Le pétrole baisse. De 115 dollars le baril au début de l’été 2014, il est passé à 85 fin octobre. Et pourtant le canon n’a cessé de tonner dans les principales zones pétrolières du monde. L’Organisation de l’État islamique (OEI), plus belliqueuse que jamais, s’est installée à cheval sur la Syrie et l’Irak, second exportateur de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP)1. La capitale du Yémen, producteur modeste mais situé dans l’arrière-cour de l’Arabie saoudite (18 % des réserves mondiales de brut) est tombée le 21 septembre tandis qu’au Nigeria (2 millions de barils/jour) Boko Haram, un mouvement armé, défie jusque dans le delta du Niger — où se trouvent les gisements —, un pouvoir vacillant. La Russie de son côté — qui dispute aux États-Unis et à l’Arabie saoudite la place de premier producteur mondial d’hydrocarbures — est sous le coup d’un embargo occidental sophistiqué qui remet en cause ses grands projets d’investissement montés avec des majors internationales comme Exxon, BP ou Total, à cause de la guerre civile en Ukraine. La contrainte est moins forte que sur l’Iran (3 millions de barils/jour) mais à terme tout aussi dangereuse pour le développement de la production mondiale d’hydrocarbures.
Cette cascade de mauvaises nouvelles sécuritaires a conduit de bons esprits à prédire un choc pétrolier à la hausse, les menaces sur les puits faisant en général monter les cours. Début octobre encore, à Washington, les experts du Fonds monétaire international (FMI) envisageaient une hausse des prix du brut de 20 % en 2015 et un impact négatif sur l’activité internationale compris entre – 0,5 % et – 1,5 %. C’est le contraire qui se produit. Dans certains pays producteurs, on tente de l’expliquer par des complots. Sans surprise, Téhéran incrimine des manœuvres saoudiennes en liaison avec le gouvernement américain pour affaiblir les alliés russes et iraniens de Bachar Al-Assad2. Un analyste d’outre-Atlantique, Simon Henderson, pointe des « divisions » au sein de la famille royale à Riyad sur la politique pétrolière du royaume et le renvoi éventuel de son inamovible ministre du pétrole, le docteur Ali Al)Naïmi3. « Aucun événement ne justifie la dégringolade », peut-on lire dans la revue professionnelle Pétrostratégie, (octobre 2014).
Une transformation industrielle profonde
La réalité est plus simple. L’insécurité a pesé moins lourd que l’économie au cours des dernières semaines. La conjoncture, le climat des affaires, se sont affaiblis et les mauvais indices sont multipliés. Si les États-Unis et le Royaume-Uni redressent la tête, la reprise s’étouffe dans les autres pays développés, de l’Allemagne au Japon, tandis que les pays émergents, à commencer par la Chine, ralentissent le rythme quand ils ne calent pas comme le Brésil ou la Russie, condamnés à des taux de croissance anémiques.
À cela s’ajoute une transformation industrielle profonde qu’un économiste américain, Robert Springborg, a baptisé « the energy revolution »4. Le recul dans la production primaire d’énergie du pétrole au profit de ses concurrents est spectaculaire ; en 1973, au moment du premier choc pétrolier et de l’embargo arabe contre les États-Unis et les Pays-Bas, punis pour leur soutien à Israël dans la guerre d’octobre, sa part était de 53 %. Elle était tombée en 2012, dernière année connue, à 36 % alors que la part du gaz passait durant la même période de 19 à 26 % et que la charbon faisait un retour en force inattendu dans la production d’électricité, en raison de son bas prix.
La consommation mondiale de brut a freiné au fil des ans, à commencer dans la zone de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) qui en absorbe une petite moitié. Pendant 20 ans, de 1991 à 2011, la demande occidentale a augmenté de 5 % par an ; pour les dix prochaines années, on table sur une progression rabougrie de 1 % l’an. Les transports, dernier secteur où le pétrole est sans concurrent ou presque, en consomment de moins en moins par kilomètre parcouru du fait des progrès techniques dans l’industrie automobile et aéronautique. Autre révolution, les hydrocarbures non conventionnels, développés actuellement presque exclusivement aux États-Unis, ont éloigné le spectre du peak oil , (pic pétrolier), cette perspective terrifiante où le taux maximum de production devrait être atteint dans quelques années et suivi immanquablement par une baisse inexorable des volumes extraits. En quelques années, grâce au gaz et au pétrole de schiste, ce sont plus de 3 millions de barils/jour, l’équivalent de la production de l’Iran qui sont venus desserrer l’étau et enterrer la théorie.
Quelles prévisions ?
La grande banque d’affaire américaine, Goldman Sachs, en tire la conclusion que l’Amérique a remplacé l’Arabie saoudite comme swing partner producer, c’est-à-dire faiseur de prix, en mesure d’augmenter sa production ou de la baisser selon la conjoncture et dont le poids dans la production mondiale est tel que les autres producteurs n’ont pas d’autre choix que de l’imiter et de s’aligner. C’est peut-être aller vite en besogne, le Conseil de coopération du Golfe (CCG) — que domine Riyad — produit 17 millions de barils/jour, presque deux fois plus que les États-Unis.
Les onze pays membres de l’OPEP préparent activement leur grand-messe annuelle qui se tiendra à Vienne le 27 novembre prochain. L’organisation doit-elle réduire sa production pour sauvegarder sa suprématie sur les marchés ? Pour l’instant, la question ne se pose pas, les stocks de brut comme de produits pétroliers n’ont rien d’anormaux et la surproduction n’existe, disent les sceptiques, que dans la tête des opérateurs. Cependant ces derniers n’ont pas oublié le précédent de 2008 où les cours étaient passés de 113,3 dollars le baril en août à 40,3 dollars en décembre et ils redoutent que le plancher des 80 dollars ne soit enfoncé dans les jours qui viennent.
Mais qu’en sera-t-il en 2015 ? Wall Street voit les cours du baril à 85 dollars au premier trimestre tandis qu’à Londres, la City les met à 115 dollars. Riyad, pour le moment, garde son calme et n’envisage pas de baisser sa production ; les autres membres de l’OPEP n’en ont pas les moyens. Après le Printemps arabe, tous les autocrates pétroliers qui y avaient échappé ont acheté au prix fort la perpétuation du statu quo. Subventions et augmentations massives des transferts sociaux et des traitements des fonctionnaires ont déséquilibré dangereusement leurs finances publiques, alimentées presque exclusivement par la fiscalité pétrolière. Déjà incapables d’équilibrer leurs budgets à 115 dollars le baril, ils ne peuvent envisager d’ajouter à la baisse des prix une baisse de leur production. La seule voie dissonante est venue de Tripoli pour réclamer le 27 octobre à l’OPEP une diminution des exportations d’un demi-million de barils/jours. Mais que pèse la Libye ? Sa compagnie nationale, qui centralise l’argent du pétrole, est à l’ouest aux mains d’un camp et les gisements sont à l’est aux mains d’un autre... Téhéran et Riyad se disent prêts à vivre avec un baril à 90 dollars en 2015. Les autres se taisent. Il reste moins d’un mois à l’organisation pour arrêter sa ligne.
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1L’OPEP, née en 1960, regroupe douze pays pétroliers prêts en principe en cas de besoin à limiter ou à augmenter collectivement leurs exportations (24 millions de barils/jour en 2013) pour assurer la stabilité des cours. Leur part dans la production mondiale est de 43,4 %.
2Dr Hasan Hasanzedeh,« Saudi objectives in the drop of oil prices », Qods, 20 octobre 2014, Mashad, (repris par Summary of World Broadcasts, BBC, Londres).
3Washington Institute, 17 octobre 2014.
4« The energy revolution’s impact on the Arab world », Foreign Affairs, juin 2014.