, bien qu’elles en soient distinctes. La majorité qui est désavantagée par le régime au pouvoir tend à percevoir celui-ci comme aux mains d’une communauté minoritaire, comme cela s’est produit en Syrie et en Irak.

Les déficiences de l’État

Au Yémen, toutefois, le lien tribal a continué de prévaloir jusqu’à ce que des conflits surgissent au sein des tribus elles-mêmes. Les partis et les conflits partisans — comme celui entre Ali Abdallah Saleh et le clan Ahmar — ont réussi à diviser les grandes tribus.

De même, les houthistes sont passés d’un des rites au sein du zaydisme, issu d’une région marginalisée et géographiquement délimitée, en une milice prétendument représentative de l’ensemble des zaydites, après avoir réinterprété le rite dans un sens qui coïncide avec certaines alliances régionales (l’Iran) et s’oppose à d’autres alliances régionales. Quand une communauté confessionnelle dépasse la ville et le district pour s’étendre à la région et embrasser des aspirations à l’échelle de l’État, elle se transforme, passant d’une logique identitaire sociale et communautaire authentique à un confessionnalisme politique qui affecte l’unité d’un peuple et fait concurrence à l’État pour recueillir l’allégeance politique.

Le Yémen aurait pu être sauvé par la révolution de sa jeunesse qui a renversé toutes les idées préconçues sur le Yémen lors des manifestations qui ont eu lieu en 2011 sur les places de Taëz et Sanaa, puis dans tout le Yémen. Mais ces jeunes n’appartenaient à aucun parti politique démocratique précis. La majorité d’entre eux étaient de jeunes démocrates issus du parti Islah Rassemblement pour la réforme ») et des partis du Forum commun, et certains n’appartenaient à aucun groupe constitué. Pourtant, non seulement ils ont réclamé le départ d’Ali Abdallah Saleh, mais aussi formulé des revendications démocratiques avant-gardistes. Les divisions entre eux et les houthistes étaient flagrantes lors des rassemblements de protestataires sur les places publiques.

La défaite des révolutionnaires

Un certain nombre de raisons ont conduit à l’échec de la révolution. Saleh a continué à bénéficier de la loyauté tribale au sein de l’armée. Les États du Golfe sont intervenus en sa faveur une fois qu’un règlement politique a été trouvé. Le nouveau gouvernement n’a pas reçu d’appui pour se renforcer de manière à ce qu’il puisse reconstruire une armée loyale à l’État. Enfin, les jeunes qui avaient fait la révolution ont été marginalisés.

Ces facteurs ont eu pour conséquence un accroissement de l’influence des houthistes, de connivence avec des fidèles de Saleh au sein de l’armée, et ceci dès le début. Dans le processus, le gouvernement transitoire a affaibli les forces militaires pro-révolution et les jeunes révolutionnaires eux-mêmes, car le nouveau pouvoir central a réussi à s’imposer étant donné qu’il a été porté par ces mêmes forces. En même temps, les houthistes complotaient avec Saleh –- jouissant de l’immunité et bénéficiant du rétablissement de ses relations avec certains pays du Golfe -– pour faire avorter l’expérience révolutionnaire.

Au niveau régional, les opposants à la transition ont exploité le fait que la plupart des États du Golfe –- Qatar excepté –- n’entretiennent pas de bons rapports avec les révolutions arabes et ont des approches contradictoires quant à la coexistence avec un système pluraliste de gouvernement au Yémen. De plus, l’Iran a ouvert plusieurs fronts dans la région depuis le déclenchement de la crise syrienne, tandis que la Russie veille à ce que les positions du Conseil de sécurité de l’ONU ne soient pas contraires aux intérêts des alliés de l’Iran dans la région et n’adopte pas de résolution à l’encontre des houthistes, en refusant toute mesure tangible et significative.

Des partis et des mouvements politiques organisés sur une base confessionnelle surgissent dans des pays qui n’en avaient pas connu auparavant, encouragés par des soutiens régionaux. Non seulement ces mouvements se développent, mais ils donnent également lieu à des réactions où la lecture confessionnelle prime pour tout. Les houthistes ne gouverneront pas l’ensemble du Yémen, car il y a plusieurs forces sociales et politiques qui les en empêcheront. Si ces forces s’engagent en faveur d’une vision politique qui intègre un nationalisme reconnaissant l’égalité des citoyens, elles prévaudront.

1NDLR. L’imamat zaydite est un régime politico-religieux propre à l’histoire des hauts plateaux du Yémen. Il se fondait sur la sélection (le plus souvent non héréditaire) de l’imam, à la fois monarque et chef politique, militaire et religieux parmi la catégorie des descendants du Prophète, les sayyid. Le régime a perduré jusqu’en 1962.

2NDLR. La formule al-rafidha est communément employée par les sunnites pour stigmatiser les chiites duodécimains, partisans du calife Ali, qui ne reconnaissaient pas la légitimité des califes Abou Bakr, Omar et Othman, compagnons du prophète Mohammed en tant que successeurs de celui-ci.

3NDLR. contrairement au chiisme duodécimain selon les sunnites.

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