Motus et bouche cousue : le milliardaire franco-israélien des télécommunications et des médias est un homme muet, du moins pour la presse. Du genre à éviter les journalistes, à grommeler rien qu’en les croisant, à la manière du patron de presse imaginé par Franck Capra dans La blonde platine (1931), qui méprise tellement les journalistes qu’il croit pouvoir les acheter pour 50 dollars. Changement d’époque : Patrick Drahi ne corrompt pas, il achète des rédactions entières, à Paris comme à Tel-Aviv. Le nouveau tycoon mondial du téléphone, du câble et des médias est désormais le patron d’un groupe qui compte près de 55 000 salariés dont plusieurs centaines de journalistes.
Patrick Drahi est sur répondeur. Il ne donne pas suite aux questions d’Orient XXI sur ses affaires en Israël, malgré nos relances auprès de son porte-parole, Arthur Dreyfuss, ancien du Quai d’Orsay et de l’agence de publicité Havas WorldWide, deux bonnes écoles de langue de bois. Affaire de tempérament ou savant calcul, Drahi préfère l’ombre à la lumière. Discret en France, il a cependant présenté en détail sa stratégie sur l’avenir de SFR, le second opérateur de téléphonie qu’il contrôle depuis le printemps 2014,devant la commission des affaires économiques de l’Assemblée nationale le 27 mai. Et la presse française lui consacre de nombreux articles où revient en boucle cette idée qu’Israël a été pour Drahi le « laboratoire » de ses visions industrielles.
Rien de tel en Israël, où il est pour le public un illustre inconnu, bien qu’il soit devenu cette année l’homme le plus riche du pays. Riche et pas célèbre ? Curieux paradoxe. Âgé de 52 ans, Drahi cite Albert Einstein en adaptant « sa plus belle équation de la relativité : Soit A un succès dans la vie, alors A = x + y + z, avec x = travailler, y = s’amuser, z = se taire. »1. En Israël, son pays d’adoption, il se tait donc. « Il pourrait presque faire penser à un agent du Mossad, plaisante à moitié un ami israélien. Tellement transparent que cela en devient suspect ». « En Israël, tout petit pays, c’est très facile de se faire un nom, ne pas le vouloir est beaucoup plus difficile », ironise un journaliste. Pas une couverture de magazine, pas une interview dans la presse de Tel-Aviv, pas un débat télévisé, pas non plus de première à l’opéra. Cette discrétion médiatique sonne presque faux dans ce pays qui raffole du people et des success stories, adore aussi les nouveaux arrivants étalant de bon cœur leur foi sioniste. Drahi, installé depuis six ans en Israël — où il ne réside cependant que par intermittence — devrait être un bon « client » pour les médias israéliens.
Une seule fois, en recevant en mars 2015 le prix du mont Scopus récompensant son action philanthropique en faveur de l’université hébraïque de Jérusalem, Patrick Drahi a évoqué ses premiers jours en Israël : « En 2008-2009, c’était la crise, et je voulais investir aux États-Unis. C’était le bon moment . Je vais à New York. Mais je me dis, c’est trop grand pour moi. Et on m’appelle pour me dire qu’il y a un truc à faire en Israël. J’arrive et je vais à la tour Millenium à Tel-Aviv, puis je vois des tours partout. Ça ressemble à New York. Je descends dans la rue et c’est le bazar. C’est le souk, cela me rappelle Casablanca. Bref, je me retrouve dans un mélange de New York et de Casa. Je suis comme à la maison. »2. Son représentant en Israël, Patrice Giami, confiait en 2014 au journal Le Monde que pour son patron « s’implanter ici était initialement une décision très rationnelle en rapport avec une opportunité industrielle. Puis est venu un intérêt, un attachement beaucoup plus sentimental pour ce pays, son état d’esprit et le projet qu’il incarne… »3. Clin d’œil sentimental en France, Drahi a donné le nom de Zive au tout nouveau service de vidéo à la demande de SFR. Zive, prénom hébreu se traduisant par « splendeur » ou « luminosité »…
Drahi est israélien de cœur mais aussi de nationalité depuis 2013. Pour le peu qu’il s’affiche ici, le milliardaire semble « un gars plutôt sympa et cash, qui sort tranquillement dans les restaurants de Tel-Aviv », assure l’un des rares journalistes l’ayant rencontré. « On a mangé en famille à la marocaine dans un restaurant de Neve Tzedek », charmant quartier du sud de la ville, raconte Johan Hufnagel, directeur des éditions de Libération, convié en février à Tel-Aviv par Drahi avec ses collègues de la direction du journal, Laurent Joffrin, Alexandra Schwartzbrod et le directeur général Pierre Fraidenraich. Pour « faire connaissance ». Rien de formel. Outre le dîner, l’équipe de Libération aura droit à une visite des locaux de i24News, une rencontre avec Shimon Pérès, une visite de Jérusalem. Pas un mot sur le contenu du journal, ni sur sa couverture de l’actualité Israël-Palestine, « sur laquelle il n’est jamais intervenu », assure Hufnagel. Juste faire découvrir ce pays qu’il aime. Et sur lequel Alexandra Schwartzbrod, qui a été correspondante à Jérusalem, écrit des papiers sévères, fort peu sionistes au sens où l’entend la droite israélienne. Peu importe pour Drahi qui ne cache certes pas son empathie sioniste mais ne la proclame pas, se contente de « vouloir montrer au monde le vrai visage d’Israël »4. Sa vision « sentimentale » lui permet de ne jamais s’engager sur les sujets qui fâchent. De l’occupation de la Palestine au racisme de la société, du poids des religieux au modèle de croissance, ils brossent un « visage » du pays peu flatteur.
Mais si Drahi est silencieux, sa chaîne d’infos en continu i24News qui émet en arabe, anglais et français parle pour lui. Son objectif, directement inspiré du modèle qatari d’Al-Jazira : proposer « un regard depuis le cœur de la société israélienne » sur le monde et le Proche-Orient, explique son directeur, Frank Melloul. Sur i24News, on défend Israël de manière sobre mais déterminée. Derrière le soft d’une chaîne à l’habillage soigné et les trois plateaux qui diffusent simultanément en trois langues, il y a le hard : une ligne éditoriale tout à fait pro-israélienne, outil politique dans un paysage des médias en recomposition.
Au delà, sa discrétion s’explique aussi par des affaires sur place qui ne sont pas forcément florissantes. Sa compagnie Hot, qui propose le quadruple play, c’est-à-dire une offre commerciale rassemblant téléphone fixe et mobile, télévision et internet, affiche certes des résultats flatteurs mais son image auprès du public est très mauvaise, en raison d’innombrables bugs. Et elle vient de se faire souffler le rachat de son concurrent Golan par son rival Pelephone. Sa chaîne télé est officiellement promise à devenir « le bras international du groupe Altice », poursuit Melloul. Dans les faits elle lui coûte « un bras » : 50 millions d’euros par an, sans que l’audience soit au rendez-vous. Pas grand chose à l’échelle de la fortune de Drahi, mais énervant pour un homme qui, commente Johan Hufnagel, « a une vision bussiness qui consiste d’abord à mettre les boîtes à zéro ». Les lourdes pertes de i24News — même si Frank Melloul promet « l’équilibre dans les deux prochaines années » — ne peuvent donc que chatouiller son « pragmatisme » en matière de gestion, selon le mot d’un collaborateur du groupe Altice. « Il déteste perdre », résume-t-il. « Son savoir-faire en matière de réduction des coûts et de gestion est unanimement reconnu », résume aussi Les Échos5.
L’homme le plus riche d’Israël
Ce « pragmatisme » lui a permis de devenir en 2015 l’homme le plus riche d’Israël, au nez et à la barbe des vieilles dynasties du pays comme des nouveaux riches de la privatisation et de la high-tech. Mais pas le plus connu. « Drahi, ah oui, le type des télécoms, il ne se fait pas remarquer », dit un député de gauche. « Il paraît qu’il passe de temps à temps à Tel-Aviv, ajoute un journaliste, mais c’est toujours incognito ». « Ton Drahi, il n’intéresse personne ici, explique un collègue de l’AFP. Il ne s’est pas lié à des clans politiques, reste à l’écart du débat public ».
Sa double nationalité française et israélienne est systématiquement signalée par les médias israéliens, mais c’est un statut assez banal dans ce pays où plus de 700 000 personnes, soit en gros 10 % de la population, disposent d’une double nationalité6. L’un de ses anciens avocats, Me Alexandre Marque, qui a fini par intégrer son état-major de Genève il y a quelques semaines, précisait même en 2013 à Challenges que Drahi avait choisi la nationalité israélienne et renoncé à la française. L’avocat était ensuite revenu sur la révélation de ce qui était sans doute une bévue « sentimentale » de son patron. Car en Israël la fiscalité des grandes fortunes, sans être abominable, est plus lourde qu’en Suisse — et spécialement à Zermatt, où Drahi est officiellement domicilié. Il y a obtenu le statut envié, précise un collègue suisse, de « résident fiscal », et possède un appartement dans cette morne station du Valais aux taux d’imposition particulièrement doux.
Drahi est un homme de nulle part qui a débuté en France, réussi en Israël et passe à présent à la conquête du monde. Ses holdings personnelles se trouvent au Panama et à Guernesey (paradis fiscaux)7, le groupe Altice qu’il contrôle à près de 60 % est coté à la bourse d’Amsterdam depuis janvier 2014, et le tout est dirigé depuis Genève. Il y a installé son état-major d’une quinzaine de personnes, et habite une belle maison à Cologny, la plus chic des banlieues. À Tel-Aviv, il a acheté un vaste appartement dans la tour One Rothschild, coûteuse adresse en bas de la plus célèbre avenue de la ville. Mais pas la plus bling-bling dans une ville où le prix de l’immobilier de luxe dépasse 20 000 euros le m2. Le plus souvent, il est dans son jet privé et sillonne le monde, 700 heures par an selon les calculs des Échos. Ses filiales israéliennes, qui représentaient il y a deux ans plus du quart du chiffre d’affaires de son groupe, sont devenues modestes dans son nouvel empire. Le chiffre d’affaire annuel de Hot est d’environ 900 millions d’euros, celui de i24News anecdotique à l’échelle d’Altice, dont le chiffre d’affaires grossit avec les achats des derniers mois dans le câble aux États-Unis (Cablevision puis Suddenlink). Il devrait s’établir à 31 milliards d’euros pour 2015, avec des dettes de 40 à 45 milliards d’euros.
Cet endettement majeur et les opérations financières acrobatiques pour s’offrir Numericable-SFR, Virgin Mobile, Portugal Telecom, Libération, L’Express puis les câblo-opérateurs américains, inquiètent même les banques d’affaires. Goldman Sachs note que Drahi a dû emprunter à des taux grimpant jusqu’à 10 % pour acquérir Cablevision (pour 17,7 milliards d’euros). Pour réduire son endettement, la banque recommande au groupe de poursuivre sa politique de réduction des coûts. Et ce métier de cost-killer piloté par les banquiers d’affaires, l’entrepreneur l’a exercé chez Hot. De 5 000 en 2012, les salariés sont moins de 2 500 aujourd’hui. Drahi a fait sa marge sur une purge sociale.
Dans les méandres des holdings
Avec une ironie amère pour les anciens salariés de Hot, Drahi a baptisé la holding de tête de ses affaires israéliennes « Cool Holding Limited » (elle-même filiale d’une sous-holding luxembourgeoise filiale d’une autre holding luxembourgeoise, etc. jusqu’à la holding panaméenne). Cela n’est pas anecdotique dans un pays qui dépense des millions d’euros chaque année en marketing et en publicité pour améliorer une image déplorable sur la scène internationale. L’un des vecteurs de propagande de l’ambassade israélienne à Paris s’appelle d’ailleurs coolisrael.fr. Il est dédié à la « cool attitude » vantée par les magazines du monde entier (« Tel-Aviv, la ville qui ne dort jamais », « la start-up nation ») et qui séduit tant Drahi, mais n’est que le cache-sexe de l’occupation, de la régression sociale et de la dureté d’une société de plus en plus raciste et intolérante.
Tout pourrait laisser croire que 2015 aura été une année « cool » pour Drahi, au moins en France. Il vient de parachever la prise de contrôle de SFR — fusionnée avec Numericable —, celle de Libération. Il mène une purge d’ampleur dans le groupe Express, s’est offert le magazine Stratégies consacré à la publicité, et surtout s’est associé avec Alain Weil, qui lui apporte à terme le contrôle de deux médias d’influence, BFM TV, la première des chaînes d’information en continu et RMC , une radio à l’audience moyenne de 8 %.
Pourtant en Israël, la constitution en moins d’un an de cet important groupe de médias en France est passée inaperçue. Quelques lignes dans Haaretz et Globes, l’équivalent local des Échos, rien dans le Jerusalem Post. Dans ce pays où 90 milliardaires contrôlent plus de 75 % des richesses du pays, c’est a priori paradoxal. Selon le classement Forbes 2015, il serait à la tête de 16,5 milliards de dollars, ce qui fait de lui la 57e fortune mondiale, la 5e fortune française et la première fortune israélienne. Pour sa part Challenges évalue en juillet 2015 sa fortune à 16,7 milliards d’euros, tout en considérant que « son patrimoine est inestimable, au sens propre »8. Inestimable car planqué dans les méandres des holdings, mais aussi parce que son groupe, en France comme en Israël, est basé sur un pari, celui de la convergence des médias, c’est-à-dire de l’association des « tuyaux » et des « contenus ». Même si l’échec de Vivendi Universal et de Jean-Marie Messier, qui avait basé sa stratégie industrielle sur la « convergence » au tournant du siècle, a refroidi les esprits, force est de constater que plusieurs milliardaires y croient à nouveau dur comme fer, à commencer par Patrick Drahi. La bagarre est ouverte à Paris, comme à Tel-Aviv, et c’est sur ce pari que l’homme joue sa fortune.
L’opérateur de téléphonie Hot
Car cette convergence qu’il prépare en France, Drahi la met également en œuvre en Israël. Dès 2009, il rachète trois câblo-opérateurs et les fusionne à la hache. Drahi lance ensuite Hot Mobile en 2012, tout en investissant dans la fibre optique. Rapidement, Hot devient le troisième opérateur de téléphonie du pays et contrôle 60 % du marché de la télévision payante, grâce à des offres quadruple play. Or, un peu comme les télévisions privées en France ont des obligations de production cinématographique, les câblo-opérateurs israéliens doivent investir dans la production télévisée. Avec des séries comme Connected, Astur, et surtout La famille Zagouri, qui met en scène deux familles, l’une juive d’origine marocaine et l’autre de Palestiniens de l’intérieur, Hot va imposer des succès auprès du public populaire. La compagnie investit en 2014 près de 200 millions d’euros dans la production audiovisuelle, soit 21 % de son chiffre d’affaires. De plus, grâce à des coûts de production serrés — 250 000 dollars l’épisode, contre près de 3 millions aux États-Unis — et à des tournages en anglais, les séries Hot s’exportent massivement.
Outre cette belle rentabilité, Hot a contribué ces dernières années à renforcer le dynamisme de l’industrie de l’entertainment en Israël, très connecté à Hollywood, mais aussi aux centres de production européens. C’est aussi une arme redoutable contre le boycott culturel, la hantise du gouvernement israélien. Comment faire boycotter des séries diffusées dans 70 pays, qui montrent des réalités sociales, politiques fort différentes de la propagande officielle ? Misère, dépression, angoisse d’un avenir incertain, racisme : une partie de ces séries racontent un pays déchiré par la haine.
Mais cette position dans une industrie stratégique en Israël lui est très utile car les choses vont moins bien côté téléphone. L’affrontement sur les tarifs avec son plus féroce concurrent, Golan, dont Xavier Niel, le patron de Free en France est un important actionnaire, continue de faire des dégâts. Golan est dirigé par Michaël Golan, resté dans l’histoire de la presse française comme le cost-killer du Monde, sous son nom d’alors de Michaël Boukobza, alias « Bazooka ». Il s’est ensuite installé en Israël, a changé de nom et s’est d’abord allié avec Patrick Drahi, avant de le trahir et de lancer une compagnie concurrente, Golan Telecom. L’inimitié entre eux remonte à cette époque. Mini-vengeance, Drahi s’est rapproché en Israël de Jérémie Berribi, un as de la finance qui a longtemps conseillé Xavier Niel, patron de Free, pour ses investissements, avant de s’éloigner de lui.
Affaibli par la guerre des prix, n’ayant pas réussi à atteindre une taille critique, Golan Telecom a été mis en vente. Hot était sur les rangs, mais Golan et Niel lui ont préféré Pelephone, le leader de la téléphonie mobile en Israël. L’opérateur a racheté Golan le 1er novembre pour environ 240 millions d’euros. Pelephone est désormais à la tête de plus de 3,5 millions d’abonnés au mobile, contre 1,2 pour Hot. Une longueur d’avance déterminante sur un marché aussi volatile, d’autant que Hot doit améliorer son image déplorable. Son réseau est unanimement détesté par le modeste mais significatif échantillon interrogé à Tel-Aviv. Hot a certes cassé les prix et fait découvrir aux consommateurs le quadruple play. Mais Drahi a négligé le service clients — la hotline qui peut rendre fou. Mais quelques centaines de clients mécontents s’exprimant en hébreu sur les forums d’Internet ne suffisent pas à vous pourrir une réputation, surtout dans un pays où les gens haussent le ton pour un oui ou pour un non. Toutefois, conscient du problème, le président de Hot, Ilan Tzahi, vient d’annoncer des investissements « substantiels » dans le service clients.
La chaîne pro-gouvernementale i24News en difficulté
Si Hot ne va pas très fort, i24News va très mal. Son principal titre de gloire est d’être installé dans un hangar rénové du port de Jaffa loué à la municipalité, ce dont la chaîne a fait un argument publicitaire. Au cœur de la ville arabe, le port et ses vastes cafés incarnent cette cool attitude typique d’une Tel-Aviv réputée hédoniste. Cette localisation permet à i24News de mettre en avant la coexistence entre juifs et Arabes dans la rédaction ; c’est faire fi des tensions propres à la gentrification de Jaffa. « Nous employons ici 250 personnes de 35 nationalités, explique son directeur Frank Melloul. Juifs, chrétiens et musulmans, travaillent ensemble dans la même rédaction, pour favoriser la synergie, avec des régies spécifiques, des présentateurs et des chefs d’édition par langue ».
i24News dépense 50 millions d’euros par an, à la charge du groupe Altice, chiffre que Melloul refuse de confirmer mais qu’il ne dément pas non plus. Il promet que la chaîne sera à l’équilibre dans deux ans, mais au vu des audiences cela semble tenir du pari perdu d’avance. Le directeur revendique plus de 2,6 millions de visites par mois en France, où sa chaîne serait « devant LCI sur les CSP +9pendant le prime time de 19-21h ». Cependant, selon les chiffres de Médiamat’ Thématik, qui mesure l’audience des chaînes sur le câble, le satellite et l’ADSL10, son audience en France est inférieure à 0,1 %, soit quelques dizaines de milliers de personnes.
Alors i24News est-elle pour Drahi une impasse financière dont il va se retirer rapidement, maintenant qu’il a pratiquement mis la main sur l’autrement puissante BFMTV très regardée à l’international, notamment au Maroc, en Algérie et… en Israël ? C’est ce que pensent de nombreux observateurs à Tel-Aviv. « Je n’ai pas de statistiques, évidemment, m’explique un retraité francophone de Tel-Aviv, mais je vous assure que ceux qui parlent français ici regardent pratiquement tous BFM ». i24 News a le double défaut d’être trop mollement pro-israélienne aux yeux des inconditionnels, tout en l’étant beaucoup trop pour les autres. Nulle neutralité donc à l’écran, au delà de ce morne ronron télévisuel et consensuel aussi ennuyeux que la mondialisation que la chaîne incarne du point de vue israélien. On y parle « implantations » et non pas « colonies », et ce marqueur linguistique résume le plus souvent le point de vue en Israël. Les jolis présentateurs et présentatrices débitant de la dépêche sur des images d’agences, les plateaux maigrichons limités à la présence de francophones de Tel-Aviv et de personnalités de passage, comme récemment le ministre de l’économie Emmanuel Macron, ne suffisent pas à construire une audience digne d’un investissement de plusieurs dizaines de millions d’euros.
Une ambition politique
Mais il n’est pas sûr que la conquête d’une audience mondiale soit le véritable objectif de Drahi, qui pourrait préférer faire de i24News un levier politique en Israël même. Cela implique de mettre « les mains dans le cambouis médiatique local », selon le mot d’un confrère. Pour l’instant la chaîne est aussi muette en Israël que Drahi, pour des raisons de législation sur l’audiovisuel et la télédiffusion — hormis sur la Toile. Cependant le ton lisse mais très pro-israélien de la chaîne sert Drahi. En effet, le gouvernement Nétanyahou, coalition de droite extrême et d’extrême droite est plus qu’agacé par les chaînes 2 et 10, leaders en matière d’information. Elles sont quasiment considérées comme gauchistes et pro-palestiniennes, dirigées par ceux que la ministre de la culture Miri Regev qualifie de « self hated Jews ». Or Benyamin Nétanyahou pourrait modifier la loi sur la télédiffusion et permettre à i24News d’émettre en Israël si en échange Patrick Drahi lui donnait un petit coup de main éditorial.
En attendant, Drahi a expédié un commando sur le port de Jaffa, avec un cost-killer, Patrick Cohen, et un rédacteur en chef pour l’antenne française, Paul Amar. Cette gloire de l’information télévisée « à la papa », plus connue pour sa déférence que son impertinence, sera-t-elle l’artisan du ralliement à Bibi ? Un diplomate résume la situation : « i24News ne sert à rien, sauf aux projets de Drahi. Personne ne croit à ses niaiseries de dialogue entre les peuples et les langues. Or Drahi ne semble pas être le genre d’homme à perdre « pour des prunes » des millions d’euros. Alors oui, il va entrer dans la danse de Bibi ». Pour complaire au premier ministre, Drahi pourrait s’allier à Arnon Moses, l’une de ses rares relations connues. Le propriétaire du principal quotidien, Yediot Aharonot et du site Ynet (Ynetnews.com ou Ynet.co.il en hébreu) est lui aussi un partisan convaincu de la « convergence » des médias. Un journal, une télé, un site web : voilà qui a une certaine logique, et offre une issue à i24News, qui se lancerait alors en hébreu. Certes, Moses n’est pour le moment pas en cour auprès de Nétanyahou, qui lui préférait un autre magnat des médias, Sheldon Adelson, le « roi des casinos » de Las Vegas et Macao. Âgé de 82 ans, ce sioniste acharné possède le quotidien gratuit Israël Yahom lancé en 2007 et qui avait comme constante de toujours défendre le premier ministre, souvent pour le pire. Mais depuis la dernière campagne électorale, les deux amis se sont brouillés, et Nétanyahou se cherche des alliés dans les médias. Pourquoi pas Moses et Drahi ? Une partie à trois bandes est en train de se jouer. Drahi pourrait aussi faire un geste pour le Maariv, un quotidien de centre droit dont la santé n’est pas flambante. Ces petits services à un premier ministre en délicatesse avec les médias obligeraient Drahi à sortir du bois en Israël, mais c’est sans doute le prix de la survie pour i24News.
En attendant de clarifier sa position sur la scène médiatique en Israël, Drahi y poursuit ses emplettes. Il a acheté en juillet 2014 pour une trentaine de millions d’euros Rav Kook, au sud de Tel-Aviv, un ensemble de bâtisses en décrépitude qui compte la plus ancienne synagogue de la ville, construite en 1904 et fermée depuis plus de vingt ans. Un projet immobilier de luxe y était prévu, et Drahi avait souhaité y acheter un appartement, avant finalement de racheter le site. En fera-t-il une résidence et un hôtel de luxe, un centre culturel, des studios pour i24News ? Rénover la synagogue lui permettra d’adresser une politesse aux religieux, ce qui est toujours utile en Israël. À deux pas des quartiers branchés, jouissant d’une vue sur la mer, Rav Kook offre une grande visibilité à Patrick Drahi. Comme une chaîne de télé, et pour beaucoup moins d’ennuis.
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1« Patrick Drahi, Prix Scopus 2015, de l’ombre à la lumière », Tribune juive, 29 mars 2015.
2Ibid.
3Marie de Vergès, « Le « labo » israélien de Patrick Drahi », 21 mars 2014.
4Pascal Lacorie, « Bientôt une chaîne d’info israélienne en français sur le modèle d’Al-Jazira », La Tribune, 5 juillet 2012.
5Fabienne Schmitt, « Dans la tête de Patrick Drahi, 2 octobre 2015.
6De nombreux Israéliens ont récupéré la nationalité allemande où polonaise de leurs familles. Il y a de nombreux Israélo-américains — dont le premier ministre — et de plus en plus d’Israélo-français.
7L’économiste Benoît Boussemart a établi l’organigramme financier du groupe Altice, contrôlé à environ 60 % par Patrick Drahi. Publié par Capital en juillet 2015, il compte des dizaines de sociétés, de holdings, sous-holdings qui permettent, comme l’écrit le magazine, peu suspect d’anticapitalisme, de « brouiller les pistes ».
8Eric Tréguier, Challenges, juillet 2015.
9NDLR. Catégories socioprofessionnelles supérieures.
10Audience pour la période du 29 décembre 2014 au 14 juin 2015.