CMA CGM. L’odyssée d’un réfugié libanais devenu français

Encore des réfugiés, syriens ou libanais, bref arabes, sur les terres de notre belle France ? Certes, mais le clan familial des Saadé installé dans l’Hexagone, naturalisé, a grandi pour devenir leader mondial du transport maritime, propriétaire du groupe CMA CGM, la cinquième fortune du pays, présent dans d’innombrables secteurs d’activité.

L'image montre un grand porte-conteneurs naviguant sur une mer calme. Le navire, qui porte les lettres "CMA CGM" sur son flanc, est couvert de conteneurs multicolores empilés sur le pont. Le ciel est légèrement nuageux, avec des teintes de bleu, et on peut apercevoir des vagues sur l'eau. L'ensemble dégage une impression de commerce maritime et de transport international.
Douvre, 18 juin 2012. Le porte-conteneur CMA-CGM Andromeda lors d’une traversée du détroit de Douvres. (Douvres - Calais)
Smiley.toerist / Wikimedia

Émigrée de fraîche date, arrivée en France en 1978, la famille Saadé est propriétaire de la troisième flotte mondiale de conteneurs et du premier groupe maritime français. Leur « success story » a commencé dans un petit port de la côte méditerranéenne, à Lattaquié, en Syrie, lorsque ce pays était encore sous mandat français. Un siècle plus tard, le groupe de la Compagnie maritime d’affrètement — Compagnie générale maritime (CMA CGM) domine (pour ne pas dire « colonise », un mot qui, avouons-le, fait mauvais effet !) l’économie maritime de l’ancien pays mandataire.

Sa flotte de navires et de porte-conteneurs, digne de l’empire romain ou britannique, écume les mers et les océans du globe, des côtes de l’Afrique au Sud-est asiatique en passant par la mer Rouge, les Amériques (Nord et Sud) et bien sûr le bassin méditerranéen. Son port d’attache et son siège social se trouvent à Marseille, où sa haute tour de 147 mètres en verre, béton et acier, domine la cité phocéenne dont elle est devenue un des symboles. Il représente des dizaines de milliards de chiffre d’affaires, des bénéfices qui tiennent la dragée haute aux plus grandes entreprises françaises et se classe parmi les plus grandes fortunes, selon les magazines spécialisés français et étrangers tel Forbes.

À vrai dire, les Saadé sont eux aussi des réfugiés, ce mot n’étant pas péjoratif, mais pris au sens plus généreux d’émigré. Le fondateur du groupe, Jacques Saadé, contraint de venir en France en 1978, fuyait le Liban qui s’enfonçait dans une guerre civile qui allait durer 15 ans (1975-1990) et qui n’était guère propice aux entrepreneurs attachés à leur pays et… à leurs biens.

Tout commence dans le port de Lattaquié

Le patriarche de cette famille chrétienne orthodoxe, Rodolphe (dont le petit-fils aujourd’hui porte le prénom, comme il se doit dans le monde arabe) a dû subir les nationalisations qui ont frappé la fragile économie syrienne dans les années 1960. Direction donc le Liban, pays dit-on frère, et surtout pays de cocagne où de nombreux Syriens devaient s’établir à cette époque, contribuant ainsi au développement du pays du Cèdre avant sa plongée à son tour dans l’abîme. `

À Lattaquié, le petit armateur opérait un ou deux navires de transport. L’auteur de cet article se souvient que son propre père, industriel du coton à Alep (une industrie également nationalisée), exportait sa marchandise via les bateaux de Saadé. Dans ces années-là, le coton égrainé constituait la principale exportation et sa principale source de devises.

Dans cette région côtière, les Saadé faisaient partie de ces grandes familles de notables, entrepreneurs et propriétaires terriens — notamment de vignobles —, où les chrétiens étaient minoritaires. De cette même région était issue une autre minorité, musulmane alaouite, bien plus pauvre, qui devait prendre le pouvoir à l’issue d’un coup d’État en 1963, et le garder jusqu’aujourd’hui. Exilée, la famille s’établit à Marseille en 1978, et la Compagnie maritime d’affrètement (CMA) commence à étendre ses lignes en traversant le canal de Suez pour la première fois en 1986.

Aujourd’hui, le groupe CMA CGM a racheté la Compagnie générale maritime (CGM). Le 8 novembre 2024, il a annoncé avoir multiplié par sept son bénéfice net au troisième trimestre de 2024 à 2,73 milliards de dollars (2,6 milliards d’euros), avec des revenus de 15,8 milliards de dollars (15,1 milliards d’euros), grâce notamment au commerce avec la Chine et de forts taux de remplissage. Le groupe est présent dans 180 pays et emploie 160 000 salariés. Surtout, sa flotte comprend plus de 620 navires, dont un navire amiral « plus long que 4 terrains de football et haut comme un immeuble de 26 étages », selon le site du groupe qui, récemment, s’est lancé dans le fret aérien.

À l’assaut des médias

Mais ses ambitions ne s’arrêtent pas là. Ses récentes acquisitions concernent le domaine des médias, notamment BFMTV, le quotidien La Provence et La Tribune du dimanche, concurrent du Journal du dimanche. À quoi s’ajoutent des projets environnementaux dans la décarbonation, des investissements dans les pistaches et autres produits salés pour apéritifs vendus à partir de son pays d’origine, le Liban, et des activités philanthropiques et humanitaires d’importance (aides alimentaires, écoles, formations au numérique) dans ce qui fut autrefois « la Suisse du Moyen-Orient » et où désormais un individu sur trois vit en état de pauvreté, selon la Banque mondiale. Avec la nouvelle invasion du Liban par Israël qui bombarde à tout va, l’entreprise a offert son aide. Elle a fait de même avec la population de Valence après le récent désastre climatique.

La liste de ses activités est encore longue. En France, le département des arts de Byzance et des chrétientés en Orient, nouveau et neuvième département du Musée du Louvre à Paris, a reçu en février 2023 le soutien de son premier mécène, le Groupe CMA CGM, avec l’ambition de rassembler plus de 20 000 œuvres dispersées dans huit départements du musée, allant des origines de l’image chrétienne jusqu’au XIXe siècle. « Une riche collection appelée à être nourrie par de nouvelles acquisitions », selon le site du Louvre. Dans son Liban natal, le groupe a acquis le musée Sursock, joyau architectural qui appartenait à une des familles de l’aristocratie locale, également lieu de réception et d’évènements culturels, endommagé par l’explosion du port de Beyrouth le 4 août 2020.

Mais on ne s’en tient pas là lorsqu’on est marin et entrepreneur. Le groupe gère ainsi la concession du terminal à conteneurs des ports de Beyrouth et de Tripoli, parmi bien d’autres de par le monde. Pour pallier les pénuries d’électricité au Liban, Merit Invest, la holding du groupe de Saadé, s’est engagée début 2024 à produire pour un total cumulé de 165 mégawatts (MW) d’énergie solaire.

S’exiler à Londres ?

On évoque beaucoup les sanctions internationales contre le régime de Bachar Al-Assad en Syrie. Mais le groupe semble ne pas en avoir cure et vient de renouveler discrètement, pour trente ans, son contrat au terminal de conteneurs de Lattaquié, principal port de ce pays et berceau de la famille. Le Quai d’Orsay n’a pas répondu aux demandes d’explications d’Orient XXI. Il est vrai que le PDG du groupe accompagne souvent les déplacements du président Emmanuel Macron, comme en octobre au Maroc, où il est aussi un acteur majeur en transport maritime.

Par ailleurs, la CMA CGM renforce son implantation à Londres avec la toute récente décision d’y implanter la direction du cabinet du PDG, selon une information révélée le 11 novembre par le journal Le Marin. Un signe de repli ? Depuis plusieurs semaines, le groupe de Rodolphe Saadé mène un lobbying tous azimuts pour faire entendre qu’une suppression du dispositif de la taxe au tonnage menacerait la compétitivité du fleuron national. Il s’inquièterait ainsi de sa niche fiscale, alors que le gouvernement français entend prendre des mesures à titre exceptionnel, selon lui, pour augmenter ses recettes mal en point. En vertu de ce privilège dont le secteur bénéficie depuis vingt ans, les compagnies maritimes ne sont pas soumises à l’impôt sur les sociétés. Elles sont taxées selon la quantité de marchandises que leur flotte de navires peut transporter, quels que soient les superprofits financiers dégagés.

À ce propos, la dernière acquisition de CMA CGM en février 2024 — et plus gros investissement depuis sa création — a consisté dans le rachat de l’activité logistique du groupe Bolloré, cinquième mondial dans ce secteur moins sensible aux fluctuations du transport maritime et très profitable, pour le montant de 4,8 milliards d’euros. Le chiffre d’affaires de Bolloré Logistics, qui exploitait les terminaux portuaires à la Réunion, avait atteint 7,1 milliards d’euros en 2022.

« Les deux Jacques »

Sans fausse modestie, le PDG de la CMA CGM, dont la famille est pourtant connue pour son sens de la discrétion et du secret (mais peut-on être discret quand on est doté d’une telle puissance ?), avait eu les bons mots pour qualifier la saga du groupe. C’est « l’histoire d’une famille, une histoire française et une histoire de la mondialisation », avait-il raconté dans l’émission « Secrets d’info » le 7 septembre 2024 sur France Inter.

Mais c’est aussi une histoire de bonnes accointances politiques. Jacques Saadé, véritable fondateur du groupe aujourd’hui décédé, a indubitablement profité des très bonnes relations entre Jacques Chirac et son grand ami ex-premier ministre et entrepreneur milliardaire libanais Rafic Hariri.

Car la compagnie a failli connaître le dépôt de bilan. Mais elle a été sauvée grâce aux connexions entre « les deux Jacques » (Chirac et Saadé). En 1996, la CMA de Jacques Saadé s’était portée candidate au rachat de la CGM, privatisée par le gouvernement d’Alain Juppé pour 20 millions de francs. Jacques Saadé s’aligne sur cette somme. Mais son concurrent Jean-Jacques Augier, un inspecteur des finances et investisseur proche du parti socialiste, propose lui 50 millions.

« La CMA savait gérer des navires, mais était dans une faiblesse financière considérable. Jacques Saadé n’avait pas un sou et vivait de crédits successifs. Tandis que l’autre candidat était un financier. » Entre l’armateur français sans surface financière et le pur financier allié à des armateurs étrangers, Bernard Dujardin, conseiller ministériel aux affaires maritimes, préconise de retenir le premier : « La moins mauvaise solution était la CMA de Jacques Saadé, raconte-t-il à la radio dans l’émission déjà citée, même si ce choix était un pari. » Pour les mauvaises langues, la CGM a été cédée au rabais et, selon les informations d’Orient XXI, des avocats d’affaires (et non des moindres) ont joué un rôle non négligeable dans le deal. Cela étant, le groupe, reconnaissant, savait aussi rendre des services à l’État qui l’avait aidé quand il le fallait. Ce fut par exemple le cas à Mayotte, quand la compagnie y ouvrit une antenne en 2009.

Mais la partie n’était pas tout à fait jouée. En 2009, le groupe, plus fragile que d’autres, s’est retrouvé en difficulté en raison de la crise financière mondiale. L’État français intervient financièrement et un investisseur turc entre dans le capital. Nonobstant, le patron Jacques Saadé continue de tenir le gouvernail vaille que vaille en libanais rompu aux affaires (il a aussi fait des études à la célèbre école London School of Economics, et a appris davantage sur le tas).

On navigue sur de l’or

La suite est une succession de bonnes affaires, d’acquisition et de bénéfices. Le groupe se dit fier d’avoir fait le choix de navires dual fuel au gaz dès 2017. Il compte aussi 20 navires fonctionnant avec du GNL et du biométhane. Cette solution permet d’ores et déjà de réduire quasi totalement les émissions de polluants atmosphériques (qualité de l’air). La motorisation déployée sur ces navires est déjà en capacité technique d’utiliser du e-méthane (à la place du GNL), une source de carburant neutre en carbone. Cette flotte « e-méthane ready » comptera 61 navires en 2025, indique son site internet.

Ces dernières années, la CMA CGM a navigué sur l’or : 1,6 milliard d’euros de bénéfices en 2020, 16,4 milliards en 2021 et plus de 23 milliards en 2022. L’année suivante, le groupe affiche un chiffre d’affaires de plus de 43 milliards d’euros. Désormais, il est également présent dans les ports des côtes est et ouest des États-Unis.

En raison de la conjoncture, son bénéfice net au premier semestre 2024 est tombé à 1,8 milliard de dollars (1,72 milliard d’euros) — mais trois fois plus que son concurrent Maersk —, et son chiffre d’affaires s’est monté durant ce même trimestre à 13,13 milliards de dollars (12,53 milliards d’euros), selon les chiffres fournis par le site français « L’Officiel des transporteurs ». La guerre de Gaza n’a pas été sans conséquences avec les perturbations provoquées en mer Rouge, notamment les tensions géopolitiques avec les attaques des rebelles Houthis yéménites, a fait valoir Rodolphe Saadé à l’issue du dernier conseil d’administration en juillet 2023. Cette voie reliant l’Asie, l’Europe et l’Afrique concentre 30 % du trafic mondial des conteneurs. Les porte-conteneurs sont dès lors forcés d’emprunter d’autres routes plus longues, ce qui augmente considérablement les frais de transport.

Malgré cette situation, le groupe a annoncé le 23 septembre le rachat de près de 48 % d’un des principaux opérateurs d’infrastructures portuaires brésilien, Santos Brasil, valorisé 1,8 milliard d’euros. Au terme de l’opération, l’armateur compte s’emparer intégralement du groupe brésilien à la suite d’une OPA, a indiqué Rodolphe Saadé à la presse, précisant que le port de Santos « traite 40 % des volumes (de conteneurs) brésiliens ». Son terminal Tecon Santos est aussi le plus grand terminal à conteneurs d’Amérique du Sud.

Conclusion provisoire à cette histoire du Sindbad des temps modernes : l’ancien petit armateur syro-libanais, devenu géant français mondial des mers, a désormais de quoi sauver, grâce à son pactole, les économies de ses pays d’origine, Liban et Syrie réunis. Mais tel n’est pas vraiment son rôle face aux incuries des pouvoirs faillis en place.

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