« En l’absence de l’obtention de la licence nécessaire à sa diffusion à Bahreïn, la chaîne de télévision satellitaire Alarab est suspendue » : voilà comment l’Autorité bahreïnienne des affaires de l’information (IAA selon son sigle en anglais) a mis fin le 9 février à une semaine de confusion qui avait commencé par l’arrêt de la diffusion d’Alarab news channel. Cette déclaration exclut tout espoir pour la chaîne de revenir sur les ondes et tout espoir de voir apparaître un nouveau concurrent sur le marché des chaînes arabes de la région dans le domaine de l’information locale, régionale et internationale.
La chaîne avait été lancée avec faste. Autorisée en 2011, cette télévision panarabe et indépendante s’ajoutait à l’empire médiatique du prince saoudien Al-Walid ben Talal. C’est le gouvernement du Bahreïn qui l’avait invité à s’installer à Manama. Ce petit-fils du roi Abdelaziz, fondateur de la dynastie actuelle, possède déjà la télévision Rotana, des hôtels de luxe dans le monde entier et des parts dans Disneyland Paris et Twitter, pour ne citer que quelques-uns de ses investissements internationaux.
Le prince avait vu grand pour sa nouvelle aventure médiatique : 300 journalistes, la plupart venus d’Arabie saoudite, d’autres débauchés à la BBC et à France 24. Alarab se présentait comme une concurrente d’Al-Jazeera, basée au Qatar, et d’Al-Arabiya, sa rivale saoudienne. Son directeur, Jamal Khashoggi1 insistait sur l’indépendance de la chaîne, qui « ne prendrait pas parti » et respecterait une « neutralité professionnelle ».
Des allures de censure
Mais cette indépendance n’a duré que quelques heures, le temps pour Alarab de diffuser un contenu qui déplaisait au gouvernement. Dans le communiqué du 9 février, l’IAA précise que la chaîne « n’a pas respecté les règles de bonne conduite instaurées par les accords régionaux et internationaux dans le but d’endiguer la vague de terrorisme dans la région et dans le monde ». La diffusion a été interrompue au matin du 2 février, avec une scène digne d’un film d’action : selon les témoins, des hommes en civil ont pénétré dans les locaux, se sont dirigés droit vers le centre de diffusion et ont coupé la transmission. Ils ont dit à l’équipe présente qu’ils avaient « des ordres d’en haut ». Ceci quelques heures seulement après le lancement de la chaîne.
Selon les autorités du Bahreïn, cette suspension, le 2 février, était due à des « raisons techniques et administratives ». Le ministre de l’information Issa Al-Hammadi avait promis dans un premier temps de « fournir à la chaîne Alarab news, basée au Bahreïn, toute l’aide administrative et technique nécessaires à la reprise de sa diffusion ». Al-Hammadi lui-même avait été l’invité du premier journal de la chaîne, en compagnie de Khalil Al-Marzouq, numéro deux du principal groupe d’opposition, l’Association nationale islamique Al-Wefaq.
Ce « groupe » (les partis politiques ne sont pas autorisés à Bahreïn) créé en 2001 est la plus importante des associations politiques du pays. Et Al-Wefaq est en première ligne du mouvement de revendication qui a commencé le 14 février 2011. Ses dirigeants ont été la cible de la répression. Son chef de file, le cheikh Ali Salman, arrêté le 28 décembre 2014 a été inculpé de « promotion du changement politique par des moyens illégaux et des menaces, d’incitation à la désobéissance, de haine envers une catégorie de personnes et de diffamation d’une institution ».
Face au ministre de l’information, Marzouq avait commenté la décision du gouvernement, prise la veille, de retirer leur nationalité à soixante-douze citoyens barheiniens2, ce qui a sans doute provoqué la réaction du gouvernement.
Interdiction définitive
La suspension d’Alarab quelques heures seulement après sa première émission a provoqué de nombreux commentaires, tant sur les réseaux sociaux que dans les médias traditionnels. Certains étaient opposés à l’invitation de personnalités de l’opposition par une chaîne basée au Bhareïn, tandis que d’autres s’interrogeaient sur les limites de la liberté d’expression d’Alarab et sur un éventuel retour de la chaîne sur les écrans. Le directeur général de la chaîne, Jamal Khashoggi a affirmé pendant toute la semaine que la station reprendrait rapidement ses émissions à partir du Bahreïn, pour être finalement démenti par le communiqué du ministère de l’information. Selon le journaliste Rachid Al-Ghayeb, spécialiste des affaires parlementaires, « le départ d’Alarab news est une mauvaise nouvelle pour les médias au Bahreïn. Il met à mal les ambitions de l’émirat de créer un environnement favorable aux médias, et de concurrencer ainsi Beyrouth, Dubaï et les autres pays arabes présents dans ce domaine ». Il ajoute : « l’IAA a mis la charrue avant les bœufs en délivrant une licence à cette chaîne en l’absence d’une loi de régulation de l’audiovisuel, dont la promulgation traîne depuis dix ans ». Pour Al-Ghayeb, de nombreuses questions sur le sort de la chaîne restent sans réponse, y compris sur le sort de de ses employés.
Pourquoi la chaîne a-t-elle été fermée ? Deux scénarios circulent. Selon le premier, c’est l’invitation d’Al-Marzouq, le dirigeant du parti Al-Wefaq, qui a scellé le sort de la station. Le deuxième scénario met en avant un différend au sein de la famille royale saoudienne : la fermeture d’Alarab s’expliquerait par les liens étroits entre un rival d’Al-Walid ben Talal, le nouveau vice-prince héritier d’Arabie saoudite, Mohammed ben Nayef, et le gouvernement du Bahreïn.
Bâillonner l’information, liquider l’opposition
Cinq formations de l’opposition ont exprimé leur inquiétude devant la dégradation de la liberté d’expression au Bahreïn, se déclarant surprises de voir une chaîne de télévision coupée quelques heures après son lancement, pour être ensuite définitivement interdite. Dans un communiqué commun, elles ont dénoncé l’étroitesse d’esprit du régime, les conséquences sur les investissements étrangers et l’étouffement des libertés dans un État qui refuse d’accorder le moindre espace à une télévision saoudienne.
Pour le blogueur bahreïnien Ali Abdouleman, l’un des 72 nouveaux apatrides, « cette suspension en moins de 24 heures n’est pas une surprise. Les citoyens du Bahreïn savent à quoi s’en tenir sur leur gouvernement et sur leur régime. Il n’y a pratiquement pas de liberté au Bahreïn à cause des lois qui bâillonnent la parole. Ils ne tolèrent pas les médias sociaux d’opposition, alors comment peuvent-ils laisser les mains libres à une télévision destinée à concurrencer d’autres chaînes largement répandues dans le monde arabe ? Même les journaux progouvernementaux démentent les justifications du gouvernement, à savoir qu’Alarab aurait violé des conventions locales et régionales. La presse proche du gouvernement écrit que la vraie raison de la fermeture de la station est l’invitation de Khalil Al-Marzouq dans son premier journal télévisé ».
Le blogueur ajoute : « les autorités du Bahreïn et ceux qui les soutiennent considèrent que toute opinion contraire à la leur équivaut à du terrorisme, et qu’en donnant même le plus petit espace au dossier bahreïnien, la chaîne de leurs frères saoudiens lui a planté un poignard dans le dos. L’opposition dénonce depuis longtemps l’absence de liberté d’expression à Manama. Le gouvernement n’admet rien d’autre en dehors d’une propagande destinée à couvrir les atteintes aux droits humains perpétrées depuis longtemps dans cette petite île ».
Le groupe « Bahreïn 19 » qui défend la liberté d’expression et la liberté de la presse dans le pays s’est déclaré surpris devant la nouvelle escalade de l’Autorité bahreïnienne des affaires de l’information, destinée à faire taire toutes les voix qui ne s’alignent pas sur les opinions des autorités dans tous les domaines. Le groupe estime que les raisons données par l’IAA font apparaître la maladresse des autorités, incapables d’expliquer pourquoi elles ont suspendu puis définitivement fermé la chaîne. Pour le groupe, toute télévision d’information qui se respecte doit pouvoir inviter un représentant de l’opposition face à un représentant du gouvernement. Il estime que la suspension d’Alarab constitue une nouvelle démonstration des pratiques du gouvernement du Bahreïn : étouffer la presse libre et objective et empêcher toute expression différente en fermant les médias qui la diffusent.
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1Ce journaliste saoudien réputé, éduqué aux États-Unis, avait été poussé en mai 2010 à la démission de son poste de directeur du quotidien saoudien Al Watan après avoir publié une tribune critiquant l’idéologie salafiste.
272 citoyens ont été déchus de leur nationalité, déclarés coupables d’« actes illégaux », y compris d’« espionnage pour les pays étrangers et de recrutement d’un certain nombre de personnes à travers les médias sociaux », de « financement de groupes supportant des opérations terroristes », de « diffusion d’une image diffamatoire du régime » et d’« incitation à agir » à son encontre, ou encore d’avoir perpétré des « attentats », vendu des armes illégalement, etc. On trouve parmi les condamnés, pêle-mêle, des membres de l’organisation de l’État islamique partis combattre en Irak, des membres de l’opposition, mais aussi des journalistes, des médecins, ainsi qu’un défenseur des droits humains, Sayed Ahmed Al-Wedaei, directeur de l’Institut de Bahreïn pour les droits humains et la démocratie (BIRD), exilé à Londres après avoir été torturé en détention en 2011. Ali Abdoulemam, blogueur condamné par contumace à 15 ans de prison par un tribunal militaire en 2011 pour avoir ouvert le forum en ligne bahrainonline.org, est également visé. Ainsi que le journaliste Abbas Bousafouan, ancien directeur des informations à LuaLua TV, et le Dr Ali Al-Dair, fondateur du forum Bahreïn Mirror.