Ce que signifie la vague d’arrestations dans les milieux d’affaires saoudiens

Le cas de Mohamed Al-Amoudi · L’homme d’affaires Mohamed Al-Amoudi, seconde fortune d’Arabie saoudite selon le magazine Forbes, fait partie des membres de la classe dirigeante récemment arrêtés par le comité anticorruption dirigé par le prince héritier Mohamed Ben Salman. Revenir sur sa trajectoire aide à cerner les mécaniques internes au champ économique saoudien et permet de mieux saisir la nature de cet événement, qui peut être lu comme une mise en garde adressée au monde des affaires.

Mohamed Al-Amoudi en visite à la raffinerie Preem de Lykel (Suède), dont il est le propriétaire.
Gösta Axelsson.

Le 4 novembre 2017, le roi Salman Ben Abdelaziz Al-Saoud crée par décret un comité anticorruption dirigé par son fils, Mohamed Ben Salman, prince héritier et nouvel homme fort du royaume. Dans la foulée, une spectaculaire vague d’arrestations menée par ce nouveau comité secoue la classe dirigeante du pays. Parmi les victimes de cette opération sans précédent figurent plusieurs princes de haut rang, des ministres ainsi que des businessmen à l’instar de Mohamed Al-Amoudi.

« Success story »

Né en Éthiopie au début des années 1940 au sein de la diaspora hadramie1, Mohamed Al-Amoudi a rejoint son père à Djeddah en 1963. Bien que désargenté, il s’est rapidement intégré au milieu des affaires grâce à son réseau familial. Son cousin germain, salarié de la banque de Khaled Ben Mahfouz, alors principal financier de Djeddah, était notamment un partenaire d’affaires d’Ali Ben Moussalem. Ce dernier, dont le nom a été cité à plusieurs reprises dans le dossier Karachi, est issu d’une tribu transfrontalière avec le Yémen et a été un employé du gouverneur de Najran, oncle des sept princes du puissant clan Sudairi2. Pendant la guerre civile du Yémen du Nord qui a fait rage entre 1962 et 1970, Ali Ben Moussalem s’est imposé comme l’émissaire de Riyad dans le nord du pays où il était chargé, à grands frais, de rallier certaines tribus au royaume3]. Du fait de cette position, il est devenu proche du prince Sultan Ben Abdelaziz Al-Saoud, le ministre de la défense, qui était en charge du dossier yéménite.

Selon plusieurs sources en Éthiopie et en Arabie saoudite, Mohamed Al-Amoudi aurait été, durant ses premières années à Djeddah, le chauffeur d’Ali Ben Moussalem, avant de devenir l’un de ses associés et de mettre son réseau au service d’une grande compagnie suédoise de construction, dont il était probablement le sponsor saoudien4.

À la fin des années 1980, la branche saoudienne de cette compagnie est passée sous le contrôle de Mohamed Al-Amoudi, qui représentait en réalité plusieurs investisseurs, avant d’obtenir un gigantesque contrat de construction pour la réalisation d’un programme stratégique de stockage pétrolier, le Saudi Strategic Storage Program. Dirigé par le ministre de la défense de l’époque, le prince Sultan, il a été considéré comme l’un des plus grands projets de construction du monde .

Le bon temps du boom pétrolier

À partir du boom pétrolier des années 1970 — les revenus pétroliers ont été multipliés par 25 entre 1970 et 1979 — et jusqu’à la fin des années 1980, les dépenses de l’État ont été spectaculaires et les projets publics de ce genre se sont multipliés. La classe nationale des affaires était souvent associée aux plans de développement du gouvernement, et certains de ses membres ont constitué leur capital grâce aux investissements étatiques dans le développement et les infrastructures. Du fait du manque de transparence caractéristique des pays du Golfe et de l’incapacité de l’État à gérer et à contrôler ses dépenses, les contrats publics ont souvent été attribués à des hommes d’affaires saoudiens « politiquement » sélectionnés, permettant à ces derniers ainsi qu’à leurs partenaires de dégager des profits importants. Bien souvent, les princes commanditaires percevaient une commission importante sur les bénéfices de l’entreprise sélectionnée, lorsqu’ils n’étaient pas secrètement associés à cette entreprise.

Dans les milieux d’affaires saoudiens où Mohammed Al-Amoudi est considéré comme un « man of business » du prince Sultan, à l’instar d’Ali Ben Moussalem, il est dit que le prince était un partenaire caché de son entreprise. Ces rumeurs semblent avérées, d’autant que l’ancien ministre de la défense était connu pour s’engager régulièrement dans des opérations d’accumulation primitive de capital, pour reprendre la terminologie marxiste.

Quelques années plus tard, dans un contexte économique marqué par la baisse des prix du pétrole, Mohamed Al-Amoudi s’est fait remarquer à l’échelle internationale en achetant en mars 1994 via la Monrocha Holdings Limited enregistrée à Chypre5 l’entreprise pétrolière suédoise OK Petroleum pour 738 millions de dollars6, devenant ainsi le premier investisseur étranger en Suède et un acteur de l’économie pétrolière présent sur l’ensemble de la filière (champ d’exploration dans la mer du Nord et en Afrique de l’Ouest, raffinage, distribution...).

Alors que la holding chypriote est présentée comme étant détenue par Al-Amoudi, il est connu dans les milieux d’affaires saoudiens qu’il représentait là encore plusieurs investisseurs cachés. Parmi eux, Ben Mahfouz, qui avait également formulé une offre de rachat pour l’entreprise pétrolière, rejetée en raison de son implication dans un scandale financier aux États-Unis. Selon deux sources saoudiennes bien informées qui ont requis l’anonymat7, les autres investisseurs étaient le prince Sultan, et dans une moindre mesure Ali Ben Moussalem. Quelques mois avant le décès du prince Sultan le 22 octobre 2011, ce dernier aurait, selon une de ces sources, réuni l’ensemble des investisseurs cachés pour assurer sa succession et partager ses parts entre les ayant droits qu’il avait désignés.

Une mise en garde

À bien des égards, le cas de Mohamed Al-Amoudi est symptomatique des pratiques qui ont eu cours dans le monde des affaires saoudien, où jusqu’à la fin des années 1980 la seule véritable condition pour s’enrichir était la proximité avec le pouvoir. Par la suite, la baisse importante des dépenses publiques consécutive à la chute des prix du pétrole a contraint le secteur privé à se tourner vers des clients privés pour trouver de nouveaux débouchés. Une sorte de processus de sélection naturelle s’est opéré parmi ceux qui ont initialement profité des largesses du gouvernement, et la capacité des businessmen à gérer et à faire croître leurs bénéfices est devenue nécessaire à la pérennité de leurs activités. Aujourd’hui, si la classe des affaires s’est en partie autonomisée du pouvoir politique tout en cherchant à conserver ses bonnes grâces, l’origine de la fortune des entrepreneurs qui ont su s’installer durablement sur la scène économique est bien souvent douteuse et apparaît liée à ce que le comité nouvellement créé pourrait qualifier de corruption.

Avec la vague d’arrestation du 4 novembre 2017, l’action de ce comité anticorruption s’est révélée éminemment politique. Mohamed Ben Salman, qui pourrait prochainement succéder à son père, a cherché à détruire tous les réseaux susceptibles de s’opposer à la « nouvelle verticale du pouvoir » qu’il est en train de construire, pour reprendre les mots de Stéphane Lacroix (cité par Benjamin Barthe in « Le royaume saoudien se met en ordre de bataille », Le Monde, 6 novembre 2017). C’est ainsi qu’ont été arrêtés Moutaib Ben Abdallah, le fils du précédent souverain et chef de la puissante garde nationale, des membres du clan Sultan, ou encore le prince Walid Ben Talal, première fortune d’Arabie saoudite, dont la liberté de parole était l’un des traits caractéristiques.

L’arrestation de plusieurs hommes d’affaires qui n’avaient pas d’activité politique apparaît plus surprenante dans la mesure où, depuis son émergence, le secteur privé saoudien n’a jamais constitué une menace pour le pouvoir des Saoud. En effet, dans un pays où les allégeances familiales et tribales sont extrêmement puissantes, le secteur privé, malgré sa puissance financière, ne s’est jamais constitué en classe structurée, en « bourgeoisie », ayant des revendications propres. Même les mesures économiques portées par le prince héritier dans son programme de transformation nationale, pourtant de nature à bouleverser le champ économique, n’ont pas engendré de levée de boucliers au sein du secteur privé.

Pour autant, l’arrestation de Mohamed Al-Amoudi est bien une mise en garde lancée aux hommes d’affaires locaux. Le message est clair : les affaires doivent privilégier certains réseaux et ne favoriser en aucun cas ceux qui pourraient nourrir une hypothétique sédition. Pour diffuser ce message, Al-Amoudi était une des cibles idéales. Ses connexions sont bien identifiées, il ne dispose pas d’appuis tribaux et son activité économique en Arabie saoudite est quasi nulle.

Si ce message au monde des affaires n’était pas entendu, Mohamed Ben Salman a montré qu’il ne reculera devant rien et qu’il dispose d’une arme qui peut atteindre n’importe qui : l’accusation de corruption.

1L’Hadramaout est une région du sud de l’actuel Yémen qui occupe historiquement une position de carrefour commercial et connaît une importante tradition d’émigration. Une diaspora hadramie était notamment présente dans la Corne de l’Afrique, où elle constituait une catégorie de marchands et d’entrepreneurs. Un grand nombre de commerçants hadramis étaient également installés depuis longtemps en Arabie saoudite. Avec le développement du royaume, leur présence s’est renforcée et leurs activités économiques se sont diversifiées, s’élargissant principalement au secteur de la construction.

2Le clan Sudairi désigne les sept princes qu’Abdulaziz Ben Saoud a eus avec Hassa Bent Ahmed Al-Sudairi, présentée comme son épouse favorite, ainsi que leur descendance. Le roi Fahd, le prince Sultan et le roi Salman sont membres de ce clan.

3[Entretien avec une source saoudienne qui a requis l’anonymat à Djeddah, en décembre 2015-janvier 2016

4La loi saoudienne stipule que toute compagnie souhaitant opérer sur le sol saoudien doit avoir un sponsor, c’est-à-dire un partenaire local. Cette loi a créé un véritable « market for sponsorships » comme l’explique l’expert Giacomo Luciani, avec « des entreprises étrangères à la recherche du meilleur sponsor, et des hommes d’affaires locaux à la recherche de sociétés étrangères qui pourraient réussir dans le Royaume, et qu’ils pourraient attirer. »

5En 1994 des rumeurs ont couru dans la presse suédoise selon lesquelles Monrocha appartenait initialement à Khaled Ben Mahfouz. La société aurait été créée en prévision de son rachat de OK Petroleum. Lorsque son offre a été refusée, il l’aurait cédée à Mohamed Al-Amoudi pour lui faciliter la transaction. Source Dagens Industri Week-end.

6Gulf States Newsletter du 4 avril 1994 et APS Review Gas Market Trends (« Saudi Arabia. The Private Placements »), 20 octobre 2003.

7Entretiens à Riyad et à Djeddah, en janvier 2016.

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