L’accueil qui leur avait été réservé avait éveillé la jalousie des autres réfugiés. Mais il ne fait plus bon être Syrien en Égypte, surtout depuis cet été.
Les Palestiniens ont bien connu ce revirement de l’État et des Égyptiens à leur égard. Eux aussi avaient été accueillis quasiment comme les égaux des Égyptiens au nom du panarabisme cher au président Gamal Abdel Nasser. Cet âge d’or a brusquement pris fin en février 1978, lorsque le ministre égyptien de la culture est assassiné à Chypre par le groupe Abou Nidal1. Le revirement politique est brutal. Traités d’ingrats par la presse, ils perdent tous leurs droits. Et jusqu’à présent, l’Égypte s’oppose catégoriquement à l’enregistrement des Palestiniens auprès du Haut Commissariat aux réfugiés (HCR)2. Ne pas bénéficier du statut de réfugiés n’avait que peu d’importance dans un pays qui leur donnait les mêmes droits qu’aux nationaux, mais dans l’Égypte actuelle, cela plonge les Palestiniens dans une situation encore plus désespérée que celle des autres réfugiés.
Un autre attentat, raté cette fois, contre le président Hosni Moubarak à Addis-Abeba en 1995 — et imputé au régime islamiste de Khartoum — bouleversa de la même façon la vie des réfugiés soudanais. Jusque-là, les Soudanais bénéficiaient de l’accord dit de la « Vallée du Nil » entre l’Égypte et le Soudan, en vertu duquel ils pouvaient entrer dans le pays sans visa et y jouissaient de droits quasi égaux à ceux des Égyptiens. En mettant un terme à cet accord, Moubarak contraignit ces demandeurs d’asile à s’enregistrer au HCR. Avant la crise syrienne, les réfugiés et demandeurs d’asile soudanais formaient 75 % de la population sous la responsabilité du HCR.
Il est loin le temps du panafricanisme de Nasser, lorsque les combattants anticolonialistes africains étaient reçus à bras ouverts. Mais de tous ces revirements politiques, celui touchant les Syriens est de loin le plus spectaculaire et le plus dramatique en raison de l’ampleur de la crise des réfugiés qui secoue tout le Proche-Orient.
De l’accueil au rejet
Les premiers réfugiés syriens commencent à arriver en Égypte au début de l’année 2012. Il s’agit d’abord des plus nantis. Ils ont les moyens de s’installer dans des logements corrects et certains réussissent à relancer une affaire avec l’argent qu’ils sont parvenus à emmener avec eux. À partir de mi-2012, des Syriens plus pauvres arrivent par milliers. Dans une Égypte qui a fait sa révolution et qui a réussi à changer de régime, ils sont très bien reçus : compte tenu de la situation et du massacre en cours dans leur pays, beaucoup d’Égyptiens considèrent que la moindre des choses est de leur réserver un accueil chaleureux. Ils n’ont plus besoin de visa et le président Morsi leur octroie l’accès aux soins et à l’éducation3. L’aide financière afflue des pays du Golfe, de la diaspora, des Syriens déjà sur place et des Égyptiens eux-mêmes4. Des organisations non gouvernementales opèrent dans la Ville du 6 octobre, rebaptisée « la Petite Damas », dont les deux plus importantes du pays, El-Gamiyya El-Sharyeh (tendance salafiste) et Family House NGO. Les Syriens s’intègrent facilement, ouvrent commerces et restaurants, mais restent reconnaissables à leur teint, à leur accent et à la façon dont s’habillent les femmes.
À partir du printemps 2013, avant même la destitution de Morsi, l’idylle entre les Syriens et les Égyptiens commence à s’altérer. Depuis plus de deux ans, la vie du pays est rythmée par des manifestations exprimant des revendications politiques, mais aussi sociales. Tour à tour, des employés et des ouvriers réclament plus de droits et des salaires décents. La rumeur fait rapidement des Syriens des employés modèles acceptant de travailler pour des salaires dérisoires, ce qui mettrait au chômage les Égyptiens plus revendicatifs. Les femmes se plaignent qu’elles ne trouveront pas de mari parce que les Égyptiens leur préfèrent des Syriennes, moins exigeantes quant au montant de leur dot et plus dociles. Des imams encouragent les hommes à « contribuer au djihad » en épousant des Syriennes5. Des familles syriennes disent être harcelées par des Égyptiens cherchant à épouser leurs filles. Des institutions religieuses, dont la très respectée Al-Hosari, sont accusées de jouer les entremetteuses. Al-Ahram, journal d’État, se fend d’une enquête6 afin de démentir l’implication des organisations musulmanes. Un cheikh, accusé de proposer des fiancées syriennes, nie en bloc et affirme que tout cela n’est qu’une tentative de plus pour salir les islamistes, à l’heure où de fausses rumeurs sont savamment alimentées pour nuire au pouvoir en place.
Des réfugiés en danger
Pour les Syriens, la vraie rupture a lieu après que l’armée a pris le contrôle du pays. Début juillet, des heurts violents opposent pro et anti-Morsi. La police affirme détenir un Syrien qui dit avoir été payé par la Confrérie des Frères musulmans7 pour tirer sur les opposants de Morsi. Des Palestiniens seraient également impliqués. Les Syriens sont accusés d’être des djihadistes. Un déferlement de haine et de xénophobie se répand8. Sur une chaîne de télévision privée, un commentateur promet aux Syriens la destruction de leurs maisons s’ils continuent à soutenir les pro-Morsi. Sur On TV, une autre chaîne privée très regardée, un présentateur surenchérit : « Si tu es un homme, retourne dans ton pays et règle tes problèmes là-bas. Mais si tu interfères dans nos affaires, tu seras frappé à coup de chaussures. » Tout est fait pour présenter Morsi comme un agent étranger, travaillant avec (ou pour) le Hamas et le Qatar, à l’heure où ses partisans sont victimes d’une chasse aux sorcières.
Le 8 juillet, l’Égypte impose de nouveau des visas aux réfugiés syriens. Le jour même, un avion en provenance de Syrie est prié de faire demi-tour avec tous les passagers syriens ignorant les nouvelles procédures9. Par la suite, des centaines de Syriens sont refoulés dès leur arrivée à l’aéroport. Des dizaines, dont beaucoup en situation régulière, sont arrêtés, puis déportés. Début août, ils commencent à quitter l’Égypte clandestinement pour gagner l’Europe — y compris en bateau. Un naufrage au large d’Alexandrie a ainsi causé la mort d’au moins 12 personnes le 11 octobre 2013, dont un grand nombre étaient des Syriens selon Amnesty International. Ceux qui sont interceptés sont détenus dans des conditions « déplorables » condamnées par l’Ong10. L’Égypte dément : il n’y a pas de politique de déportation et ceux qui ont été expulsés étaient des fauteurs de troubles.
Depuis cet été, l’Égypte a emprisonné plus de 1500 réfugiés, dont 400 Palestiniens et 250 enfants. La justice a ordonné leur relaxe, mais la Sécurité nationale11 s’y oppose. Elle a enjoint la police à les garder en détention jusqu’à ce qu’ils acceptent de quitter le pays à leurs frais12. Dans ces conditions, 1 200 ont déjà évacué l’Égypte. Fin novembre, plusieurs dizaines de réfugiés en provenance de Syrie et encore illégalement détenus ont entamé une grève de la faim, espérant attirer l’attention du monde sur leur situation et leurs conditions de détention. Dans le gouvernorat de Beheira (nord du pays), les femmes et les enfants sont détenus sous une tente qui ne protège ni de la pluie ni du froid. Le ministre de l’immigration suédois Tobias Billstrom se dit prêt à accueillir 200 personnes, mais cette déclaration d’intention n’a pas encore été traduite dans les actes. Les espoirs des réfugiés se tournent pourtant en tout premier lieu vers la Suède ; le pays a déjà accueilli quelque 10 000 Syriens, alors qu’ils sont 55 000 sur tout le territoire européen.
Fin novembre 2013, 128 967 Syriens sont sous la responsabilité du HCR en Égypte. Le nombre de réfugiés a été multiplié par cinq en à peine plus d’un an. Ils seraient 300 000 sur le territoire égyptien d’après les autorités égyptiennes. C’est la pire crise de réfugiés qu’ait jamais traversée le pays.
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1Le Fatah-conseil révolutionnaire a été fondé en 1974 par Sabri Khalil el-Banna (Abou Nidal) qui rompt avec l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), engagé dans le jeu diplomatique et politique. Le groupe, très actif dans les années 1970 et 80 est responsable d’une série d’attentats dans plusieurs pays et a assassiné plusieurs responsables de l’OLP. Il a été utilisé par des pays arabes, notamment l’Irak de Saddam Hussein.
2Lorsque l’Office de protection des Palestiniens (The United Nations Relief and Works Agency for Palestine Refugees in the Near East — UNRWA) n’opère pas dans un pays, ce qui est le cas en Égypte, le droit international prévoit que les Palestiniens peuvent bénéficier de la protection du HCR. Ce à quoi s’est toujours refusé l’Égypte, disant y voir un risque de dissolution de l’identité palestinienne et une compromission du droit au retour.
3Connor Molloy, « Egypt least worst option for Syrian refugees », Daily News Egypt, 26 novembre 2012.
4Rana Muhammad Taha et Hend Kortam, « Syrians seeking asylum in Egypt overlooked », Daily News Egypt, 5 août 2012.
5« Des réfugiées syriennes exploitées en Égypte », Irin, 3 février 2013.
7Ayman Sharaf, Syrians paid to kill Egypt protesters, Gulfnews.com, 7 juillet 2013.
8« Syrian refugees face xenophobic wave in Egypt, Lebanon », Ahram online, 25 juillet 2013.
9« Cairo airport refuses inbound Syrian flight, Palestinians deported », Egypt independent, 8 juillet 2013.
10« Égypte : la situation déplorable des réfugiés en provenance de la Syrie », Amnesty international, 17 octobre 2013.
11NdlR : ancienne Sécurité d’État.
12« Egypt : Syria Refugees Detained, Coerced to Return », Human Rights Watch, 11 novembre 2013.