Ce n’est pas la première fois qu’une publication française met ainsi en avant l’écrivaine franco-marocaine Leïla Slimani, lauréate du prix Goncourt 2016. Elle a été adoubée par le président Emmanuel Macron qui l’a nommée sa représentante personnelle pour la francophonie. Elle est désormais la coqueluche des médias de la métropole toutes tendances confondues, et décrite comme la nouvelle égérie mondiale de la lutte « contre toutes les tyrannies », notamment dans le monde arabo-musulman. Toutes les tyrannies ? Presque, car chez Leïla Slimani, le souffle de la révolte s’estompe dès qu’il est question du régime politique marocain, et plus particulièrement de la monarchie chérifienne.
Ce constat s’inscrit dans un processus plus large qui caractérise aussi bien le règne de Mohammed VI que celui de son père, le roi Hassan II (1929-1999) : la cooptation des célébrités franco-marocaines, un exercice pour lequel le palais dispose d’un véritable savoir-faire.
« Les intellectuels de Sa Majesté »
Lorsqu’en 1987, l’écrivain franco-marocain Tahar Ben Jelloun reçoit le Goncourt pour La Nuit sacrée, Hassan II lui adresse un message de « haute sollicitude » et de « félicitations paternelles ». Depuis, l’auteur du Racisme expliqué à ma fille évite tout commentaire critique sur l’ancien règne et il a fallu attendre la mort d’Hassan II en 1999 — les langues commençant peu à peu à se délier — pour que le romancier publie un premier livre sur le bagne de Tazmamart en s’appuyant sur le récit d’un rescapé, Aziz Binebine. Il vient de sortir un autre ouvrage sur le même thème, La Punition (Gallimard, 2018), dans lequel il décrit une expérience qu’il a vécue au Maroc pendant une période limitée, avant de partir en France pour s’y installer définitivement en 1971. Il y raconte notamment, avec un brin de narcissisme, son service militaire en le présentant comme « dix-neuf mois de détention » en mars 1965. Il est alors âgé de 21 ans, pleure sa « belle » chevelure rasée et « ce que furent ces longs mois qui marquèrent à jamais ses vingt-ans », mais qui ont fait naître secrètement, dit-il, l’écrivain qu’il est devenu. Sur le régime d’Hassan II, ses « jardins secrets » et ses abus ? Pas un traître mot.
Avec l’arrivée au pouvoir de Mohammed VI, le phénomène de cooptation a non seulement continué, mais il s’est renforcé : à l’exemple de Leïla Slimani, la nouvelle vague des « intellectuels de Sa Majesté » est incarnée aujourd’hui par de jeunes auteurs franco-marocains qui ont un accès facile aux médias français, où ils dénoncent à peu près les mêmes phénomènes : le conservatisme de la société marocaine d’une part, et les travers de l’islam politique de l’autre. Mais dès qu’il s’agit du régime politique, motus et bouche cousue.
Née à Rabat en 1981 de père marocain et de mère franco-algérienne, Leïla Slimani a vu sa carrière basculer en novembre 2016, lorsqu’elle a décroché le Goncourt pour son deuxième roman, Chanson douce, chez Gallimard. Quatre mois plus tard, en mars 2017, elle reçoit à Paris les insignes d’officier de l’ordre des arts et des lettres des mains d’Audrey Azoulay, ministre de la culture du gouvernement de François Hollande et fille du conseiller du roi André Azoulay. « Le Maroc, je le porte en moi, d’une manière puissante et charnelle », déclarait Leïla Slimani à cette occasion.
Elle devient du jour au lendemain l’égérie des médias français. Sur l’affiche du Nouveau Magazine littéraire, Esli Erdoğan, la romancière turque qui a payé de plusieurs mois de prison son engagement contre « la dictature » sévissant dans son pays est mise au même niveau que Leïla Slimani, une habituée des paillettes et des dîners organisés par le roi Mohammed VI.
Le Rif ? « Je n’ai pas suivi »
Il faut dire que pour les promoteurs de l’image du roi, le profil de Leïla Slimani est plus qu’intéressant : tout en s’insurgeant contre l’islamisme, le conservatisme religieux et la culture « misogyne » de la société marocaine (qu’elle a quittée depuis 16 ans), elle épargne soigneusement l’absolutisme du pouvoir politique marocain. Le titre de commandeur des croyants de Mohammed VI qui lui permet de justifier l’excès de pouvoir par la religion ? Les atteintes à la liberté d’expression, de réunion et de manifestation devenues quasi quotidiennes au Maroc ? La concentration du pouvoir et ses retombées en termes de démocratie ? La répression des manifestations pacifiques du Rif et de Jerada, l’emprisonnement et la torture des jeunes de ces régions qui font partie du « Maroc inutile » ? Tout cela ne figure pas dans la liste des « tyrannies » que Leïla Slimani dénonce dans les colonnes des journaux français.
En juillet 2017, tandis que la jeunesse du Rif réclamait pacifiquement la réalisation des projets de développement maintes fois promis par le roi et faisait face à la répression policière, Leïla Slimani est invitée par un média marocain à réagir : « J’ai accouché il y a deux mois, répond-elle. Donc je suis depuis deux mois enfermée chez moi avec des biberons, etc. Donc j’ai du mal à me prononcer sur une situation dont je ne connais pas les tenants et aboutissants… mais il est certain que compte tenu de ce que je pense et les gens savent à peu près quel est mon point de vue habituel, je suis quelqu’un qui défend les libertés individuelles, qui défend la liberté de manifester, ça évidemment je le défends. Je ne connais pas malheureusement les tenants et les aboutissants de ces contestations, je me renseignerai de manière un peu plus profonde, et voilà » (interview à La Dépêche, le 7 juillet 2017).
Pour la lauréate du Goncourt, le problème du Maroc est sociétal ; il réside dans la représentation de la femme par la société marocaine, et, par extension, arabo-musulmane. La « société » (et non le régime politique) serait en effet la principale source des problèmes que vivent les femmes au Maroc, assure Leïla Slimani, avec un paramètre transversal et lancinant, la sexualité. « Les sociétés musulmanes sont construites autour de tabous que sont la fornication, l’homosexualité, la maternité célibataire, l’avortement et la prostitution », écrit-elle dans Sexe et mensonges. La vie sexuelle au Maroc (Les Arènes, septembre 2017), un livre abondamment couvert en France.
La loi marocaine, qui incrimine les homosexuels et les rapports sexuels en dehors du mariage, n’est pas non plus épargnée par la « révolte » de Leïla Slimani : « Si l’on s’en tient à la loi telle qu’elle existe et à la morale telle qu’elle est transmise, il faudrait considérer que tous les célibataires du Maroc sont vierges. Que tous les jeunes gens et toutes les jeunes femmes, qui représentent plus de la moitié de la population, n’ont jamais eu de relations sexuelles. »
Qui est responsable de cette situation ? Tout le monde, selon elle, sauf le pouvoir politique. On a l’impression que Mohammed VI, à l’instar des monarques scandinaves qui règnent mais ne gouvernent pas, n’a aucun pouvoir de décision à ce niveau, qu’il est même l’otage des institutions politiques et théologiques de son royaume. De ce fait, elle semble conforter le vieil adage oriental du bon calife et du mauvais vizir (lmalik zouine, lidayrine bih li khaybine : le roi est bon ; les méchants, ce sont ceux qui l’entourent).
L’ « exemplarité » du royaume
On rencontre le même double langage chez d’autres « intellectuels de Sa Majesté », comme l’universitaire franco-marocain Rachid Benzine.
Né à Kénitra (une petite ville à 40 kilomètres au nord de Rabat) en 1971, il arrive en France à l’âge de 7 ans et se définit, aujourd’hui, comme l’héritier de l’islamologue franco-algérien Mohamed Arkoun (1928-2010). Comme lui, Rachid Benzine appelle à une lecture critique et rationnelle du texte coranique et s’insurge contre « la tyrannie » qu’engendrerait l’utilisation politique de la religion. Mais dès qu’il s’agit de transposer ces paramètres sur le régime marocain, dès qu’il est question de faire le parallèle avec le statut de commandeur des croyants au Maroc, un statut que le roi utilise souvent pour légitimer ses larges pouvoirs, c’est silence radio.
Rachid Benzine va loin dans ses prises de position favorables à la monarchie marocaine. Réagissant à un discours royal (août 2016) dénonçant les soubassements religieux du terrorisme de l’organisation de l’État islamique (OEI), l’universitaire s’est érigé en véritable lobbyiste du palais en avançant comme argument la légitimité « indiscutée et indiscutable » du roi Mohammed VI. Pour lui, le monarque est « exemplaire » : « On avait besoin, dit-il, d’une voix dont la légitimité n’est ni discutée ni discutable pour dire des mots aussi forts. En ce sens, il[le roi] a réaffirmé l’exemplarité du Maroc sur deux plans : la capacité à défendre un dogme tolérant, ouvert et pluriel, et la capacité à gérer le religieux [sur un plan administratif notamment] de façon efficace. Le discours a donc conforté le Maroc dans sa position d’exemple, transposable, ce qui va dans le sens de la diplomatie religieuse déployée depuis quelques années, et qui est appelée à grandir davantage, tant le Maroc qui était attendu est désormais très écouté » (atlasinfo, 29 août 2016).
Quelques jours auparavant, le 20 août 2016, Benzine avait été reçu au palais royal Marchane à Tanger pour y recevoir le wissam al-moukafa al-watania (ordre du mérite national) des mains du roi. Ému, il déclara qu’une telle « décoration n’est pas un aboutissement. C’est un encouragement à poursuivre le travail entrepris. Je suis évidemment heureux, touché, honoré que Sa Majesté manifeste de l’intérêt et de la considération pour le travail que j’essaye d’accomplir. Je souhaite pouvoir continuer à me montrer digne de cette confiance. »
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