Ce village libanais de 5000 habitants qui accueille 5000 réfugiés syriens

Difficile coexistence dans la Bekaa · Le Liban ploie sous les réfugiés syriens. Depuis le 5 janvier, pour la première fois depuis l’indépendance des deux pays, ils doivent obtenir un visa. Sur le terrain, on tente de s’adapter dans l’urgence, avec plus ou moins de succès, en laissant pour le moment de côté les défis « existentiels » pour l’avenir du Liban, selon les mots de l’ancien président Michel Sleimane.

Yehia Daher, maire de Qaraoun, dans l’un des camps de réfugiés installés sur sa commune.
Pierre Prier, 23 novembre 2014.

Les réfugiés syriens1, le maire de Qaraoun, dans le sud de la Bekaa libanaise a décidé de s’en occuper. Avec toute sa rigueur d’ingénieur en bâtiment et de chef d’entreprise. Yehia Daher, un quadragénaire énergique en blouson de cuir, à la barbe courte, fait visiter son dispositif avec fierté : chaque réfugié est enregistré sur ordinateur et suivi quasi quotidiennement. Sans aucune aide du gouvernement. « On fait tout tous seuls. L’État ne nous aide pas. » Au Liban, État défaillant, les élus locaux et la société civile ont appris depuis longtemps à se débrouiller. L’exemple de Qaraoun, petite ville de 5 000 habitants de la plaine de la Bekaa, trois quarts de sunnites et un quart de chrétiens, illustre à lui seul les forces, les faiblesses et les ambiguïtés d’un pays confronté à un défi extraordinaire : comment accueillir, nourrir, et — non moins important à ses yeux — contrôler plus d’un million et demi de réfugiés, pour une population de quatre millions de Libanais ?

"On sait exactement où ils sont"

Le principal poste frontière avec la Syrie, Masnaa, est à trente kilomètres. Les réfugiés syriens ont commencé à affluer en 2012, comme vers tous les villages de la plaine de la Bekaa, vaste plateau fertile à neuf cents mètres d’altitude entre les monts du Liban et de l’Anti-Liban. Le maire a fait ses calculs : « Nous sommes 11 000, mais seulement 5 000 à l’année. Les autres vivent au Canada ou en Amérique du Sud et reviennent en été. J’ai décidé d’héberger 5 000 réfugiés, au-delà ce ne serait pas vivable ». Qaraoun vit de l’agriculture et de l’argent de sa diaspora, propriétaire des résidences secondaires cossues surplombant un lac au fond de la vallée.

« Les 5 000 Syriens, on sait exactement où ils sont », assure le maire, qui emmène le visiteur vers sa salle opérationnelle : le QG des scouts islamiques, qui gèrent la logistique. Une quarantaine de sièges attendent les Syriens, qui viennent s’y installer tous les samedis pour les formalités administratives et la réception des aides. Ces jours-là, la totalité des scouts islamiques est mobilisée. Le responsable, Ibrahim, 24 ans, grand jeune homme barbu, cadre des scouts et étudiant en comptabilité, allume l’un des deux ordinateurs. Une série d’informations s’affiche à côté de chaque personne et de chaque famille : noms, âges, localisation précise — nombre d’entre eux sont locataires comme la grande majorité des réfugiés. Une partie vit dans des camps : « Si quelqu’un veut changer de lieu, il doit nous le dire ». Sur chaque fiche figurent aussi le numéro de téléphone portable s’ils en ont un, les maladies éventuelles et les aides reçues : couvertures, poêles, aliments...

Les aides sont stockées dans un hangar tout proche. Elles proviennent des dons d’une quinzaine d’ONG et de services de coopérations étrangers ou locaux. Sur un tableau, les logos de l’ONG britannique Oxfam ou de l’Usaid du gouvernement américain voisinent avec ceux de l’Islamic Relief, ONG musulmane internationale, et d’organisations locales comme le Dar el-Fatwa, la plus haute instance religieuse sunnite du Liban, ou Salam, spécialisée dans les soins médicaux. L’ONU est également présente avec le HCR, Haut commissariat aux réfugiés et le PAM, le Programme alimentaire mondial. « Et en cas d’urgence, je sais qui sont les gens généreux parmi mes administrés », dit Yehia Daher.

Les deux camps principaux comptent chacun une soixantaine de tentes. « Nous avons voulu éviter de mettre tout le monde dans un seul endroit », explique le maire. Toujours la volonté de ne pas créer de grosse concentration qui risquerait de se transformer en ville permanente. « Les terrains sont prêtés par leurs propriétaires. Ils ont posé une condition : pas de bâtiment en dur ». Dans les deux camps principaux, des rangées de bâches bleues à l’emblème du HCR forment des sortes de maisonnettes étayées par des planches. Dans l’une d’elles, une famille se réchauffe au feu d’un petit poêle en fonte. Deux bonbonnes d’eau estampillées Unicef, le Fond des nations unies pour l’enfance, côtoient un poste de télévision. Une partie des enfants du camp fréquente les deux écoles primaires publiques de la ville. Cent cinquante le matin, le même nombre que les petits Libanais. « Il est interdit d’avoir plus d’élèves syriens que de Libanais », rappelle le maire. Toutefois des classes de l’après-midi ont été organisées pour 350 élèves réfugiés supplémentaires, auxquels il faut encore ajouter les 110 qui fréquentent une école montée par le HCR. Mais « très peu de jeunes Syriens sont inscrits dans le secondaire », commente Daher. « La plupart d’entre eux travaillent ». Selon le HCR, 348 000 enfants syriens présents au Liban sont déscolarisés.

Effets d’aubaine

Dans un coin de la tente, un homme dort à poings fermés malgré le bruit. « Mon mari travaille de nuit », explique Sana, 30 ans. Les ouvriers syriens, on en a l’habitude à Qaraoun où, comme dans le reste du Liban, ils sont travailleurs agricoles, ouvriers du bâtiment ou employés dans les commerces. L’afflux de réfugiés a encore fait baisser les salaires. Ce n’est pas le seul profit généré par les Syriens. Des pièces uniques se louent de 2 à 300 dollars par mois. Les ONG ont créé des emplois. Ibrahim, le responsable scout, a été embauché par une organisation italienne. Et les réfugiés dépensent dans les petits supermarchés les bons de nourriture offerts par le HCR. « L’un d’eux m’a avoué qu’il était passé de 5 à 30 000 dollars de chiffre d’affaires par mois », dit le maire. Pour l’eau, la coopération américaine a creusé un puits, et l’électricité est payante.

L’élu s’est aussi préoccupé de la sécurité. Comme dans la plupart des villes où ils se sont établis, les Syriens doivent respecter un couvre-feu à partir de 21 h, « sauf pour les hommes accompagnés de leur famille ». Une directive nationale a été assouplie : elle recommande l’interdiction des deux-roues à partir de 17 h, afin, semble-t-il, de limiter les déplacements et les agressions à moto. « J’ai demandé à la police et aux forces de sécurité de laisser les deux-roues circuler jusqu’à l’heure du retour de la mosquée après la prière du soir », dit Daher, qui a la réputation d’un homme pieux. Le contrôle, facilité par la taille modeste de la ville ne s’arrête pas là. « Nous ouvrons nos dossiers aux forces de sécurité, et elles contrôlent régulièrement les logements ». Ce dont se plaignent les réfugiés, qui craignent toujours d’être renvoyés.

Pour le maire, leur présence n’est que temporaire : « ils repartiront un jour ». Sans laisser de traces, sauf à quelques kilomètres de Qaraoun, sur une colline venteuse d’où l’on aperçoit le sommet enneigé du Djebel al-Cheikh, la « Montagne du Cheikh », le Mont Hermon pour Israël. Là, une quarantaine de familles syriennes sont abritées dans des logements rudimentaires en parpaings. Daher tient à les montrer car il veut répondre au reportage diffusé par une chaîne privée libanaise qui s’inquiétait de ces constructions en dur semblant préfigurer une installation permanente des réfugiés syriens. « Pas du tout », s’insurge l’élu. « Ces bâtiments serviront ensuite aux scouts musulmans. On installera en plus des terrains de sport ». Mais pourquoi avoir construit ces baraques dans cet endroit complètement isolé, au bout d’une piste de montagne où l’on grimpe en 4x4 ? Le maire a son plan : profiter des aides internationales pour viabiliser ce terrain et y attirer des investisseurs. Tiens, une maison, il y en a déjà une. Une villa presque terminée, plantée sur un caillou. « Je ne sais pas pourquoi elle a été abandonnée », assure Yehia Daher. Il se murmure que le propriétaire appartiendrait au Hezbollah, le parti chiite. Du haut de la colline, tous les villages que l’on aperçoit sont chiites. Les visées stratégiques ne sont pas forcément incompatibles avec l’aide d’urgence.

11,1 million de Syriens ont été enregistrés par le Haut Commissariat aux réfugiés (HCR), auxquels il faut sans doute ajouter environ 500 000 autres personnes, ce qui équivaut à plus du tiers de la population de ce pays de 4,14 millions d’habitants. Le gouvernement libanais et les Nations unies ont lancé en décembre un « Plan libanais de réponse à la crise » de 2,1 milliards de dollars sur deux ans pour venir en aide à 2,9 millions de personnes, Libanais vivant dans la précarité, réfugiés palestiniens et déplacés syriens, que le gouvernement refuse toujours d’appeler « réfugiés » pour bien montrer que leur présence est temporaire.

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