Au-delà de la dimension anecdotique relevée par les médias sur les lectures exotiques d’Oussama Ben Laden, entre autres de manuels américains de management et de développement personnel ou de rapports sur l’économie française, et sur son goût supposé pour les chansons d’Enrico Macias, la lecture des documents d’Abbottabad1 dont la deuxième vague a été traduite et rendue accessible sur Internet en mars 2016 par le bureau du directeur du renseignement national des États-Unis (Office of the Director of National Intelligence) se révèle particulièrement instructive. Si le statut de l’organisation qui diffuse ces documents invite à la prudence et laisse penser que certains ont pu être retouchés, censurés et les plus intéressants restés secrets, leur fabrication semble hautement improbable. Les détails mobilisés, la finesse des références, la cohérence de l’ensemble et certains raccourcis qui y figurent en font un corpus crédible.
Une correspondance privée éclairante
Accéder à la correspondance privée de Ben Laden permet notamment de dépasser le discours de propagande diffusé par Al-Qaida et d’appréhender ainsi les débats internes à l’organisation, mais également ses lubies ou erreurs d’appréciation qui permettent sans doute d’expliquer pour partie sa perte de vitesse. Toutefois, au fil des documents, Ben Laden n’apparait jamais totalement déconnecté ni fou, en dépit de la traque dont il est l’objet et de la réclusion que celle-ci lui impose. Il ressort de ces publications — dans lesquelles les références religieuses sont plutôt marginales — une image de cohérence interne de la stratégie politique élaborée dès les années 1980, faisant primer le recours à une violence, parfois aveugle ou infâme, qui n’est cependant jamais disjointe de son contexte.
Les questions abordées dans ces plus de deux cents documents sont nombreuses. Certains sont des lettres reçues de militants ou leaders djihadistes, d’autres sont des réponses rédigées par Ben Laden à des questions précises qui lui ont été transmises, d’autres encore apparaissent comme des hybrides, brouillons ou réflexions brutes ou des documents plus personnels adressés à sa famille. Un texte, qualifié de « testament » par les autorités américaines, aborde des considérations financières alors que d’autres développent des propos assez généraux et parfois abscons. Rares sont les lettres qui sont datées et rien ne permet d’affirmer que toutes, quand elles avaient un destinataire identifié, ont été effectivement envoyées et reçues.
Dans ces documents, le Yémen apparaît comme un objet parmi d’autres. L’attachement de Ben Laden au pays de son père parti du Hadramaout pour l’Arabie saoudite dans les années 1920 n’implique pas une focalisation particulière sur ce cas. Les succès stratégiques de la branche yéménite, baptisée « Al-Qaida dans la péninsule Arabique » (AQPA), ne signalent pas davantage une obsession pour ce pays. À bien des égards, le Pakistan, l’Afghanistan, l’Irak et l’Égypte sont davantage présents dans les textes d’Abbottabad.
Centralité de la lutte contre « l’ennemi lointain »
La lecture des documents concernant le Yémen se révèle toutefois pertinente pour analyser et illustrer la stratégie de Ben Laden. La confrontation effective de cette dernière au terrain yéménite permet de tirer une variété d’enseignements, sur la cohérence idéologique d’Al-Qaida, l’autonomisation des branches locales et les différences idéologiques avec l’organisation de l’État islamique (OEI). Un échange de lettres non datées, mais vraisemblablement rédigées en 2009 ou 2010, entre Oussama Ben Laden et un certain « Bassir » — que l’on peut aisément supposer être Nasser Al-Wahishi, alias Abou Bassir, leader d’AQPA et ancien secrétaire personnel de Ben Laden — signale les préoccupations yéménites du leadership d’Al-Qaida.
Le point sur la situation de l’organisation au Yémen fait par Al-Wahishi et la réponse de Ben Laden invalident tout d’abord les discours qui, notamment dans le champ politique yéménite, évoquent une alliance directe entre Al-Qaida et le pouvoir d’Ali Abdallah Saleh. Il n’en est rien à l’échelle de Ben Laden ou du leadership d’AQPA. L’inimitié pour le président yéménite est profonde et transparaît dans plusieurs autres documents. Elle est fréquemment liée à l’alliance avec les États-Unis et à son rôle dans le conflit israélo-arabe et dans l’embargo irakien des années 1990, référence qui avait dès octobre 2000 servi à légitimer l’attentat contre le navire de guerre américain USS Cole en rade d’Aden.
L’échange entre Ben Laden et Al-Wahishi signale ensuite la centralité de la lutte contre l’ennemi lointain, c’est-à-dire les États-Unis et les « Croisés », plutôt que contre l’ennemi proche incarné par les gouvernements arabes. La cohérence avec la stratégie forgée plusieurs décennies auparavant est manifeste. Elle procède d’une appréhension concrète du rapport de force international et implique une nécessité de concentrer les attaques sur les forces « croisées » qui soutiennent les gouvernants des pays musulmans, avec lesquelles une trêve peut même être imaginée. Ben Laden affirme dans cette lettre :
Al-Qaida se concentre sur son grand ennemi externe avant son ennemi interne. Même si l’ennemi interne est considéré comme une plus grande force d’impiété, l’ennemi externe est le plus grossièrement impie et le plus dangereux à ce stade de notre vie. […] Quand bien même nous aurions la chance d’attaquer les Britanniques, nous ne devons pas gaspiller nos efforts et nous focaliser sur la défaite des États-Unis qui produira la défaite des autres.
Stratégie défensive
Ailleurs dans sa lettre, Ben Laden explicite une autre dimension de la doxa d’Al-Qaida : ce qu’il conçoit comme une dimension défensive au Yémen, liée au statut du pouvoir d’Ali Abdallah Saleh et de l’histoire du djihad yéménite et de son alliance avec les tribus. Il affirme :
Nous devons développer un discours qui permette à Al-Qaida de convaincre dans la facilité et la clarté. Par ailleurs, ce discours doit être sensible aux problèmes et à la souffrance des gens.
En référence à des attaques menées par AQPA contre les forces de sécurité yéménites dans les provinces de Mareb et Shabwa, il met en garde :
J’espère que ces opérations étaient importantes pour les combattants uniquement à des fins de légitime défense.
Enfin, il affirme explicitement :
Ne ciblez pas les militaires et les policiers dans leurs centres, à moins que vous ne receviez d’ordre venant de nous. Nos cibles sont les Américains qui tuent nos familles à Gaza et dans d’autres pays islamiques.
Une telle logique ne sera de toute évidence pas respectée par AQPA dont l’essentiel de l’effort se concentre progressivement sur la lutte contre les forces de sécurité. En 2009 et 2010, la fréquence de ces attaques augmente, devenant quasi hebdomadaire, en particulier dans le Sud. S’impose ainsi une logique avant tout locale qui transforme AQPA en un mouvement de guérilla en lutte contre l’État central et Saleh2.
La voie de la normalisation politique
La branche d’Al-Qaida basée au Yémen et marquée par l’afflux de combattants et idéologues saoudiens s’autonomise, mais ne rompt pas avec Ben Laden ni avec son remplacant Ayman Al-Zawahiri. Elle apparaîtra même, au cours des années 2014 et 2015, comme l’une des plus loyales au leadership historique et se montrera ostensiblement critique de la stratégie de l’OEI.
Dans un autre texte, selon toute vraisemblance également adressé à Al-Wahishi et sans doute plus tardif que l’échange précédent, Ben Laden s’intéresse à la question tribale et dresse la hiérarchie des ennemis au Yémen. Il y plaide pour une désescalade militaire sur le plan local, affirmant la nécessité de se concentrer sur la propagande et la construction d’une image d’Al-Qaida en tant que force qui lutte contre la « corruption administrative et financière ». Il ouvre là implicitement la voie vers une normalisation de son mouvement dans le paysage yéménite à travers une intégration dans la compétition politique, autrement que par les armes. Ce potentiel se trouve même affirmé dans une note au statut hybride, peut-être rédigée par Ben Laden début 2011 et qui, alors que la « jeunesse révolutionnaire » exige le départ de Saleh, tente d’imaginer les voies de sortie de crise et le rôle que pourrait jouer Al-Qaida.
Si Ben Laden décrit ailleurs les miliciens houthistes comme le « vrai danger », son obsession pour les socialistes yéménites illustre, dans son second échange avec Al-Wahishi, une certaine déconnexion par rapport aux enjeux locaux. Il développe alors une approche datée qui analyse la politique yéménite à travers une grille de lecture idéologique qui n’a plus cours. La cache d’Abbottabad et la pression exercée par la surveillance américaine limitent sans doute les flux d’information. À tort, Ben Laden assimile en effet la contestation sudiste au socialisme et craint in fine qu’un régime marxiste ne remplace Ali Abdallah Saleh si celui-ci devait tomber. Il affirme également que la communauté internationale perçoit Ali Salim Al-Beidh, leader sudiste et ancien président du Yémen du Sud, exilé depuis 1994, comme une alternative.
Rupture idéologique et stratégique de l’OEI
Dans la même missive, face à ceux qui plaident pour une situation de chaos, Ben Laden se montre circonspect et appréhende, pour le Yémen, le vide politique. Il évoque la nécessité de ne pas précipiter la prise de pouvoir par ses soutiens dans la mesure où toute expérience, locale ou même nationale, serait immédiatement interrompue du fait d’un rapport de force défavorable sur le plan militaire et aussi économique. Il explique :
Dire que provoquer la chute du dirigeant apostat et maintenir le pays dans un état de chaos est préférable à la survie du pouvoir apostat est faux. Nous ne pouvons diffuser notre parole en situation de chaos. Un pays sans dirigeant pour imposer la loi et l’ordre dans la population conduira celle-ci à agir de façon plus barbare, prenant les choses en main pour protéger le sang et l’honneur.
En développant un tel discours, Ben Laden fait montre d’une forme de pragmatisme qui permet de souligner la rupture idéologique et pratique induite par l’OEI depuis son déploiement en Irak et en Syrie. Cette rupture, générationnelle autant que stratégique, s’incarne dans un élargissement conséquent du profil des cibles de la violence, dans une modification des priorités de l’action, dans l’importance accordée à l’assise territoriale et dans une réflexion sur le caractère sensément fécond du chaos.
Le discours développé depuis le Pakistan par Ben Laden sur le Yémen, mais aussi d’autres pays — quand bien même le fondateur d’Al-Qaida avait sans nul doute perdu de son influence — laisse rétrospectivement entrevoir les possibilités d’un dialogue politique avec la génération djihadiste qu’il incarnait. Les documents d’Abbottabad permettent enfin de mesurer l’ampleur du durcissement qui s’est engagé chez ceux qui aujourd’hui se revendiquent de l’OEI. À bien des égards, ces lettres laissent penser à une trajectoire politique avortée, malheureusement pour le pire.
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1Si la majorité de ces documents est inédite, certains avaient été déclassifiés dès 2012 et étudiés par le Combatting Terrorism Center de West Point, aux États-Unis, permettant de formuler une première appréciation, globale, du contenu de ces documents et de leurs implications.
2Laurent Bonnefoy, « Violence in Contemporary Yemen : State, Society and Salafis », The Muslim World, volume 101, 2, avril 2011 ; p. 324–346.