Clientélisme et dérive autoritaire au Kurdistan irakien

Les élections parlementaires irakiennes du 30 avril 2014 ont constitué un moment privilégié pour analyser le fonctionnement du système politique kurde irakien. Au-delà des institutions démocratiques dont est dotée la région depuis 1992, la compétition électorale entre les partis kurdes révèle des pratiques de coercition et de clientélisme à dérive autoritaire qui limitent les chances d’une alternance politique réelle. Pourtant, une opposition réelle émerge.

Massoud Barzani (PDKI), président du gouvernement régional du Kurdistan et le président irakien Jalal Talabani (UPKI).
Jan Sefti, 5 janvier 2008.

Les années de guerre ont structuré le système politique kurde irakien autour de réseaux clientélistes et de pratiques de contrôle autoritaires. Le système actuel est en effet né de plusieurs décennies d’insurrection armée contre le régime de Bagdad. En 1991, les forces kurdes, qui accèdent à l’autonomie grâce à l’intervention américaine1 ont une expérience politique limitée. Elles s’appuient principalement sur leurs forces armées pour contrôler un territoire où tout est à reconstruire.

Bipolarisation politique

Au cours de la période post-révolutionnaire qui commence alors, la question du partage du pouvoir devient un enjeu extrêmement sensible dans un contexte de militarisation extrême des forces politiques. Elle débouche sur une guerre civile (1994-1998) entre les deux principaux partis kurdes, le Parti démocratique du Kurdistan irakien (PDK) de Massoud Barzani et l’Union patriotique kurde irakienne (UPK) de Jalal Talabani, et se conclut par un partage en deux du territoire kurde. Ce conflit interne a ainsi pour conséquence une bipolarisation politique du Kurdistan, tandis que la multitude de petits partis autonomes, qui existaient en 1991, disparaissent ou sont contraints de faire allégeance à l’un des deux camps. « À la fin de la guerre civile il fallait choisir son affiliation partisane, soit vous étiez UPK soit PDK. Autrement, il était impensable de trouver un travail, faire carrière ou même s’inscrire à l’université. Comme j’habitais à Erbil, j’ai pris ma carte au PDK, qui contrôlait la ville »2, raconte un ex-militant.

Au cours de la fin de la décennie 1990, derrière un discours nationaliste de lutte pour l’indépendance et la mise en place d’institutions démocratiques avec un Parlement kurde et des élections organisées aux niveaux municipal et régional, le système politique local demeure étroitement contrôlé.

L’administration, mais aussi les différents secteurs sociaux professionnels — secteur privé, syndicats, associations — sont mis en coupe réglée à travers une politique de cooptation. « Lorsque j’ai commencé à militer dans une association des droits humains, des membres du PDK sont tout de suite venus me menacer. Comme j’ai refusé de modérer mes critiques, le syndicat de mon université — un organe du PDK qui contrôle les étudiants — m’a alors interdit de renouveler mon inscription académique », se remémore un ancien étudiant3.

Chaque nomination ou décision est contrôlée par une officine représentant le PDK ou l’UPK. De cette façon ces derniers contrôlent un système hiérarchique étroit qui s’introduit à tous les niveaux de la société. Administrations publiques et parti politique se confondent, tandis qu’une position élevée dans un des deux partis permet une ascension professionnelle rapide dans le secteur public. À l’inverse, il est difficile de développer une activité dans le secteur privé sans obtenir l’autorisation du parti. « En 1996, j’étais membre de l’UPK à Erbil. Lorsque le PDK a pris le contrôle de la ville, ils m’ont confisqué le terrain que je possédais. Par la suite, je n’ai jamais réussi à obtenir un poste dans l’administration. Mon ex-affiliation à l’UPK me stigmatisait. En 1999, j’ai essayé de créer une entreprise de construction. Le PDK ne m’a jamais accordé la licence », explique un habitant4.

L’UPK et le PDK sont des structures politiques pyramidales. Au sein de chaque parti, le pouvoir est entre les mains d’un groupe resserré d’acteurs. Fondé en 1946 par Moustapha Barzani, père de Massoud Barzani, le chef du PDK depuis 1979, le parti contrôle les provinces de Duhoc et Erbil. À travers le PDK, le clan Barzani est en position d’hégémonie. Massoud, président du Kurdistan irakien depuis 1994 gouverne avec son neveu et beau-fils, Nirchivan, premier ministre depuis 1999 — avec une alternance entre 2009 et 2012 selon un accord avec l’UPK. Les successions au pouvoir s’opèrent ainsi selon une descendance patrilinéaire au sein du clan. Fondé en 1975, l’UPK fonctionne de façon moins clanique mais tout aussi rigide, avec un bureau politique qui prend l’ensemble des décisions. Son leader, Jalal Talabani, fondateur du parti en 1975, occupe dans l’Irak post-Saddam Hussein le poste de président de la République irakienne. Il constitue l’un des symboles de l’équilibre identitaire imposé par la puissance américaine aux Irakiens mais n’exerce qu’un pouvoir limité face au premier ministre.

Montée en puissance de la contestation

Jusqu’en 2003, dans un contexte de crise économique renforcée par l’embargo international que subit l’Irak, les deux partis n’ont aucun mal à construire et maintenir des réseaux clientélistes d’autant plus efficaces qu’ils sont les seules ressources pour la population de ces zones. À partir de 2003, la chute du régime de Saddam Hussein et le boum économique que connaît la région autonome kurde permet une rentrée massive d’argent avec deux principaux effets sur le système politique local.

Dans un premier temps, il permet à l’élite de chaque parti de s’enrichir considérablement et de renforcer son contrôle sur la société. Le PDK et l’UPK ont dorénavant les ressources nécessaires pour étendre leurs réseaux clientélistes et répondre aux principales demandes sociales et économiques de la population : développer les infrastructures, donner du travail selon des critères d’allégeance au parti. Le contrôle des secteurs public et pétrolier est ainsi stratégique pour les deux partis, tandis qu’il se relâche sur l’économie informelle et les secteurs moins rentables qui avaient constitué leur principale source de revenus jusqu’en 2003.

Dans un deuxième temps, le boum économique permet le développement de nouveaux secteurs économiques qui échappent au contrôle des deux partis. On observe l’émergence d’une classe moyenne kurde en dehors de leurs réseaux clientélistes qui favorise alors l’apparition de nouvelles formations politiques, dont Gorran (Parti pour le changement). « J’ai quitté l’UPK en 2005 car je ne croyais plus en ses principes. Le parti était incapable de se réformer et de jouer le jeu des nouvelles institutions démocratiques. Le courant réformiste au sein de l’UPK a été écarté (…). Pour ma part je travaillais dans le bâtiment et la situation économique s’étend considérablement améliorée, j’ai préféré suivre mon propre chemin. En 2009 j’ai rejoint Gorran quand le parti a été créé », explique un cadre du parti.

De même, la croissance rapide des villes, avec le développement d’espaces urbains marginaux et plus pauvres, remet en cause les réseaux de contrôle, laissant une partie de la population privée des retombées du développement économique. Classes moyennes et pauvres viennent grossir les rangs des partis qui tentent de contester la domination du PDK et de l’UPK à travers les élections. « En vue des élections, nous ciblons principalement les quartiers pauvres en périphérie d’Erbil où les réseaux clientélistes du PDK se sont considérablement relâchés du fait de l’exode rural. De plus nous essayons d’attirer à nous les classes montantes marginalisées par les deux partis du fait de leur non-affiliation », explique un autre cadre de Gorran5. Le Mouvement islamique du Kurdistan fondé en 1979, l’Union islamique du Kurdistan fondée en 1994 et Gorran, le Parti du changement fondé en 2009, profitent ainsi des effet de la situation économique et de la dérive autoritaire des deux partis traditionnels. Fondé par un groupe de dissidents de l’UPK, Gorran est essentiellement composé d’un vieille garde militante issue de l’UPK et d’une nouvelle élite réformatrice cherchant à casser le monopole politique de l’élite politique traditionnelle.

Pour le PDK et l’UPK, la crise de légitimité provient de fait de problèmes internes de successions. Le clan Barzani voit ainsi s’affronter Mansour, fils de Massoud Barzani et chef des services de renseignement et Nirchivan, son neveu et actuel premier ministre. Au sein de l’UPK, l’hospitalisation de son leader Jalal Talabani a entraîné une guerre de succession au sein du bureau politique. Or l’affaiblissement de l’UPK et ses divisions internes remettent en cause l’équilibre bipartisan et les accords que le parti a pu passer avec le PDK pour s’assurer le partage du pouvoir. De plus, le relâchement des réseaux clientélistes laisse la place à des partis d’opposition dont la montée en puissance critique directement le système politico-clanique du modèle politique kurde. Aux élections du parlement kurde du 21 septembre 2013, l’UPK a ainsi été reléguée au troisième rang avec seulement 18 sièges contre 24 pour Gorran. Même si les résultats ne sont pas encore publiés, il semble que les élections du 30 avril 2014ont répété ce scénario, confirmant la montée en puissance de l’opposition et la perte d’influence de l’UPK.

Le jeu électoral de l’opposition

Face à la crise de leadership des deux partis, les différents scrutins électoraux qui ont lieu depuis 2005 constituent autant d’opportunités pour l’opposition. Malgré le contexte autoritaire et la puissance des relations de clientèle, jouer la carte du jeu électoral leur permet d’accéder à une tribune inespérée pour s’adresser à la population, organiser des rassemblements et multiplier des meetings sans encourir la répression des deux partis au pouvoir, qui en temps normal s’y opposeraient. « La campagne électorale de 2009 a été très difficile », explique un membre de Gorran. « Les gens avaient peur de venir discuter avec nous et il était impossible d’organiser un meeting sans craindre l’arrivée de forces de sécurité. À Erbil nous n’avions que 1000 sympathisants pour mener la campagne, contre plus de 5000 aujourd’hui. Les élections de septembre 2013 ont été un changement radical. En devenant la deuxième force politique élue, notre existence ne pouvait plus être niée par les partis traditionnels. Nous avons obtenu plusieurs ministères, nous pouvons faire pression pour améliorer le système politique et prendre des décisions », détaille un membre du parti6.

Cependant, une victoire aux élections ne veut pas pas forcément dire que l’alternance politique est effective et que le bipartisme est dépassé. Malgré sa victoire de 2013, Gorran n’est toujours pas accepté comme un parti gouvernant et l’UPK maintient sa position hégémonique sur son territoire traditionnel : « Avoir des membres élus ne suffit pas. Des militants de l’UPK continuent de venir nous harceler durant notre campagne et comme par hasard, la police laisse faire »7. Un autre membre de Gorran témoigne de l’impossibilité de faire campagne dans certaines régions rurales, entièrement contrôlées par le PDK : « Dans les zones rurales, le PDK est profondément implanté et nous interdit de militer. Nous refusons d’y envoyer des observateurs pour les élections car le risque de les voir tabassés ou arrêtés est réel. De même, le PDK et l’UPK se sont mis d’accord pour que seul un nombre limité de membres de Gorran siège à la Haute Commission électorale. Ainsi, nous n’avons qu’un contrôle imparfait du processus électoral, en amont sur l’enregistrement des listes d’électeurs, et en aval sur le décompte des votes ». Il poursuit : « L’UPK est une ancienne force militaire issue de la guerre civile. Même si nous gagnons les élections, il contrôle toujours les forces de sécurité, l’armée, les secteurs économiques les plus rentables comme le pétrole, le marché public qui lui permettent de maintenir coûte que coûte son système »8.

Dans un contexte où la filiation politique se fait au sein du clan, il est ainsi difficile pour l’opposition d’espérer tout régler au terme du scrutin. De plus, le bureau politique de l’UPK a la main sur les dossiers nationaux, comme celui des territoires contestés avec Bagdad avec la question du rattachement de Kirkouk au Kurdistan9. Ces problèmes restent hors de portée de Gorran, privé de milice et de revenus suffisants pour supplanter l’UPK dans ces zones. « Malgré la campagne que nous venons de mener, victoire électorale et alternance politique sont encore loin d’être automatiques »10, conclut un militant de Gorran.

Plus de dix ans après la chute du régime de Saddam Hussein, le Kurdistan est toujours plongé dans une phase post-révolutionnaire où, malgré un développement économique fulgurant, le consensus des forces politiques autour des institutions est encore fragile. Ainsi, la défaite électorale de la deuxième force politique de la région, l’UPK, ouvre une phase politique incertaine où l’accès au pouvoir de l’opposition politique est certes un pas significatif vers l’alternance démocratique, mais peut-être également synonyme de nouvelles tensions.

1À l’issue de la seconde guerre du Golfe, en 1991, le Conseil de sécurité de l’ONU vote la résolution 688 qui acte la création d’une zone autonome kurde irakienne au nord du 36e parallèle.

2Entretien avec un ex-militant du PDK, avril 2014.

3Entretien avec un ex-étudiant de l’université de Salahaddin d’Erbil, mai 2013.

4Entretien en avril 2014.

5Entretien avec le porte parole de Gorran à Erbil, avril 2014.

6Entretien avec un membre de Gorran, avril 2014.

7Entretien avec un membre du bureau politique de Gorran, avril 2014.

8Ibid.

9La constitution irakienne prévoit la tenue d’un référendum sur le rattachement de Kirkouk au Kurdistan ; prévu pour 2007, il n’a jamais eu lieu.

10Ibid.

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