Après l’explosion du 4 août 2020 à Beyrouth, je me suis retrouvée à arpenter la ville, à chercher des ruelles que j’avais parcourues, des maisons que j’avais admirées ou des marchés et des quartiers qui autrefois m’apportaient du réconfort. Lors d’une de mes récentes promenades, je me suis rendue à Khandak Al-Ghamik dans le quartier de Bachoura qui, comme nombre d’autres quartiers de Beyrouth, témoigne de la lutte des divers fragments urbains pour préserver leurs origines, et résister aux violentes mutations de la ville.
La croissance et le développement lents de ce quartier contrastent vivement avec la reconstruction rapide du centre-ville propret : ici, les ruelles et les culs-de-sac sont agrémentés d’arbres étouffants, de maisons éventrées, de murs de pierre rongés par les mauvaises herbes. De nombreux bâtiments ornementés sont détériorés, alors que pour la plupart ils sont encore habités.
Un jardin secret
Je ne voyais que des façades endommagées et des vitres éclatées, et j’entendais partout le crissement du verre brisé balayé par le vent. À la recherche d’un endroit calme et ombragé, je me suis dirigée vers l’église Saint-Georges, une belle église catholique syriaque construite en 1878, désormais étouffée par les nouveaux gratte-ciels du Beirut Digital District à la périphérie de Khandak Al-Ghamik. Si je n’avais pas su qu’elle se trouvait là, je ne l’aurais jamais vue. Comme je cherchais quelqu’un pour m’aider à entrer dans les vestiges de l’édifice abandonné, j’ai rencontré Dounia.
J’étais entrée dans un cul-de-sac entre deux maisons de pierre délabrées au bout desquelles se trouvait un portail rouge verrouillé. Une voisine assise sur un balcon m’interpelle afin que je rentre visiter. Voyant mon hésitation, elle appelle Dounia, une quinquagénaire qui, sortant de son magasin, déverrouille le portail rouge, me fait entrer chez elle et m’invite à m’asseoir dans une cour à l’atmosphère magique, où l’on devine les restes d’un quartier bourgeois. Aussitôt, le bruit de la ville s’évanouit. Deux arbres, un oranger et un mûrier m’offrent un instant de repos à l’ombre.
La maison de Dounia est une maison de plain-pied avec des murs blancs, des fenêtres en bois et un toit en pente de tuiles rouges récemment rénové. La cuisine est à l’extérieur du bâtiment, par ailleurs parfaitement carré ; les arbres bas et larges isolent complètement du reste de la ville. La famille y avait déménagé du Sud-Liban en 1958, et avait loué la maison d’un parent. Depuis lors, ils sont restés là, malgré les divers conflits et guerres qu’elle a traversés.
Dounia désigne ses fenêtres endommagées par l’explosion. Elle me présente sa mère, allongée sur un canapé à l’intérieur. Les deux femmes me racontent comment elles ont toutes deux survécu ce jour-là — « un miracle », répètent-elles sans arrêt. Une version de plus de l’histoire déchirante que partagent tant d’habitants de Beyrouth.
Extension de Beyrouth au XIXe siècle
Khandak Al-Ghamik se traduit littéralement par « tranchée profonde » ou « fossé », communément appelé khandaq. Il existe de nombreux récits sur les origines du nom, certains remontant à l’époque du mandat français, lorsque les jeunes de la région ont été impliqués dans des affrontements contre les soldats français, ou au début de la crise de 1958 qui a mis fin au pouvoir du président Camille Chamoun. Le journaliste pro-nassériste Nassib Matni, rédacteur en chef du journal Telegraph a également été assassiné non loin d’ici. D’autres histoires décrivent le quartier comme un lieu éternellement destiné à être un fragment coupé de son environnement. Peut-être parce qu’il a été construit sur une terre basse, entre les deux collines de la capitale, Achrafieh et Moussaitbeh, et flanqué d’un cimetière sur sa bordure ouest.
Le cimetière de Bachoura à la périphérie de Khandak Al-Ghamik a de hauts murs en grès, un matériau principalement utilisé à la fin du XIXe siècle à travers le Liban. Ils ont probablement été construits dès 1892, puis restaurés après la première guerre mondiale. Les informations sur l’origine du cimetière sont contradictoires ; certains textes situent sa construction en 1878, et d’autres affirment que l’imam Ouzai aurait visité les tombes au VIIIe siècle. D’autres sources encore remontent au VIIe siècle, lors du règne du calife Omar Ibn Khattab.
Historiquement, l’emplacement des cimetières et le placement des morts ont toujours été significatifs. Les rituels de commémoration et les pratiques spirituelles ont donné au lieu une atmosphère mystique. À Khandak Al-Ghamik, les sépultures sont surélevées de plusieurs mètres ; on ne marche pas le long des tombes, mais au-dessous d’elles. Je demande si cela explique le nom de la rue et du quartier, mais Dounia s’en moque, et m’avoue qu’elle oublie même parfois que le cimetière existe, car elle le voit rarement depuis chez elle. Les murs monumentaux confèrent une atmosphère de sérénité au quartier, qui semble survivre inconfortablement dans la densité du tissu urbain de Beyrouth.
En passant devant le cimetière, j’aperçois un homme assis sur le trottoir, à l’ombre du mur. Hadi, installé dans une chaise en plastique, me confie en souriant qu’il vient s’asseoir ici tous les jours, en attendant que d’autres le rejoignent pendant leur temps libre. Il y a dix mois, il a été licencié de l’imprimerie dans laquelle il travaillait et, pour la première fois de sa vie, il a le temps de regarder passer les gens. Mais à 65 ans, avec la crise économique et aucun plan de retraite, il s’inquiète de l’avenir. À l’intérieur du cimetière, déclare-t-il, se trouvent des fontaines, dont certaines sont toujours actives et usitées. Si on creuse quelques mètres dans le sol, on trouve les anciens canaux d’eau du quartier. Ils étaient exploités quand Beyrouth était encore confinée à l’intérieur de ses murs médiévaux dans les années 1840, avec ses sept portes et un souk entouré de parcelles agricoles. À cette époque, les cimetières étaient situés en périphérie, et n’étaient pas intégrés dans la ville comme aujourd’hui.
Ce fut au milieu des années 1800 que Beyrouth subit l’une des transformations majeures de son histoire moderne. Le port avait fait de la ville un haut lieu d’échanges où les bateaux allaient et venaient dès le XVIIIe siècle, mais c’est un siècle et demi plus tard qu’il fut agrandi et que furent édifiées une banque ottomane et une route reliant Beyrouth à Damas et au reste du Proche-Orient. C’est à cette période qu’arrivèrent différentes populations à Beyrouth, notamment à la suite des conflits et des bouleversements à Alep, Damas, dans la vallée de la Bekaa et sur le mont Liban.
L’immigration a généré un essor conséquent de la construction : en 1860, quelque 20 000 marchands et artisans qualifiés s’installèrent dans la ville et contribuèrent à sa croissance économique. Plus tard, d’autres migrants arrivèrent de la campagne à la recherche d’opportunités d’emploi au port, sur les marchés et sur les terres agricoles environnantes. Deux décennies plus tard, la ville s’était rapidement étendue au-delà de ses murs et de ses portes, qui ne sont désormais plus que l’ombre de ce qu’ils étaient.
Les terres agricoles encadrant la Vieille Ville devinrent un prolongement du tissu urbain. Ce qui est aujourd’hui Khandak Al-Ghamik était alors rempli de villas à triple arcade et de maisons de travailleurs, ainsi que de champs agricoles et de vergers. La plupart des passages qui traversent aujourd’hui le quartier ont été érigés sur des fossés initialement dédiés à l’irrigation. Peut-être est-ce la raison de son nom ?
Au cœur des mutations démographiques du XXe siècle
À la fin de la première guerre mondiale, après l’effondrement et le morcèlement de l’empire ottoman, Beyrouth devint une partie du Grand Liban sous domination française. Les réfugiés en provenance de ce qui est aujourd’hui l’Arménie, la Syrie et la Turquie (principalement des chrétiens fuyant la domination ottomane, et plus tard turque) se mêlèrent aux familles libanaises rurales en exode vers Beyrouth, à la recherche d’emplois et de sécurité. Nombre d’entre eux s’installèrent à Khandak Al-Ghamik.
Les nouveaux arrivants travaillaient au port ou dans les souks du centre-ville de la capitale, facilement accessibles depuis le quartier. La rue Tayyan de Khandak Al-Ghamik était directement reliée aux réseaux tentaculaires de rues et de ruelles proches de la mer, et était réputée pour offrir de douces promenades matinales. Les villas à triple arcade du siècle précédent gagnèrent en hauteur afin de s’adapter à la densité de la zone.
Hadi m’affirme que cette période était l’âge d’or du quartier. Beaucoup de noms de rues changèrent également entre les années 1920 et 1940 ; une façon pour les habitants d’affirmer leur identité. La rue Umayyad est devenue la rue Khandak Al-Ghamik bien après la disparition de la plupart des canaux d’eau. En plus d’un réseau de villas, de bâtiments et de passages reliant le quartier, Khandak Al-Ghamik était composé de ruelles denses, créées lorsque les petits espaces adjacents aux terres agricoles et aux jardins ont muté pour abriter le nombre croissant de travailleurs issus de l’exode. En résulte désormais une communauté d’une mixité unique dans le quartier. Les bâtiments typiques des logements ouvriers ont continué de s’étaler dans les périphéries jusque dans les années 1950, créant un quartier à professions et revenus mixtes. Un autre changement démographique survint avec le début de la crise libanaise de 1958. En raison du grand nombre de communautés différentes dans ce quartier dense, Khandak Al-Ghamik devint l’un des principaux champs de bataille. Les chrétiens déménagèrent, et des familles élargies venues du sud s’installèrent. Diverses stratégies de croissance urbaine mises en place de 1955 à 1965 entrainèrent la réalisation de trois autoroutes qui détachèrent Khandak Al-Ghamik des autres quartiers. La décennie vit naître des bâtiments gouvernementaux dans les environs, ce qui entraîna un changement démographique encore plus intense qu’auparavant, et une demande accrue de logements et de bureaux.
Dans l’une des rares ruelles ouvrières encore existantes — un passage de deux mètres de large accessible uniquement à pied — vit Ibtissam, une femme d’une soixantaine d’années. En passant devant les petites maisons voisines construites entre 1840 et les années 1950, dont beaucoup entourent des cours riches de quelques arbres rescapés, je la vois assise devant une série de maisons appartenant à ses grands-parents, désormais louées à des travailleurs à faible revenu venant de l’étranger. « Que pouvons-nous faire pour changer la situation ? », me demande-t-elle en guise de commentaire sur la crise imminente. Ibtissam souffre de diabète, et ne parvient pas à se procurer son traitement depuis maintenant plusieurs semaines.
Un patrimoine architectural menacé
Dounia, la propriétaire du magasin, possède également une maison typique des logements ouvriers, même si elle et sa mère ignorent la date de sa construction. Sa mère affirme que la maison était déjà ancienne lorsqu’ils ont emménagé. Les cours de l’époque, disaient-elles, étaient remplies d’arbres et d’humbles bâtisses éparses aménagées à même le sol, pour abriter les milliers d’ouvriers ruraux venus s’installer en ville. « Cette maison nécessite constamment beaucoup d’entretien », dit Dounia, qui rit lorsque je lui demande si elle est classée au patrimoine régional. Le patrimoine de Beyrouth est gravement menacé par les décisions prises par divers gouvernements depuis la guerre civile : de nombreux bâtiments classés ont été déclassés et des quartiers abandonnés se sont dégradés, souffrant du manque de projets de préservation. « On pourrait penser que les bâtiments patrimoniaux doivent être protégés, mais toutes les maisons classées au patrimoine ont été désertées et tombent en ruine », ajoute Dounia. Au moins, elle et sa maman essaient de préserver leur maison en y vivant plutôt que de la laisser à l’abandon, ce qui donnerait une excuse au propriétaire pour la démolir.
La protection du patrimoine à Beyrouth s’est principalement concentrée sur les villas à triple arche centrale qui sont apparues dans les années 1800 pour abriter les résidents à revenu élevé et les premiers immigrants de la ville. Certaines de ces villas se trouvent à la limite nord de Khandak Al-Ghamik. Elles étaient clairement conçues avec beaucoup plus d’ornements et de détails que les maisons de Dounia et d’Ibtissam. Quelques-unes sont classées comme bâtiments protégés, mais la plupart sont désertées et s’effondrent, un sort qui n’est pas inconnu du reste des bâtiments de la ville.
À l’ombre de ces maisons et de ces arbres, je rencontre Ali et Abbas, deux jeunes de 19 ans qui se présentent comme des membres d’un puissant parti politique. Le quartier, déclare Abbas, est en effet une « tranchée » et doit donc continuer à résister aux évolutions et à occuper l’espace dont il dispose dans la ville. La nuit, me dit Ali, ils traînent dans les rues, car les constantes coupures d’électricité dues à la crise sont insupportables à l’intérieur.
Je leur pose des questions sur la cour et les arbres. « J’étudie la médecine et je ne suis pas vraiment intéressé par le paysage », répond Ali, mais ma question fait porter son attention sur les arbres et la verdure autour de nous, coincés entre les affiches et les panneaux d’affichage, surplombant les slogans politiques et religieux griffonnés sur le mur. « Lorsqu’elle voulait donner à quelqu’un un emplacement dans le quartier, ta grand-mère faisait de ces arbres un argument », commente la mère d’Ali, Khadija, qui regarde la rue depuis son épicerie. Alors que je continue à chercher des arbres, Ali et Abbas entament une partie de billard dans un café voisin.
Beyrouth, ce perpétuel chantier
Depuis 1990 et la fin de la guerre civile, Beyrouth est un chantier perpétuel, sa ligne d’horizon constamment hérissée de grues. De nombreux quartiers ont été soumis à de brutales opérations de démolition au cours des deux dernières décennies, permettant ainsi la construction de nouveaux bâtiments conçus en dehors de tout contexte historique et démographique. Bulldozers et ondes sonores et poussiéreuses font vibrer le sol en permanence ; une cacophonie furieuse fait désormais partie du quotidien de la ville. Dans certains cas, des projets d’investissement ont détruit des quartiers entiers et ont résulté en l’expulsion des familles à revenu faible et moyen des zones dont elles ont toujours tiré leur subsistance, et auxquelles elles étaient socialement attachées.
Les résultats les plus extrêmes ont été observés lors de la reconstruction du centre-ville de Beyrouth après la guerre civile, par la société immobilière Solidere, une entreprise prétendument créée pour restaurer le quartier. Au lieu de cela, l’entreprise a rasé de nombreux bâtiments endommagés qui auraient pu être restaurés, et transformé la zone en un centre commercial haut de gamme, abordable uniquement par les plus riches (et les moins nombreux). La démolition de Khandak Al-Ghamik a été plus lente et plus silencieuse. Comme tous les regards étaient braqués sur le centre-ville, le quartier restait en quelque sorte à l’abri des regards (y compris celui des investisseurs).
Cela a sauvé la zone des bulldozers destructeurs ; mais a néanmoins laissé la guerre démolir les appartements à atrium historiques sur la rue Tayyan désertée, laissé les nombreux sites patrimoniaux de la région en proie à la décomposition, les murs du cimetière menacés d’effondrement, l’église St George dans l’attente désespérée d’une rénovation promise, et le quartier ouvrier sombrer dans la surpopulation – et la précarité. Alors que je m’éloignais de Khandak ce jour-là, je me suis demandé quel serait l’impact du krach économique et politique actuel — la dernière crise en date — sur le quartier. Peut-être le conduira-t-il sur le chemin familier des migrations, du surpeuplement et de la densification, de la destruction et de la construction du quartier et de la ville.
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