Bassora, la Venise d’Irak en péril

Épicentre des récentes manifestations en Irak contre la corruption, la grande ville de Bassora dans le sud est dans un état très critique. Les années de guerre, de corruption et de querelles politiques ont suscité une velléité d’autonomie de sa province. En attendant, son patrimoine architectural se détériore, faisant craindre la perte d’une partie de son histoire.

© Sebastian Castelier

Dans la capitale portuaire du sud de l’Irak, qui produit 70 % du pétrole irakien, la quasi-majorité des édifices tombe en ruine. En cette période estivale, un vent chaud souffle dans les rues désertes. Des poubelles éventrées se dispersent sur les trottoirs. Une odeur insoutenable d’eau croupie par la décomposition des déchets nappe l’air ambiant. Des voitures tanguent lentement sur la route défoncée du vieux Bassora. Un canal scinde la ville en deux. L’eau est très basse et presque entièrement recouverte de bouteilles de plastique. Deux cadavres de chiens errants flottent. Des passants circulent au milieu du chaos. « Prenez des photos de cela, montrez ce que notre canal et notre ville sont devenus », peste un vieil homme agacé par la décrépitude de Bassora.

Splendeur ottomane

La rue donne sur 550 vieilles bâtisses datant de la seconde période ottomane, au XIXe siècle. De grands balcons de bois aux motifs orientaux appelés chanachil surplombent la rue avec panache. Certains sont encore en bon état, d’autres supportent mal le poids des années. « Ce sont des excroissances qui donnent plus d’espace, de lumière et permettent une ventilation croisée. Et surtout, on peut voir ce qui se passe dans la rue sans être vu », explique Caecilia Pieri, ancienne responsable de l’Observatoire urbain du Proche-Orient. Selon elle, « les maisons proches du canal appartenaient à de grandes familles fortunées, à des hauts fonctionnaires, ou à des particuliers enrichis par le commerce. » À l’époque, l’eau du Chatt-El-Arab circulait sans encombre dans les canaux. Ceux-ci permettaient la circulation des personnes et des marchandises sur de longs bateaux.

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Bassora est alors une ville d’abondance, où le succès du commerce maritime se mêle à la mixité ethnique. « Avant 1920, il n’y avait pas de nationalités. Tout le monde était ottoman. Cette ville a longtemps été une porte d’entrée sur le golfe Persique et l’océan Indien. Elle était fondamentalement mixte, avec une immigration africaine au XVIIIe siècle, puis une immigration indienne et pakistanaise via le via golfe Persique, couplée à la venue constante d’Iraniens, de juifs et de chrétiens », ajoute la chercheuse. Du milieu du XIXe siècle aux années 1970, Bassora vit alors son apogée.

Khalil Saleh, 68 ans, porte une longue barbe, une chemise blanche tachée et usée. Il remplit de glace une caisse de bouteilles d’eau qu’il vend aux passants. « Dans les années 1960, il y avait plein de fêtes sur les bateaux avec des musiques venues d’Occident ou plus folkloriques. Les gens dansaient et il y avait de l’alcool. Il y avait aussi des casinos. » La nuit tombe. Ali Kadoom, vieil homme de 85 ans amputé d’une jambe se tient sur une canne. Il se souvient avec nostalgie du spectacle du reflet des bougies dans les fenêtres vertes, bleues, oranges ou rouges des maisons. « Quand les bateaux passaient par ici, des touristes venus du monde entier prenaient beaucoup de photos. Les gens aimaient Bassora. »

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Attirées par les premiers cinémas et la qualité de vie au bord du Chatt-El-Arab et des opportunités économiques, les populations du Golfe affluent également dans la ville. Le commerce de la datte est florissant. Tout le sud de l’Irak est connu pour son fruit de qualité. Bassora inonde les marchés du Golfe.

Du milieu du XIXe siècle aux années 1960-1970, la cité est surnommée « la Venise de l’Orient ». Qahtan Al-Abeed, directeur du musée de Bassora, va même plus loin : « C’est Bassora et ses canaux qui ont inspiré les plans de Venise. » Plusieurs kilomètres de ces serpents d’eau chevauchés par quelques ponts de briques rouges traversent la ville. Ils datent du XVIe siècle et certains ont été agrandis par les Ottomans. Mais en 1979, l’arrivée au pouvoir de Saddam Hussein correspond avec la récession de la ville. Province chiite, bastion de la lignée sadriste, riche de son histoire et de ses ressources pétrolières, Bassora gêne Bagdad. « Le pouvoir central a toujours privé la ville des moyens infrastructuraux qui lui auraient permis de s’autonomiser », confirme Hardy Mède Mohammed, docteur en science politique à la Sorbonne. Les guerres contre le Koweït et l’Iran donnent le coup de grâce. Les juifs d’Irak fuient le pays et les citoyens du Golfe quittent l’ancienne Mésopotamie.

Après l’invasion américaine, le premier ministre chiite Nouri Al-Maliki accède au pouvoir en 2006. Lui aussi décide de stopper le développement de Bassora. En cause : une rivalité politique avec Moqtada Al-Sadr. « Pendant son mandat, Maliki a complètement exclu la ville. À ce vide étatique, il y a une explication : Bassora est une ville pro-Sadr », ajoute Hardy Mède Mohammed.

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Un habitat insalubre

Ces décennies de guerres, de décroissance, de corruption et d’abandon de l’État ont eu raison de la quiétude de l’ancienne « Venise ». Autrefois fierté de la ville, les canaux sont aujourd’hui devenus un repaire pour les rats et une immense poubelle à ciel ouvert pour les populations pauvres de Bassora. Dans Old Basrah Street, les vieilles masures ottomanes sont louées aujourd’hui par l’État à 46 familles populaires ayant pour la plupart fui l’assèchement des marais entamé par Saddam Hussein après 1991. Qahtan Al-Abeed assure qu’aucune d’entre elles n’a le droit de faire des travaux ou des expansions sans l’accord du département des antiquités. Mais il avoue que les habitants du vieux Bassora n’ont plus la mémoire de la période prospère de la ville. Ils n’ont pas non plus l’attachement ni l’éducation suffisante pour prendre soin ou se soucier du patrimoine. « La plupart des gens qui vivent ici sont des pauvres qui viennent des marais. Ils se comportent comme ils font là-bas : ils jettent tout dans l’eau. Le gouvernement dit qu’il n’a pas assez de budget pour les loger autre part. »

Un homme en dishdasha blanche sort d’Al-Naqeeb Palace, l’une des plus grandes et prestigieuses bâtisses historiques de Bassora. Il porte une poubelle qu’il déverse dans le canal. Juste après la période ottomane, le bâtiment dans lequel il vit a abrité Talib Pacha Ben Rajab Al-Naqib Al-Refai, le premier ministre de l’intérieur irakien. Aujourd’hui, le palace abrite pas moins de treize familles de squatters. « Qu’est ce que je peux faire ? Les virer et après ça sera vide et d’autres squatters vont venir ! Non, il nous faut des moyens, les en sortir, et en faire un centre culturel ou quelque chose comme ça. Mais pour l’instant nous n’avons toujours rien planifié », souffle Qahtan. Des toits de tôle et des extensions en briques ont été accolés au palace. Bassora étant la plus riche province d’Irak en hydrocarbures, plusieurs dizaines de milliers d’Irakiens se sont installés illégalement dans la ville ou à ses abords1. Selon Zahra Al-Jebari, en charge de l’urbanisme au conseil provincial, 48 500 habitations informelles ont été recensées à Bassora. Citée par l’AFP, elle estime qu’en fait, « il y en a beaucoup plus, mais il n’y a aucun chiffre. »

La récente guerre contre l’organisation de l’État islamique (OEI) a fortement accru cette tendance. Six cents familles des provinces sunnites ont afflué dans la capitale du sud du pays. Même si une partie est depuis rentrée, les déplacés ont aggravé la conjoncture économique de la ville. Malgré les 3 millions de tonnes de barils qui prennent chaque jour la mer depuis le port, 32 % de la population vit toujours sous le seuil de pauvreté national avec 2 dollars par jour. Le chômage chez les Basraouis de plus de 25 ans ayant au moins un niveau d’éducation secondaire atteint 28 %2.

© Sebastian Castelier

Pauvreté et corruption

Mais outre la conjoncture économique, la conjoncture structurelle est également en pleine crise. Depuis 2003 et la chute du régime de Saddam Hussein, rares sont les travaux publics qui ont abouti à la construction de nouvelles infrastructures ou à la rénovation d’institutions publiques. La ville croule sous les projets de construction non achevés ou abandonnés. « Bassora est la région la plus corrompue de tout l’Irak. C’est pour ça que les manifestations sont parties de là-bas. C’est la ville dans le pire état urbain du pays alors que c’est la plus riche sur le papier », analyse Caecilia Pieri. Majid Al-Nasraoui, ancien gouverneur de la province, a fui en Iran en août 2017 après avoir été soupçonné de corruption concernant des appels d’offres de travaux publics.

Bassora a également de graves problèmes d’eau courante. Celle qui arrive jusqu’aux habitations est salée et parfois teintée par la vase ou le sable. Deux entreprises britanniques de désalinisation (Biwater and Wood Group) projettent de s’y implanter pour régler ce souci majeur. Mais rares sont les entreprises occidentales à vouloirs s’y investir à cause d’une corruption décrite comme rampante et omniprésente. Dans The National, Alastair White, le vice-président de Biwater, raconte que son entreprise demande souvent à un diplomate britannique d’assister aux réunions de travail en Irak pour « décourager les tentatives de corruption. » 

L’électricité a également été un facteur important de la colère des Basraouis. La ville ne vit au rythme de l’électricité gouvernementale que quelques heures par jour. Le reste du temps, les particuliers doivent payer des générateurs coûteux et polluants pour subvenir à leurs besoins. Récemment, le ministre de l’électricité Qassem Al-Fahdaoui a été limogé. Comme tous ses prédécesseurs, il n’a pas terminé son mandat, marqué par des soupçons de corruption et d’évasion budgétaire. Une récurrence qui fait dire en Irak que chaque ministère est l’occasion pour un parti politique irakien de renflouer ses caisses avec les budgets alloués.

Qahtan pour sa part dit ne recevoir aucun dinar de la part du ministère de la culture pour rénover les quelque 550 maisons ottomanes, patrimoine architectural important du pays. Ses équipes de bénévoles et lui ont répertorié presque 150 bâtiments historiques jugés en bon état et 400 autres jugés dans des états intermédiaires ou critiques. « On est en train de perdre, jour après jour, beaucoup de bâtiments. C’est pour ça que j’ai récemment plaidé pour ces rénovations devant l’Union européenne et qu’ils ont accepté de m’allouer 6 millions d’euros de budget pour les façades des bâtiments de cette rue. »

« Tant que les fondations tiennent »

Le ministère du pétrole prévoit en revanche de réhabiliter les canaux. De grandes digues en métal noir ont été placées tout le long des deux côtés du canal principal du centre-ville et tous les canaux ont enfin été purgés, ce qui n’avait pas été fait depuis presque trente ans. « Ils ont retiré en moyenne 250 centimètres de crasse », assure Qahtan. « Ne vous fiez pas à la couleur de l’eau , insiste-t-il. C’est parce que l’eau ne circule pas, car nous avons bouché son entrée au port. Quand le ministère du pétrole aura terminé les berges métalliques tout le long du canal, on refera circuler l’eau et les déchets s’en iront. Vous savez, rien n’est un gros problème en archéologie tant que les fondations tiennent », dit-il en riant. En attendant, l’eau a baissé des trois quarts, plus aucun bateau ne circule, une odeur nauséabonde attire rats et cafards tandis que la population s’impatiente toujours plus.

© Sebastian Castelier

Ali Kadoom est nostalgique : « Avant, je buvais l’eau du canal ! Un jour, j’ai sauvé des petits enfants qui étaient tombés dans le canal. Pourquoi ? Parce que l’eau était assez claire pour qu’on puisse les voir en ouvrant les yeux sous l’eau et ainsi les sauver », se rappelle t-il.

1Voir « Iraqi Youth. Challenges and Opportunities », Iraq Human Development Report 2014, PNUD.

2Ibid.

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