2018 a été une année sombre pour les partisans de la liberté d’expression dans le Golfe. L’assassinat atroce du journaliste saoudien Jamal Khashoggi par des hommes de main du prince héritier Mohamed Ben Salman (MBS) a fait les gros titres des médias, à raison. Mais d’autres mauvaises nouvelles sont arrivées dans les derniers jours de l’année, qui n’ont pas été autant relayées. Nabil Rajab et Ahmed Mansour, les principaux défenseurs des droits humains au Bahreïn et aux Émirats arabes unis (EAU), ont vu les décisions finales des cours d’appel confirmer les longues peines de prison qu’ils purgent pour avoir dénoncé la violence de leurs régimes autoritaires.
Ahmed Mansour était littéralement le dernier militant debout (« le dernier homme qui parle », aimait-il dire) aux EAU lorsque les forces de sécurité ont fait une descente chez lui en mars 2017 ; ils l’ont détenu dans un lieu inconnu pendant plus d’un an sans qu’il puisse consulter un avocat. La poignée d’avocats des Émirats qui avaient auparavant pris en charge les affaires de dissidents politiques sont maintenant tous en prison ou en exil. Auparavant, Mansour avait été victime d’agressions physiques, de menaces de mort et d’une attaque sophistiquée de logiciels espions en raison de sa promotion ouverte de la démocratie et des droits humains.
Un étrange sommet sur la tolérance
Les EAU ont engagé des agences de communication américaines et britanniques pour promouvoir leur image d’autocratie éclairée. En novembre 2018, le pays a parrainé un sommet mondial sur la tolérance de deux jours réunissant des responsables gouvernementaux, des diplomates et des universitaires pour « célébrer la diversité parmi les gens de tous les milieux, indépendamment de leurs opinions politiques. »... Oui, à condition que ces opinions n’incluent aucune référence à l’intolérance féroce du pays à l’égard de la dissidence politique pacifique. En mai 2018, la chambre de sûreté de l’État de la Cour suprême fédérale a condamné Mansour à dix ans de prison pour avoir insulté « le statut et le prestige des Émirats arabes unis et de leurs symboles » et publié de « fausses informations » sur les médias sociaux « qui nuisent à l’unité nationale et à l’harmonie sociale et portent préjudice à la réputation du pays ». Le 30 décembre, la Cour suprême fédérale, en réponse au dernier appel d’Ahmed Mansour, a confirmé sa condamnation et sa peine.
Au Bahreïn, la décision dans l’affaire Nabil Rajab est intervenue un jour après celle de Mansour, le 31 décembre, lorsque la Cour de cassation (la plus haute instance judiciaire) a confirmé sa condamnation en février 2018 par la Haute Cour pénale et sa sentence de cinq ans pour avoir critiqué la participation de Bahreïn à la campagne militaire menée par les Saoudiens au Yémen (« insulter un pays voisin ») et avoir dénoncé les tortures dans sa prison principale (« offense à une institution officielle »).
Rajab, fondateur et directeur du Bahrain Center for Human Rights emprisonné depuis la mi-juin 2016, vient de purger une peine de deux ans de prison dans une affaire similaire, mais distincte, pour « publication et diffusion de fausses nouvelles qui portent atteinte au prestige de l’État ». Les nouvelles « offensantes » diffusées dans une interview télévisée comprenaient des faits bien documentés : le gouvernement interdit aux journalistes et aux chercheurs sur les droits humains de se rendre à Bahreïn ; il recrute des étrangers (« mercenaires ») dans ses forces de sécurité ; ces dernières soumettent les détenus à la torture ; et le pouvoir judiciaire manque d’indépendance.
Comme pour confirmer ce dernier point, la Haute Cour d’appel et la Cour de cassation ont entériné sa condamnation et les peines dans les deux affaires, en dépit du fait que Rajab exerçait simplement son droit à la liberté d’expression, ce que la Constitution du Bahreïn prétend protéger.
Fermeture du dernier journal indépendant
Les avocats et la famille de Rajab craignaient à juste titre que l’audience du 31 décembre, à l’expiration de la peine de deux ans, ne reflète la détermination du gouvernement à le faire taire derrière les barreaux. Au cours des deux dernières années, le gouvernement, encouragé par les tribunaux, a fermé le seul journal indépendant du pays (Al-Wasat) et interdit les deux groupes politiques d’opposition d’importance, Al-Wefaq (islamiste chiite) et Waad (laïque de gauche). Certains craignaient que le tribunal n’augmente la peine de cinq ans infligée à Rajab. C’est ce qui s’était passé après l’acquittement du chef d’Al-Wefaq, le cheikh Ali Salman, victime de fausses accusations d’espionnage au profit du Qatar : en réponse à l’appel de l’État, la Cour d’appel a annulé l’acquittement et condamné Salman à la prison à vie en novembre.
On peut trouver des informations et des éditoriaux dans les médias américains au sujet de la persécution des défenseurs des droits en Chine ou au Venezuela, en Iran ou en Syrie, mais rarement lorsque le geôlier est Bahreïn et jamais lorsque ce sont les EAU. Et les gouvernements occidentaux, que ce soit celui des États-Unis ou de la France, prompts à dénoncer Pékin ou Caracas, sont particulièrement prudents, voire totalement silencieux face à ces violations des droits humains à Abou Dhabi ou à Manama.
Pour être clair, je connais Ahmed et Nabil, et j’ai travaillé en étroite collaboration avec eux lorsque j’étais un des responsables de Human Rights Watch et qu’ils n’étaient pas en prison. Ce qu’un simple compte-rendu de leurs convictions et de leurs peines d’emprisonnement ne parvient pas à exprimer, c’est le traumatisme et la souffrance de ces deux personnes, la plupart du temps mis à l’isolement et dont la santé se détériore, mais aussi de leurs conjointes et de leurs jeunes enfants. Ce que nous voyons avec Ahmed Mansour et Nabil Rajab n’est pas la justice ou la primauté du droit, mais un comportement purement punitif de l’État à l’égard des individus qui refusent d’être réduits au silence devant les familles au pouvoir au Bahreïn et dans les EAU, avec la complicité des plus hautes instances juridiques des deux pays.
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