C’est l’automne. On apprend par les informations que « la Turquie a envahi le nord-est de la Syrie ». Un spectre vieux de 45 ans ressurgit à Nicosie : le 20 juillet 1974, en effet, la ville s’est trouvé divisée du fait de l’invasion de Chypre par la Turquie. Ankara entendait alors « défendre les Chypriotes turcs » après le putsch conduit par la junte militaire au pouvoir à Athènes en vue de rattacher l’île et les Chypriotes grecs à la Grèce. « Vous vous rappelez ce que je disais ? Tous ceux qui arrivent repartent, excepté les Turcs », lance Andreas.
Une nouvelle saison arrive et une nouvelle géographie s’esquisse. Pourtant, il y a quelques jours encore, le septuagénaire Dimitri procédait à son immuable rituel : tous les matins vers 11 heures, il pose sa tasse de café sur une petite table installée devant sa maison, dans « la vieille ville »’ entourée d’une muraille vieille de cinq siècles. Muraille divisée à son tour cet été-là entre un nord rattaché à la « République turque de Chypre du Nord », reconnue par la seule Ankara, et un sud appartenant à la « République de Chypre », qui bénéficie de la reconnaissance de la communauté internationale et de l’affiliation à l’Union européenne.
Il installe deux autres chaises, pour les passants qui veulent se joindre à lui. Lorsqu’on l’interroge sur l’identité de sa ville, il invoque « les images et les souvenirs » qui restent de Nicosie, devenue au fil du temps un symbole de la partition de Chypre. Le regard porté sur la ville se fait romantique « Car contrairement aux cités côtières, Nicosie, ville fortifiée, a toujours été la perle de cette île ». Si cet enseignant à la retraite était né à Saïda, Tripoli ou Damas, il serait devenu le conteur de la ville, commente un ami. « Tu sais, tout tourne autour des histoires, tout le reste, c’est de la foutaise », répond-il en riant.
L’union avec la Grèce
Dimitri raconte que la vieille ville s’est vidée peu à peu de ses habitants en 1964, 1967 et 1974 en raison de l’invasion et des signes précurseurs de la partition qui sont apparus au fil des trois années suivant l’indépendance vis-à-vis du colonisateur britannique. Il en profite pour exprimer au passage son opinion : « A l’époque, la lutte pour l’indépendance n’avait pas pour objectif la libération, comme en Algérie par exemple, mais l’union avec la Grèce ».
Conséquence des événements des années 1960 et 1970, « les habitants ont quitté la Vieille Ville, et leurs logements se sont pour la plupart transformés en ateliers et en usines. Depuis quelque temps, les gens commencent à revenir, mais lorsqu’avec ma femme nous avons acheté notre maison ici, au début des années 1980, on nous a critiqués. On nous disait : “Vous voulez habiter au milieu des maisons closes ?” »
Les gens du « nord » racontent le même genre d’histoires, à cette différence près – capitale — que la région a vu arriver de nombreux Anatoliens venus de Turquie dans le cadre de la politique de turquisation, comme on le rappelle volontiers. « Ici, plus de la moitié des habitants sont aujourd’hui turcs », assure un Chypriote turc qui travaille dans une librairie dans les anciens souks. Et d’ajouter, sur un ton mi-badin mi-sérieux : « La Turquie veut nous achever, et nous rendre de plus en plus religieux et conservateurs ».
Effectivement, « je viens de chez Recep Tayyip Erdoğan », répond ce jeune vendeur de café, dans son stand installé non loin de la statue d’Atatürk dans la Nicosie turque. Un client intervient : « Moi, je suis arrivé d’Adana il y a 25 ans. Je travaillais comme enseignant d’éducation physique ».
Tel un bateau vers la mère patrie
La ville est divisée par une ligne verte, que les Chypriotes ne sont autorisés à franchir que depuis 2003 seulement. Elle a trois appellations : Nicosia en anglais, Lefkosia en grec et Lefkocha en turc. C’est le jeu du nom, pour reprendre l’expression de Bahriye Kemal dans sa présentation de l’ouvrage collectif Nicosia Beyond Barriers : Voices From a Divided City (Saqi Books, 2019) qu’il a dirigé.
Avant 1974, l’île de Chypre était telle « un bateau, dont chacun voulait qu’il navigue vers cette mère patrie ou vers celle-là ». La comparaison est de Giorgos Moleskis, auteur de « La patrie dans la poésie chypriote ».
Le professeur d’histoire Nikos Christofis explique qu’en fait, « tout au long du XXe siècle, alors que la conscience nationale commençait à prendre forme au sein de chacune d’entre elles, les deux communautés chypriotes ont tenu à souligner le caractère soit grec soit turc de l’île. En même temps, elles se sont focalisées sur les massacres commis par l’autre : les Chypriotes turcs se sont concentrés sur les années 1960, lorsqu’ils ont dû fuir sous la violence des Chypriotes grecs, tandis que pour ces derniers, tout a commencé avec l’invasion turque de 1974 et les atrocités qui l’ont accompagnée ».
Toutes ces années ont passé sur Nicosie. « Ainsi ont passé les années — des loups, des mots et des lunes », dit le poète grec Yannis Ritsos dans un vers qui semble avoir toute sa place à Nicosie.
« Au nom de l’île tout entière »
Debout dans son échoppe située à quelques mètres d’un checkpoint, Ahmet constate que « la partie sud-est mieux organisée (…). Ils sont membres de l’Union européenne, ils ont des aides, etc. »
Pourtant, le nord pourrait bien un jour devenir européen à son tour, estime Magali Gruel-Dieudé. En 2004, les autorités chypriotes ont signé l’adhésion à l’Union européenne « au nom de l’île tout entière », souligne cette enseignante à l’université de Lyon, qui rappelle que lors du sommet d’Helsinki en 1999, la Grèce avait fait pression pour l’intégration de Chypre en échange de son absence d’opposition à celle des pays d’Europe de l’Est.
En attendant cette hypothétique « européanisation totale », les deux communautés mènent deux vies séparées, avec peu de choses en commun. L’architecture elle-même est souvent différente. En pénétrant à Nicosie, les Turcs ont créé autour de la mosquée Selimiye un périmètre de sécurité qui inclut le quartier Arab Ahmet, appelé ainsi du nom d’un commandant de l’armée ottomane entré dans la ville à la fin du XVIe siècle. Il semble qu’ils se soient arrêtés là.
L’un des rares points communs entre les deux communautés, ce sont les tags. Une phrase écrite sur un mur du « sud » pourrait tenir lieu de mot d’ordre à cet art : « Laisse une couleur ». Dans l’une de ses nouvelles, Erato Ioannou fait ainsi parler un tag : « Tout ce que je sais, c’est cet état dans lequel je suis […] Je fais partie d’un mur […] Il doit y avoir quelque chose entre les murs et cette ville […] Avez-vous déjà tenté d’échapper au mur ? D’en sortir ? »
Certains l’ont fait. Au-delà des graffiti, des individus s’efforcent d’établir des traits d’union entre les deux parties : la jeune Nicoletta évoque ainsi « des enjeux communs » qui la lient à ses semblables du nord. Un exemple ? « Des enjeux politiques, mais aussi des questions d’ordre éducatif en rapport avec l’histoire qui nous est enseignée de part et d’autre », répond-elle. Il y a aussi Spyros, un photographe professionnel qui a du mal à trouver au sein de sa communauté des clichés « traitant de la question de la partition […)] C’est un défi pour moi, car cette partition, je ne la vois pas dans la ville, du moins pas au travers des gens qui m’entourent ». Il y a également des journalistes qui collaborent entre eux : en 2018, certains ont ainsi participé à un projet en vue de publier « Les mots qui comptent », un petit lexique des termes politiques et sociaux en usage des deux côtés.
Mémoires, histoires et nationalismes
Pour la première fois de l’année, il a plu hier à Nicosie. L’hiver prochain pourrait bien être aussi pluvieux que celui de l’an dernier. Mais à Chypre où, selon Nikos Christofis, « la question peut se résumer à un long processus pour l’édification de deux nationalismes concurrents », ni l’hiver ni aucune autre saison n’auront, en un demi-siècle, réussi à effacer « l’héritage de la violence fondatrice », pour reprendre les termes du philosophe français Paul Ricœur, auteur de La mémoire, l’histoire, l’oubli (Seuil, 2003).
Pour l’académicien chypriote, « la mémoire collective, ou la mémoire sélective, jouent un rôle central [auprès de chacune des deux parties] pour démontrer que l’une a raison tandis que l’autre a tort ». Notre premier échange portait sur l’expression de l’historien et orientaliste français Ernest Renan, que Nicos Christofis a choisie comme devise pour son blog : « L’erreur historique est un facteur essentiel de la création d’une nation ».
— « C’est de votre pays que vous parlez ?
— « Je crois que le mot de Renan est l’un des plus profonds et des plus pénétrants de l’histoire. Il ne s’applique pas seulement à Chypre, mais également à de nombreuses situations de par le monde. Mais en ce qui concerne Chypre, il s’agit d’un élément central du processus d’édification de la nation. »
Ce qui entrave ce processus à Chypre, et dans sa capitale-symbole, c’est peut-être les jeux de la mémoire et des nationalismes, « dont les voix constituent toujours la majorité, tandis que les avancées vers la réconciliation restent marginales », selon Christofis.
« Je n’ai rien contre les Chypriotes turcs, déclare cette propriétaire de boutique sexagénaire du « sud », rencontrée par hasard dans une librairie, mais personnellement, je n’ai aucune envie d’aller dans le nord et de devoir, dans mon propre pays, présenter mes papiers à un pouvoir que je considère comme illégal ».
À côté d’elle, un jeune homme d’une trentaine d’années n’hésite pas à se joindre à la conversation : « Je n’ai de haine pour personne, mais je ne suis allé au nord qu’une seule fois, et j’ai emporté avec moi de quoi boire et manger. Je ne veux rien acheter là-bas à cause de l’occupation ». Il ajoute : « Ma mère a des propriétés dans le nord, mais elles ont été occupées ». La question des propriétés est l’un des points les plus épineux des négociations, organisées en plusieurs phases sous l’égide des Nations unies. La militante Darya Biatli, rencontrée dans un café de la partie nord, affirme que « beaucoup ont tiré profit de la situation). Dans le nord, certains ont amassé des fortunes grâce à des biens appartenant à des Chypriotes grecs ».
Une seule exception, récente, à la règle : le cas de Nikolas Skurides, qui a récupéré dernièrement un terrain de 349 mètres carrés situé dans son village natal du nord. L’intéressé a obtenu gain de cause grâce à la Commission des biens immobiliers du nord, fondée en 2006 pour « traiter les requêtes concernant les propriétés abandonnées ». Mais, répétons-le, il s’agit là d’une exception, et la commission doit statuer sur des affaires interminables.
Une autre sexagénaire raconte son histoire, qui se passe cette fois de l’autre côté de la ligne verte.
— « Nous sommes originaires de la ville de Paphos1. Mon père possédait des vignobles et vendait sa récolte aux producteurs de vin chypriotes grecs.
— « Que sont devenus ces vignobles ?
— « Il n’y en a plus. Étant chypriotes turcs, nous sommes d‘abord partis vers le nord dans les années 1960. Puis, en 1974, nous avons pris la fuite par peur d’être tués.
— « Et à présent ?
— « À présent, nous dormons tranquilles. Je ne crois pas à une réunification. D’ailleurs, mieux vaut rester séparés. »
Mustapha, la trentaine, employé dans une maison d’édition dans le nord, n’est pas loin de partager cette conclusion. Pour lui, la solution passe par la mise en place d’une fédération. Il argumente : « Il faut que la République de Chypre et la République du Nord sortent de leur zone de confort et aillent vers une solution fédérale qui permettrait un partage du pouvoir, mais avec une nouvelle formule en dehors des cadres des deux Républiques ». « On ne reviendra jamais à la situation qui prévalait avant 1974 », assure-t-il, et le « sud » doit comprendre que « plus la paix ou la solution tarde à venir, plus le nord consolidera ses liens avec la Turquie ».
Les obstacles à la paix
Non loin de l’avenue Makarios III — du nom du premier président-archevêque de la République de Chypre —, un journaliste expérimenté ricane à l’idée d’un « reportage sur cette ville, dernière capitale divisée ». « Il y en avait deux. Le mur de Berlin est tombé, il reste celui de Nicosie », répond-il.
Il raconte alors une histoire à propos de Beyrouth : « A la fin des années 1980, la droite nationaliste d‘ici [au sud] croyait naïvement à la fameuse formule ‘’l’ennemi de mon ennemi est mon ami’’. À l’époque, j’ai accompagné une délégation qui se rendait à Beyrouth pour rencontrer Abdullah Oçalan. Nous avons attendu celui-ci trois jours durant dans un hôtel de l’avenue Hamra. Pour finir, ce n’est pas avec lui que la rencontre a eu lieu, mais avec ses représentants. C’était un voyage intéressant ». Nous rions tous les deux.
Alors que je le quitte, une voix étrangère sort d’une rue adjacente. « Padam padam padam…/Il arrive en courant derrière moi/Il me fait le coup du souviens-toi ». La célèbre chanson française résonne de façon étonnamment proche, bien qu’elle n’appartienne ni à l’un ni à l’autre des idiomes de la division chypriote, l’anglais hérité de la colonisation servant de pont pour ceux qui ne se comprennent pas.
La voix disparaît. Rien ne permettra de remonter le temps. Entretemps me parviennent les réponses aux questions que j’avais posées à Ahmet Sözen, président de la chaire de sciences politiques et relations internationales à la Eastern Mediterranean University (au nord), et que je n’avais pu lui poser de vive voix. L’universitaire, qui a pris part à plusieurs rounds de négociations, identifie « deux points fondamentaux sur lesquels les deux communautés chypriotes n’ont pas réussi à dépasser leurs différends : la gouvernance et le partage du pouvoir d’une part, la sécurité et les garanties d’autre part ».
Plus de cinquante ans après les premières négociations entre les deux protagonistes, il subsiste, selon lui, « trois obstacles à une paix véritable et à une solution durable : tout d’abord, l’incapacité des dirigeants et des garants à trouver une formule de règlement. C’est quelque chose de difficile, effectivement, et même si l’on y parvient, on ne sera pas au bout du chemin. Ensuite, la soumission à deux référendums simultanés d’un plan de paix approuvé par les deux parties — ce qui est également très compliqué et, là encore, même si cela se faisait, on ne serait pas au bout du chemin »2.
Enfin, troisième point : « Pour que la solution fonctionne, il faut mettre en place des institutions fédérales souples à même d’absorber les chocs et les conflits entre les deux communautés — ce qui n’était pas le cas des institutions qui existaient en 1960 ».
« Si on avait perdu espoir, on ne serait pas là »
Direction le passage de Ledra Palace dans la banlieue. Ici pas de touristes, pas d’animation comme dans l’avenue commerçante de Ledra. Environ 200 mètres séparent les deux points de passage. Au milieu se trouve la Maison de la coopération, fondée en 2011 et dont les activités s’inscrivent dans le cadre des actions de la société civile pour l’édification de la paix.
Lorsque je lui fais savoir que je me rends à la Maison, le policier grec se contente d’examiner mes papiers : « Alors, vous n’allez pas traverser pour aller en zone occupée ? » dit-il sur le ton de la plaisanterie.
Cette maison appartenait à l’origine à la famille arménienne Manguian, avant d’être vendue. Dans son ouvrage sur Chypre sous le protectorat, l’historien Gail Ruth Hook explique que cette famille, « dont les membres sont arrivés à Larnaka [au sud] en décembre 1920, faisait partie d’un groupe de réfugiés arméniens venus de Belgique. Les frères Haïgaz et Levon ont créé un studio de photographie à Famagouste [située à l’est et dépendant aujourd’hui du nord] avant de s’installer à Nicosie, où ils sont devenus les photographes officiels du gouvernement colonial de Chypre ». C’est probablement dans les années 1950 qu’ils ont construit cette maison.
Aujourd’hui, les responsables de la Maison décrivent leur action comme « une incitation à l’entraide loin des contraintes et des clivages ». Oui, mais de quelle manière ?
➞ « Cela commence par cet espace matériel, que tout un chacun peut fréquenter. Même ceux qui ne peuvent passer d’une partie à l’autre ont la possibilité de se rencontrer ici, explique la militante Rozgar, au bureau d’information. « L’idée est également de rassembler les gens sur la base des préoccupations et des passions communes », poursuit-elle. « Lorsque j’ai dit au chauffeur de taxi que je venais ici, il m’a dit : ‟Oui, je connais. C’est là où on vend de l’espoir”. Je ne sais pas si c’est une bonne ou une mauvaise chose. Mais disons que, globalement, si on avait perdu espoir, on ne serait pas là. »
Autre jour autre lieu : Dimitri ramasse ses affaires. Sa petite séance quotidienne s’achève. Tandis que l’appel à la prière sort de la mosquée voisine, il me fait signe de le suivre. Derrière chez lui se trouve le petit tombeau d’un saint. « Les gens passent ici le matin pour recevoir sa bénédiction. Ils pensent qu’il s’agit d’un mausolée orthodoxe historique, alors qu’en réalité, il était jadis catholique. Ce que je veux dire, c’est que quand on était petits, on nous apprenait que Chypre était un carrefour de civilisations, mais on a oublié de nous fournir les détails. Les historiens veulent nous prouver que nous sommes grecs, mais sous les identités actuelles se cachent bien d’autres identités. »
— « C’est vrai, l’histoire de Chypre n’est pas monochrome, ni même bicolore. Mais Dimitri, pensez-vous que la paix soit proche ?
— « Je ne sais pas. On y arrivera peut-être un jour. Regardez ce qui se passe aux États-Unis et en Europe : on revient aux nationalismes. J’ai vu un jour un documentaire sur Beyrouth, qui disait la même chose, qu’il n’y aurait plus de guerre civile. Mais c’est trop tard, le monde marche en sens inverse. »
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