L’espace d’un instant, les révolutions du Printemps arabe ont semblé rompre avec une longue tradition de colonialisme, de conflits et de gouvernance autoritaire au Proche-Orient et en Afrique du Nord (région MENA). L’Occident, fort heureusement, a saisi astucieusement cette occasion historique et mis en place un vaste programme d’investissement, d’éducation et d’échanges, au lieu de recourir à une approche plus traditionnelle, consistant à condamner rhétoriquement l’autoritarisme et à bombarder la Libye. Une approche réfléchie, suivie par une critique décisive de l’Arabie saoudite dans le New York Times, fustigeant l’engagement politique du Royaume-Uni et des États-Unis auprès de pays comme l’Égypte ou l’Arabie saoudite en soutien aux violations incessantes et à grande échelle des droits humains, et un positionnement occidental toujours cohérent vis-à-vis de la Palestine. Malgré tous ces efforts, la rupture ne devait pas avoir lieu. Aujourd’hui, les perspectives d’une meilleure gouvernance dans la région MENA se heurtent de nouveau à la fragmentation et au « retour de l’autoritarisme ».
Le bon sens laisse penser qu’autoritarisme et fragmentation perdureront, en dépit du fait qu’ils sont inadaptés pour relever les nombreux défis socio-économiques de la région. Tout espoir n’est pourtant pas perdu. De même que les partis (tels que le Front national français) et les gouvernements (comme en Hongrie) nationalistes-populistes occidentaux se sont avérés plutôt doués pour obtenir des subventions européennes et des financements étrangers tout en polarisant leurs propres sociétés et en affaiblissant l’État de droit, leurs cousins autoritaires et divisés de la région MENA se montrent tout à fait capables d’innover dans la génération de nouveaux revenus. Non sans quelque ironie, nous considérons ici de plus près cinq procédés qui ont tout particulièrement retenu notre attention.
Mener une purge « anti-corruption »
Nous attribuons à la récente « purge anti-corruption » de l’Arabie saoudite la première place du classement en matière d’innovation. Ce mode stratégique de génération de revenus a permis d’injecter la somme spectaculaire de 106 milliards de dollars (plus de 86 milliards d’euros) dans les caisses de l’État saoudien en l’espace de quelques semaines à peine. Il aura fallu pour cela procéder à l’arrestation de quelques-uns des hommes les plus riches du Proche-Orient pour leur proposer ensuite d’échanger leurs richesses contre leur liberté. Notez que ce chiffre correspond à peu près au volume du PIB du Maroc ou de l’Ukraine. Compte tenu d’un déficit annuel d’environ 50 milliards de dollars (40,62 milliards d’euros), ce pays va pouvoir respirer tranquillement durant les deux prochaines années sans avoir besoin de se serrer la ceinture. Des analystes étrangers se sont certes demandé si cette purge n’était pas en réalité une prise de pouvoir masquée, mais les vraies inquiétudes du côté d’un Occident somme toute assez peu perturbé ont porté sur la confiance ébranlée des investisseurs ainsi que sur l’impact de l’arrestation du prince Al-Walid quant à sa participation sur Twitter.
Notre bilan : prévoir une augmentation ponctuelle de 106 milliards de dollars tout au plus, avec une cote de difficulté de 7 sur 10. Requis : une branche locale du Ritz-Carlton pour collecter les « aveux ».
Prétendre encaisser des revenus fictifs
En seconde position, les gouvernements de pays mal dirigés ont pour coutume de dépenser sans compter puis de demander un allègement de leur dette auprès du Club de Paris, après avoir épuisé la patience des marchés financiers internationaux. Les pays occidentaux encouragent cette pratique en accordant leurs prêts contre quelques réformes fiscales symboliques. Puis ces dernières ont tendance à être rapidement oubliées. Il s’agit là vraisemblablement de préserver la stabilité mondiale, et l’Afghanistan, la République démocratique du Congo (RDC) et le Mali comptent parmi les bénéficiaires. Fidèle à sa réputation de négociant averti, le gouvernement libanais vient tout juste de porter cette stratégie à un tout autre niveau en prétendant avoir perçu 200 milliards de dollars (162,48 milliards d’euros) depuis une exploration gazière offshore sans même disposer d’un seul puits d’exploration. La Banque Audi a alors réalisé une formidable innovation financière — en tant qu’« institution financière indépendante » — en produisant une estimation « fiable » de cette source de revenus non prouvée, en partie située sur une frontière contestée — et d’utiliser immédiatement cet argent pour « stimuler l’économie ».
Notre bilan : prévoir un versement unique et culminant à 200 milliards de dollars (163 milliards d’euros) avec une cote de difficulté de 9 sur 10. Requis : une bonne aptitude à la vente et une histoire que les gens ont envie de croire.
Louer des terres à des armées étrangères
La troisième place revient à une variante de la manœuvre « penser global, agir local ». Les petits pays doivent en effet être créatifs pour espérer générer des revenus conséquents. Des pays européens comme le Liechtenstein, le Luxembourg et même les Pays-Bas ont trouvé leur veine en tant que paradis fiscaux, mais ce genre d’opportunité reste limité dans des États fragiles ou autocratiques. Djibouti a mis au point une nouvelle façon d’aborder le problème. Bien que manquant de terres arables, le pays dispose d’un littoral sablonneux le long du très fréquenté golfe d’Aden. Celui-ci se situe également à deux pas des conflits au Yémen, en Somalie et au Soudan du Sud. Djibouti a ainsi su capitaliser sur cet emplacement en louant des terres à des armées étrangères. Il accueille aujourd’hui des bases militaires de la France, de l’Italie, du Japon, de l’Arabie saoudite, des États-Unis et de la Chine. Ne voulant pas être en reste, l’Inde, la Russie et la Turquie semblent également intéressées. Les bases les plus chères rapporteraient, selon les rumeurs, dans les 20 à 100 millions de dollars (16,3 à 82 millions d’euros) par an. L’ensemble de ces sommes pourrait bien générer la moitié des recettes annuelles du gouvernement. Une seconde alternative pour les pays plus grands consiste à devenir un allié militaire privilégié des États-Unis — pensons au Pakistan, à Israël ou à l’Égypte — ce qui leur garantit des milliards en aide militaire directe, quelle que soit la qualité de leur gouvernance.
Notre bilan, pour la variante « petit pays » : prévoir une rente modeste, mais régulière, de 10 à 300 millions de dollars (8 à 245 millions d’euros) par an avec une cote de difficulté de 4 sur 10. Requis : un terrain immobilier géostratégiquement pertinent.
Organiser une conférence des donateurs
Une quatrième stratégie consiste à organiser une « conférence des donateurs » dans le but d’inviter la communauté internationale à endosser le coût de la reconstruction, suite à un conflit dans lequel le gouvernement hôte est au moins en partie responsable. D’ordinaire, ces conférences permettent de collecter un mélange de vagues promesses d’aides, de prêts concessionnels et de prêts commerciaux qui profitent grassement aux entreprises occidentales. L’Irak a su reproduire ce grand classique lors de sa conférence du Koweït en présentant un programme de reconstruction digne de ceux de la Banque mondiale. Témoignant d’une parfaite maîtrise du discours de l’aide, il a éludé des problèmes décisifs tels que la marginalisation sunnite et l’autonomie kurde. À titre d’exemple, plusieurs participants à cette conférence ont indiqué dans une correspondance confidentielle avec les auteurs que le gouvernement irakien concentrait délibérément les investissements dans les régions chiites et que le premier ministre Haïder Al-Abadi bloquait de fait les mesures anticorruption les plus urgentes, destinées à réduire le niveau de mainmise des élites chiites sur l’État irakien. L’Irak a néanmoins réussi à obtenir environ 30 milliards de dollars (24,4 milliards d’euros) en tirant parti de son brillant emballage. Pas mal, vu que ce chiffre équivaut à environ la moitié des revenus pétroliers de l’Irak en 2017.
Notre bilan : prévoir entre 4 et 30 milliards de dollars (entre 3,25 et 24,4 milliards d’euros) chaque décennie avec une cote de difficulté de 4 sur 10. Indispensable : un conflit antérieur ou une catastrophe humanitaire.
Produire, vendre ou faire transiter de la drogue
Si tout cela venait à échouer, un pays peut toujours utiliser ses privilèges d’État pour gagner de l’argent grâce au commerce illicite de drogues, essentiellement nourri par une demande occidentale. Les plus chanceux, comme l’Afghanistan (opium), le Liban (haschich ) ou le Maroc (cannabis) peuvent s’engager directement dans la production. Par exemple, en Afghanistan, de nombreux cultivateurs de pavots sont taxés dans le cadre d’un processus qui « implique pratiquement tout le gouvernement ». Mais il y a aussi la possibilité de s’engager dans la chaîne d’approvisionnement mondiale en se servant des forces de l’État, de passeports diplomatiques et de registres maritimes. Par exemple, le département de la justice américain vient tout juste d’affirmer que le corps des Gardiens de la révolution iranien et le Hezbollah étaient impliqués dans des opérations massives de contrebande de stupéfiants aux États-Unis. Si cela est vrai, cette manœuvre aurait de surcroit l’avantage d’offrir un moyen pour contourner les sanctions. Les intermédiaires criminels et les entreprises offshore respectables situées dans des endroits comme la Barbade ou les Bermudes seront alors heureux de pouvoir donner un coup de main. Pour plus d’effet, on peut encore copier le manuel malien1 et faire atterrir un Boeing 727 plein de cocaïne dans le désert avec des autorités disposées à bloquer les enquêtes.
Notre bilan : prévoir 0,5 à 5 milliards de dollars (0,4 à 4 milliards d’euros) par an avec une cote de difficulté de 3 sur 10. Requis : des atouts dans la production ou le transit.
Les stratégies novatrices de collecte de fonds pour des États à court de liquidités ne manquent certainement pas au Proche-Orient et en Afrique du Nord. Les intérêts commerciaux mondiaux, la concurrence géopolitique et la demande occidentale d’opiacés constituent de toute évidence des partenaires utiles pour la kleptocratie et l’autocratie. La duplicité dans la gestion internationale des crises et la consolidation de la paix — en faisant juste ce qu’il faut pour éviter d’être accusé de se contenter de se tenir à l’écart et de contempler — perpétue un cercle vicieux de misère avec quelques pansements de fortune appliqués ici et là. Cela semble parfaitement convenir à de nombreux gouvernements de la région MENA et de pays occidentaux.
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1NDLR. Il s’agit d’un manuel d’instructions confidentiel écrit par Abdelmalek Droukdel, l’émir d’Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI) et adressé aux combattants. L’Associated Press a trouvé trois des six chapitres de ce document dans un bâtiment qui avait été occupé par les membres d’AQMI à Tombouctou.