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Chatila, Liban. La boxe comme acte de résistance

Dans le camp de réfugiés de Chatila, le combat s’exerce sur un ring ou un terrain de basket. Face à des conditions de vie aggravées depuis l’offensive menée par Israël au Liban, l’engagement de Majdi Majzoub, l’homme à l’initiative du centre sportif Palestine Youth Club (Club de jeunesse de Palestine), constitue autant un ferment de lutte qu’une saine échappée mentale.

Un groupe de boxeurs s'entraîne dans une salle avec des sacs de frappe.
Chatila (Liban), 24 mai 2025. Entraînement de boxe au centre sportif Palestine Youth Club.
© Mina Khouya

Depuis le centre de Beyrouth, où les souks et une centaine de boutiques — notamment de luxe — sont gérés par la société Solidere1, sur fond de scandales d’expropriation, de destruction du patrimoine et d’hypergentrification, il faut à peine dix minutes en voiture pour rejoindre le camp de réfugiés de Chatila.

Cette proximité renforce le paradoxe : rarement deux lieux n’ont été aussi opposés. Aujourd’hui coincé entre une cité sportive, un cimetière, le marché populaire de Sabra et deux autoroutes, Chatila est né en 1949 du regroupement de Palestiniens ayant quitté la Galilée lors de la Nakba. Le camp tient son nom du notable beyrouthin Pacha Chatila, qui avait autorisé les exilés à s’installer sur son terrain. Celui-ci était alors ceint de figuiers de Barbarie.

Majdi Majzoub est arrivé à l’âge de 14 ans à Chatila. Aujourd’hui la cinquantaine, passionné de sport, il s’implique depuis longtemps auprès de sa « communauté », les habitants du camp, en particulier les jeunes, palestiniens ou non : « On soutient n’importe qui ici, ce n’est pas une question identitaire. » En 2010, il fonde le Palestine Youth Club (Club de jeunesse de Palestine) pour permettre à ses trois enfants, Youssef, Ad’ham et Baylassan, de pratiquer des activités sportives. Football, bien sûr, mais aussi basketball, pour les filles, ce qui le mène à monter Basket Beats Borders (Le basket bat les frontières), une équipe de basket féminine. Soutenu par l’association italienne Un Ponte Per (Un Pont pour), le projet permet, depuis 2016, de faire voyager des basketteuses en Italie et en Espagne. Le logo de l’association représente une basketteuse voilée à l’air malicieux assise sur un mur barbelé…

Une joueuse de basket lance un ballon, message d'unité et d'inclusion.
Logo du Basket Beats Borders.

« Proposer un sport aux filles garantit une porte de sortie et une forme de transmission bénéfique à l’ensemble de la société », nous confie-t-il, entre un appel téléphonique pour organiser une troisième campagne de distribution d’eau dans le camp d’Al-Mawassi à Rafah, en pleine famine organisée par l’armée israélienne, et l’accueil de plusieurs des 120 bénéficiaires du lieu. « Il s’agit de leur donner l’occasion de sortir de chez elles, puis du camp et, espérons-le, du pays », complète-t-il. Le public féminin permet aussi de séduire davantage de bailleurs, pour lesquels le critère de genre apparaît de plus en plus déterminant à l’attribution de financements. « Dans le cadre des voyages à l’étranger, c’est aussi une stratégie pour obtenir plus facilement des visas : s’il s’agissait d’adolescents, ces derniers seraient soupçonnés de ne jamais vouloir revenir… », précise-t-il, non sans y accorder une pointe de crédit.

Un camp presque intégralement détruit

Le camp de Chatila a été profondément marqué par deux épisodes qui puisent dans la guerre civile libanaise (1975-1990). Le 16 septembre 1982, pendant deux jours, diverses milices chrétiennes libanaises vont y massacrer, ainsi qu’à Sabra, de 1 000 à 5 000 personnes, sans épargner ni les enfants ni les vieillards, sous le regard complice des forces israéliennes. Jean Genet, rapidement présent sur les lieux, en livrera un témoignage2, aussi cru que romancé, décrivant qu’il enjambait « les morts comme on franchit des gouffres ». Au milieu des années 1980, la « guerre des camps », visant à y déloger l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), avec l’implication du mouvement Amal3 et de la Syrie, voit le camp assiégé et presque intégralement détruit.

Reconstruit à la fin de la guerre civile, le camp abriterait 14 010 âmes, selon le dernier recensement de 2017, ce qui correspond aux estimations les plus basses. La densité y est particulièrement élevée. Contrairement à certains des douze autres camps officiels de réfugiés palestiniens au Liban, il n’est gardé par aucun checkpoint de l’armée libanaise. Les autorités nationales ne sont, en principe, pas autorisées à y pénétrer. On y entre directement par une des artères adjacentes, dont chacune est dénommée « Ghobeiry », du nom de la municipalité du district de Baabda. Comme pour dénier aux habitants une identité propre, une possibilité d’appropriation spatiale et mentale de ce territoire. Plus de 75 ans après son édification, les Palestiniens n’ont toujours pas accès à la nationalité libanaise et ce n’est pas le seul droit qui leur est refusé. Dorothée Klaus, directrice de l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA) pour le Liban nous précise :

Les réfugiés palestiniens au Liban font face à d’importantes restrictions : ils n’ont pas accès à de nombreuses professions réglementées, comme la médecine, l’ingénierie, le droit, ainsi que certains métiers, tels que la conduite ou la sécurité. Ils ne peuvent pas posséder de biens immobiliers ni enregistrer d’entreprises. N’ayant pas accès aux services publics libanais, ils dépendent fortement de l’UNRWA pour l’éducation, la santé, l’assistance sociale et les services de base.

Comme une partie d’échecs

Le soleil ne perce pas toujours le cœur de ce dédale de ruelles, venelles étroites, humides, souvent mouillées, en raison de la surélévation croissante et anarchique du bâti. À la fixité, dans les airs, de centaines de câbles électriques, de drapeaux et fanions de factions politiques — surtout du Fatah —, et de portraits de martyrs répond, au sol, la valse accélérée des commerçants, passants, jeunes et moins jeunes, scooters et voitures. Ambiance d’autant plus vivante qu’il s’agit d’un véritable « cocktail » de populations, selon les mots de l’anthropologue Hala Caroline Abou Zaki4. Selon le recensement mentionné, les Palestiniens ne constituent plus que 30 % des habitants, pour une majorité de Syriens et près de 10 % de Libanais.

Depuis trois ans, une vingtaine d’adolescents s’entraînent à la boxe anglaise dans le centre de Majdi Majzoub. Proposer un sport de combat le laissait au départ sceptique, au vu de la violence de la rue. La situation sécuritaire du camp, comme l’ensemble des services publics, s’est dégradée ces dernières années, en particulier à cause des trafics de drogue et des nombreuses armes en circulation. Les comités populaires, chargés de la gestion locale, composés de différentes factions politiques et régulièrement accusés de corruption, ne prennent aucune mesure pour y remédier. Le président palestinien Mahmoud Abbas, en visite au Liban le 21 mai, a appelé au désarmement des organisations palestiniennes, qui pourrait débuter mi-juin.

Mohammed, qui habite à Chatila, et ses assistants Mohammed et Moustapha, entraînent les jeunes deux fois par semaine. La salle polyvalente, dans laquelle un drapeau palestinien flotte à côté d’un drapeau libanais, est constamment en aménagement, en fonction des dons : un nouveau sac de frappe, un petit panneau solaire, un grillage pour empêcher les pigeons de pénétrer dans l’arène, un sanitaire encore en travaux…

Pour Mohammed, « la boxe est comme une partie d’échecs, un sport cérébral, qui forge la discipline et offre une certaine issue, face à la situation délicate dans le camp ». En écho, le constat du sociologue Loïc Wacquant pour qui la boxe est « une machine à fabriquer l’esprit de discipline, l’attachement au groupe, le respect d’autrui comme de soi et l’autonomie de la volonté indispensables à l’éclosion de la vocation pugilistique »5

Deux boxeurs s'entraînent dans une salle avec des sacs de frappe, surveillés par un entraîneur.
Chatila (Liban), 24 mai 2025.
Entraînement de boxe au centre sportif Palestine Youth Club sous les drapeaux de la Palestine et du Liban.
© Mina Khouya

Imperturbables face au vacarme de la rue, qu’il s’agisse de tirs de kalach ou d’explosions de pétards, qu’importe, les boxeurs courent, s’échauffent, et enchaînent les exercices. Rares sont ceux qui disposent d’un équipement complet : la détermination est le principal moteur. La solidarité du lieu, totalement gratuit, et l’entraide des participants comblent les manques : malgré l’absence de ring, chacun enfile les gants pour un ou plusieurs rounds. Pour Mahmoud, boxeur de 18 ans, les sparrings (les combats d’entraînement) sont un « moment d’évasion » où il peut oublier les galères quotidiennes. Un espace clos, dans le camp, mais qui aide à l’échappée.

« Les Israéliens pourraient venir un jour pour nous »

À commencer par les difficultés économiques : près de 80 % des réfugiés palestiniens vivent sous le seuil de pauvreté et, selon une récente étude6, l’impact des crises économiques au Liban, que ce soit la dévaluation de la livre libanaise ou l’hyperinflation, a été particulièrement marqué à Chatila. Une grande majorité de familles interrogées dépensent plus que leurs revenus pour leurs besoins essentiels, ce qui les oblige à s’endetter, en premier lieu pour l’alimentation et les soins.

L’offensive meurtrière d’Israël au Liban entre octobre 2023 et novembre 2024, qui a fait plus de 4 000 morts selon l’Unicef, a encore durement dégradé la situation sur place, ce que soutient Dorothée Klaus :

Face à la détérioration rapide des conditions de vie, l’UNRWA a activé une réponse d’urgence : 12 abris ont accueilli 4 550 déplacés internes — Libanais, Palestiniens et Syriens. L’Agence a également poursuivi ses activités essentielles : distribution alimentaire, soins, gestion des déchets et approvisionnement en eau.

Chatila étant considérée comme une zone à risque, Majdi Majzoub a dû fermer le centre pendant un mois et demi. Une fois celui-ci rouvert, après le cessez-le-feu de novembre 2024, plusieurs événements ont dû être annulés du fait de la poursuite des frappes israéliennes au Liban. La chute du régime syrien en décembre 2024 a également été source de mouvements impactant la vie dans le camp, des familles retournant en Syrie, certaines revenant à Chatila, en raison d’une situation pire là-bas.

Pour Majdi, encore plus depuis le 7 octobre 2023 et le génocide en cours dans la bande de Gaza, à l’heure où la normalisation des relations du Liban avec Israël n’est plus un tabou pour certains, « le sport reste un outil de promotion de la cause palestinienne, un moyen de parler de nos injustices ». Chaque date anniversaire — de la Nakba à la journée de la Terre — est commémorée avec éclat de façon à semer des graines de soumoud7 et de résistance dans la jeune génération : « On sait qu’on pourrait être les prochains, les Israéliens pourraient venir un jour pour nous », déclare le coach Mohammed.

En attendant une énième tragédie, les boxeurs peuvent compter sur Majdi et les entraîneurs pour s’évader, même si les compétitions officielles sont impossibles, en raison de leur statut. Un partenariat du centre avec le Boxing Club Lous Pelous, dans le Gard (dans le sud de la France), est en discussion, pour améliorer le niveau technique et tenter de faire participer des boxeurs à des galas en France.

Comme nous le rappelle, depuis Ramallah, Wassim Abou Sal, premier boxeur palestinien à se qualifier aux Jeux olympiques à Paris en 2024, « notre lutte comme Palestiniens à l’intérieur du ring est l’incarnation de notre lutte à l’extérieur ». Il ajoute :

Mes frères et sœurs meurent de faim, nos enfants sont enterrés vivants sous les décombres : j’entends être leur voix sur le ring, et celle-ci se doit d’être forte. Je veillerai à ce qu’elle reste toujours audible.

Un combat porté aussi, aujourd’hui et demain, par les jeunes boxeurs de Chatila.

1La Société libanaise pour le développement et la reconstruction du centre-ville de Beyrouth, créée en 1994 par Rafic Hariri, alors président du Conseil des ministres, se voit attribuer, sans surprise, le marché de reconstruction du centre-ville de Beyrouth.

2«  Quatre heures à Chatila  », texte publié initialement dans le numéro 6 de la Revue d’études palestiniennes, 1983.

3Milice chiite fondée en 1974 et parti politique dirigé par Nabih Berri depuis 1980.

4«  Dans le “cocktail” de Chatila : discours et récits autour d’une perte passée, présente et future  », Ethnologie française, vol. 51, 2021.

5Corps et âme, Carnets ethnographiques d’un apprenti boxeur, Agone, 2014.

6Wafa Issa, Ahmad Dirani, Nizar Hariri, «  Urban Water Poverty : The Case of Shatila & Sabra, Lebanon  », octobre 2024, Institut français du Proche-Orient (IFPO) et Agence française de développement (AFD).

7Terme signifiant le fait de tenir bon face aux vicissitudes de la colonisation.

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