Calais. « Des gens meurent sur vos plages » 

Au moins 89 personnes exilées sont mortes à la frontière franco-britannique en 2024. Un macabre record que des associations, syndicats et partis politiques ont décidé de dénoncer au cours d’une « grande marche pour la justice et la dignité ».

L'image montre une plage désertique au crépuscule, avec un ciel nuageux où quelques rayons de soleil percent à travers les nuages. Sur le sable, on aperçoit un long objet noir qui semble être un morceau de toile ou de bâche, posé près de quelques rochers. À l'horizon, la mer et quelques petites vagues reflètent la lumière tamisée du ciel. L'atmosphère est à la fois calme et mystérieuse.
Calais, 11 décembre 2024. Une embarcation dégonflée échouée sur la plage.
Toutes les photos sont de Maël Galisson

Debout à l’arrière d’une camionnette de chantier garée au milieu du parvis du parc Richelieu, dans le centre-ville de Calais (62), M.1, micro à la main, s’exprime d’une voix posée et forte : « Nous vivons dans la souffrance, dans le froid, dans les Jungles ou les hangars. Toutes les 24 ou 48 heures, la police vient nous arrêter. » L’exilé soudanais, emmitouflé sous plusieurs couches de vêtements, poursuit sans reprendre son souffle : 

Beaucoup de personnes sont mortes à la frontière ces derniers mois. Un jour, tu vois ton ami. Le lendemain, ce même ami est enterré. Il faut des voies sûres pour rejoindre le Royaume-Uni.

Autour de la camionnette, érigée en estrade éphémère, plus de 500 personnes ont répondu à l’appel à manifester lancé par un collectif unitaire composé d’associations de soutien aux personnes exilées, de partis politiques et de syndicats. Malgré le froid tenace, des exilés, des bénévoles solidaires et des habitants du littoral défilent pendant plusieurs heures dans la ville côtière ce samedi 11 janvier pour dénoncer « les politiques mortifères à la frontière franco-britannique ».

En 2024, au moins 89 personnes exilées sont mortes en tentant de rejoindre le Royaume-Uni. C’est l’année la plus meurtrière depuis 25 ans. Le nombre de disparus reste pour le moment incertain. Ce bilan humain tragique vient aggraver un sinistre constat : à Calais et dans la région, cela fait des années que des exilés meurent en tentant de rallier le territoire britannique. Depuis 1999, au moins 487 personnes migrantes sont décédées à cette frontière2

L'image montre une surface où sont inscrits plusieurs noms et dates, écrits dans une typographie claire. Il y a des bougies allumées, probablement en hommage ou en mémoire des personnes mentionnées. L'atmosphère semble solennelle et reflective, suggérant un événement commémoratif. Les inscriptions sont en lettres noires sur un fond clair, ce qui les rend lisibles même dans la faible lumière des bougies.
Register commemorating all the asylum seekers who died on the Franco-British border

« La Manche est un cimetière »

Au sein du cortège, plusieurs manifestants brandissent des pancartes sur lesquelles il est inscrit « La Manche est un cimetière », « États coupables » ou encore « Vos frontières tuent ».Sur l’une d’entre elles, il est écrit : « Des gens meurent sur vos plages », en référence aux 13 cadavres retrouvés sur le littoral nord de la France pour les seuls mois de novembre et de décembre derniers. Côté anglais, un corps a également été repêché, le 5 novembre 2024, au large de Douvres.

L'image montre une manifestation avec des personnes tenant une grande bannière sur laquelle est écrit "People Not Walls". Cette bannière est décorée de dessins, notamment une illustration symbolique. Au sol, on aperçoit des fleurs, probablement en hommage aux victimes. En arrière-plan, des drapeaux français sont visibles, et l'atmosphère semble réfléchir un message de solidarité et d'humanisme. Le rassemblement se déroule dans un espace public, suggérant un engagement pour une cause sociale.
One banner reads : «  People, not walls  ».

Amira et Nour, la mère et la petite sœur de Dina Al-Shammari, décédée à 21 ans au cours d’une traversée vers l’Angleterre en juillet 2024, ont tenu à être présentes à cette marche. Membres de la minorité « Bidoune », stigmatisée et apatride, Dina et sa famille ont fui le Koweït, puis l’Irak pour se réfugier en Allemagne en 2021 où ils ont sollicité l’asile.

« L’Allemagne ne nous a pas reconnus comme réfugiés, raconte Nour, 19 ans. Nous vivions dans ce pays depuis pourtant plus de trois ans. On a commencé à avoir peur d’être expulsés par la police. » La famille Al-Shammari a quitté l’Allemagne avant l’été 2024. Elle s’est ensuite rendue à Calais pour rejoindre le Royaume-Uni. Le pays, qui n’est plus signataire du règlement Dublin3 depuis le Brexit, apparaît alors comme une seconde chance. 

Dans la nuit du 27 au 28 juillet 2024, après plusieurs semaines passées dans les campements précaires du Calaisis, Dina, ses proches et plusieurs dizaines d’autres personnes tentent de traverser la Manche à bord d’un zodiac. « Dina et moi étions parmi les premières personnes à être montées sur le bateau », précise Nour. Mais leur embarcation est « piratée » par d’autres exilés qui ne sont pas censés monter sur ce zodiac. Cela crée une situation chaotique au moment du départ. La jeune Dina meurt étouffée, écrasée par le trop grand nombre de passagers présents sur la frêle embarcation.

L'image montre un groupe de manifestants tenant des pancartes et un cercueil. Les pancartes affichent des messages politiques sur le droit à la vie et la fuite des guerres. L'ambiance semble sombre et sérieuse, avec des personnes portant des vêtements chauds, ce qui suggère des conditions météorologiques difficiles. L'un des manifestants porte un bouquet de fleurs, ajoutant une dimension symbolique à la protestation.
During the demonstration, demonstrators carried a mock black coffin decorated with two bouquets of flowers.

Ahmed et Nour Al-Ashimi, couple originaire de Bassora, en Irak, sont aussi dans le cortège calaisien. Leurs deux enfants, Rahaf et Hussam, 13 et 8 ans, les précèdent. Ils portent le portrait de Sarra, leur petite sœur de 6 ans, décédée au cours d’une tentative de traversée, le 23 avril 2024, au large de Wimereux (62). Comme Dina Al-Shammari, la petite Irakienne a été asphyxiée lors de l’abordage brutal de leur embarcation par des exilés non prévus parmi les passagers.

La famille Al-Ashimi a fui l’instabilité en Irak au début des années 2010, espérant trouver refuge en Europe. En vain. Les demandes d’asile d’Ahmed et Nour, successivement déposées en Belgique, Suède et Finlande, ont chaque fois été rejetées. Là encore, face au risque d’expulsion, le Royaume-Uni est apparu comme une ultime solution, qui a coûté la vie de Sarra. Outre la fillette, cette tentative de traversée mortelle a fait 4 autres victimes : Hama Amin Zhilan Mohammed, Irakienne de 25 ans, Abdul Noor Zachariah, Soudanais de 25 ans, Semet Cagritekin, Turc de 22 ans, et Rakesh Kumar, un exilé indien âgé de 44 ans.

Pourchassés à terre, empêchés de prendre la mer

Du naufrage du 14 janvier au large de Wimereux, au cours duquel sont morts noyés cinq exilés syriens tous originaires de Deraa, le berceau de la révolution syrienne, à l’incident survenu le 29 décembre sur la plage de Sangatte, qui a fait 4 victimes, l’année 2024 à la frontière franco-britannique a été jalonnée de drames. La liste des victimes semble interminable. Coincés entre la logique de « lutte contre les points de fixation » qui vise le moindre campement, et les opérations policières destinées à empêcher la mise à l’eau de bateaux, y compris par le recours à des tentatives d’interceptions en mer4, les exilés sont maintenus dans une impasse.

« Plus de 4 000 tonnes de rochers ont été déversées l’année passée par la municipalité de Calais pour empêcher l’installation de campements, a dénoncé, au départ de la marche, Angèle Vettorello, coordinatrice de l’association Utopia 56, plusieurs arrêtés municipaux ont été pris afin d’expulser “du dehors vers le dehors” des centaines de personnes déjà maintenues dans des conditions de précarité extrême ». En 2024, l’ONG Human rights observers (HRO), qui documente les opérations policières d’expulsions de lieux de vie, a recensé 807 évacuations de terrains dans les territoires du Calaisis et du Dunkerquois.

L'image montre une scène nocturne avec un ciel bleu foncé. En arrière-plan, on aperçoit une grande tour avec une horloge, probablement un bâtiment historique. Au premier plan, il y a un décor de rochers et d'herbes, ainsi qu'une clôture en métal. L'ensemble donne une atmosphère calme et mystérieuse, accentuée par l'éclairage subtil du bâtiment et l'obscurité environnante.
«  Over 4,000 tons of rocks were dumped by the city of Calais to prevent the setting-up of campsites  ».

La veille de la marche, la maire Les Républicains de Calais, Natacha Bouchart, a essayé — sans succès — d’empêcher l’organisation de cette mobilisation solidaire, en publiant un arrêté municipal destiné à interdire la manifestation. « Il prendrait des heures de décrire l’indignité des politiques ultra-répressives menées à la frontière franco-britannique », déplore de son côté Flore Judet, de l’association L’Auberge des migrants :

Chaque année, des milliers de personnes exilées sont harcelées par la police, empêchées d’accéder à leurs droits fondamentaux ; chaque année, des milliers de personnes risquent leur vie pour franchir cette frontière, beaucoup en meurent.

Des « conséquences néfastes » selon Bruno Retailleau

Quelques heures avant le début de la marche, Suleiman, un exilé syrien âgé de 19 ans, est décédé lors d’une tentative de traversée de la Manche à partir de la plage de Sangatte (62), écrasé, lui aussi, au moment du départ du zodiac. Quelques jours plus tôt, le corps sans vie d’un homme, portant plusieurs couches de vêtements sur lui, a été retrouvé près de l’autoroute A16, à hauteur de Grande-Synthe. Selon une source policière, il s’agirait d’une personne exilée, possiblement morte d’hypothermie. La page de l’année 2024 est tournée, mais la frontière continue de tuer.

L'image montre un groupe de manifestants, certains portant des masques et des vêtements sombres, rassemblés sous un ciel nuageux. Au centre, un homme tient une grande pancarte ornée de slogans en arabe. La pancarte semble exprimer un message fort, et plusieurs personnes autour de lui sont également munies de bouquets de fleurs. L'atmosphère générale de l'image reflète un moment de protestation ou de commémoration.
Banner in Arabic : “It wasn’t Noah’s Ark, but like him, they were fleeing the flood”.

Dans un tweet daté du 3 octobre 2024 saluant « l’engagement héroïque des forces de l’ordre pour empêcher les traversées vers le Royaume-Uni », le ministre de l’intérieur, Bruno Retailleau, en marge du G7, constatait toutefois que « l’efficacité des forces de l’ordre pour empêcher ces traversées avait des conséquences néfastes avec une augmentation des décès et des violences entre migrants et envers les forces de l’ordre ». Une manière singulière de reconnaître un début de responsabilité politique dans cette hécatombe, tout en euphémisant ces décès, considérés comme de simples « conséquences néfastes ». Mais comment s’en étonner lorsque le même Bruno Retailleau, interrogé le 26 novembre 2024 par la députée communiste Elsa Faucillon au sujet des naufrages mortels, du fait des « politiques migratoires répressives faisant de l’Europe une forteresse ceinturée de mer de sang », avait préféré envoyer le ministre de la pêche et de la mer pour lui répondre ? André Chassaigne, président du groupe communiste à l’Assemblée, s’était alors exclamé, choqué : « On ne parle pas de poissons, on parle d’êtres humains ! »

Dans la marche, en fin de cortège, un groupe de manifestants, dont plusieurs exilés syriens, marchent en silence. Plusieurs d’entre eux, cache-cous remontés sur le nez, portent un cercueil noir factice orné de deux bouquets de fleurs. À côté d’eux, un homme brandit une banderole sur laquelle il est écrit en arabe : « Ce n’était pas l’Arche de Noé, mais, comme lui, ils fuyaient le déluge ». Interrogé sur le choix de ce message, l’exilé syrien répond simplement : « C’est l’histoire de ma vie. Je fuis la guerre et la mort. »

Les barbelés comme horizon

Depuis l’adoption du traité de Canterbury en 1986, plus d’une vingtaine de traités, accords et arrangements ont été signés par la France et Royaume-Uni afin d’organiser la gestion et le contrôle de la frontière entre les deux pays.

La mise en œuvre de ces accords s’est soldée par le développement de dispositifs de contrôle et de surveillance toujours plus sophistiqués : kilomètres de barrières, surmontées de barbelés coupants Concertina, entourant le port de Calais ou le site du Tunnel sous la Manche ; déploiement de drones, de caméras thermiques et de vidéosurveillance ; multiplication de patrouilles de police et de gendarmerie à cheval, à motos, en quad ou en 4x4 sur les plages du littoral, etc.

Lors du dernier sommet franco-britannique, en mars 2023, Paris et Londres ont annoncé la mise à disposition d’une enveloppe de 543 millions d’euros sur trois ans qui est destinée à « lutter contre l’immigration irrégulière » par le déploiement de 500 policiers et gendarmes supplémentaires, l’investissement « dans de nouvelles infrastructures et de nouveaux équipements de surveillance » et la mise en circulation « de drones, d’hélicoptères et d’aéronefs ». Une étape de plus dans la militarisation de cette frontière.

1La personne a demandé l’anonymat.

2«  Le Mémorial de Calais. Vies et morts des 487 exilés disparus depuis 1999  », 27 janvier 2025, Les Jours.

3Le règlement Dublin fixe pour principe qu’un seul État européen est responsable de l’examen d’une demande d’asile. Il est censé garantir la prise en charge des demandeurs par l’un des pays membres et éviter les demandes d’asile multiples dans différents pays, pour une seule et même personne. Dans les faits, ce règlement constitue un blocage fort pour les personnes exilées qui, contrairement à ce qu’elles espéraient, se retrouvent très souvent contraintes de demander l’asile dans des pays d’entrée dans l’Europe (Italie, Grèce ou pays des Balkans).

4Julia Pascual et la cellule enquête vidéo du Monde, en collaboration avec Tomas Statius, Fahim Abed, May Bulman et Bashar Deeb du journal d’investigation néerlandais Lighthouse Reports, «  Dans la Manche, les techniques agressives de la police pour empêcher les traversées de migrants  », Le Monde, 23 mars 2024.

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